S’informer à l’ère numérique

Une étude financée par l’agence nationale de la recherche (ANR)*.

Interview de Josiane Jouët qui a dirigé les enquêtes qualitatives.
Propos recueillis par Francis Balle.

Quels sont, aujourd’hui, les médias d’information que l’on dit « numériques » ?

Le qualificatif « numérique » se rapporte au contenu des médias (texte, image et son) qui est numérisé et accessible via un ordinateur, un smartphone, une tablette ou un téléviseur connecté. Comme tous les médias traditionnels sont désormais accessibles par l’internet et disposent d’applications pour le smartphone, ils se transmuent, sur ces supports, en médias numériques. Il faut, évidemment, y inclure les médias natifs du web, comme les sites d’information Mediapart et Rue89, les sites alternatifs d’information, comme Indymedia, et les blogs d’experts ou de journalistes.

Entre les médias numériques et les médias traditionnels, peut-on parler de complémentarité ou de concurrence ? Alliés ou ennemis ?

Nous disposons de très peu d’enquêtes sur la façon dont nous nous « approprions » aujourd’hui les nouvelles diffusées par les médias traditionnels et les médias numériques. Notre ouvrage est original en ce qu’il présente les résultats d’un vaste programme, financé par l’Agence nationale de la recherche et réalisé sur quatre années, de 2009 à 2012.

Le laboratoire Carism (Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias) de l’IFP (Institut français de presse) a réalisé les études qualitatives, et le Cevipof (Centre d’études de la vie politique) de Sciences Po, les enquêtes quantitatives. Cette recherche s’est interrogée sur l’intérêt que les individus prêtent à l’actualité politique, aux thèmes d’intérêt public, soit à l’information dite noble.

Nous nous sommes demandé si les individus qui s’informent sur la Toile délaissaient les médias traditionnels. La réponse est clairement : non ! En réalité, les Français consultent une pluralité de médias. Dans l’enquête du Cevipof de 2009, la télévision demeurait la première source d’information politique pour 49 % des Français. Elle était suivie par la radio (20 %), par l’internet (12 %), et enfin par la presse écrite (8 %), mais les combinaisons de médias étaient très fréquentes. Depuis, l’internet s’est encore développé et, en 2013, selon le Credoc, 80 % des Français disposent d’une connexion à la Toile à domicile. Cependant, la télévision conserve en France, du moins pour le moment, une place privilégiée. Il est toutefois significatif que la fidélité pour l’écoute des actualités de « la matinale » à la radio perdure. La presse papier donne lieu à des comportements plus complexes. Seule une minorité d’enquêtés traduit, par un abonnement ou un achat régulier, son attachement à un titre. La lecture de la presse est une activité valorisée mais elle est devenue épisodique. Ce comportement va de pair avec le déclin des quotidiens, à une période où la gratuité de l’information est considérée comme allant de soi, en particulier auprès des jeunes, qui n’achètent et ne lisent que très rarement des quotidiens. En outre, une très faible proportion d’individus, de tout âge, sont disposés à payer pour accéder à des informations en ligne. Nos enquêtes qualitatives ont démontré que la très grande majorité des internautes qui s’informent en ligne, recourent également à la télévision, à la radio et, de façon plus occasionnelle, à la presse papier. Leurs usages sont plurimédias et ils apprécient différemment chaque support d’information qu’ils utilisent selon les moments de la journée. La concurrence entre ces médias est un faux débat, car les médias traditionnels sont très consultés sur le web et sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Leur déclinaison numérique élargit leur audience, et la complémentarité entre les différents supports de diffusion est, selon nos conclusions, encore appelée à se développer.

Quels enseignements cette enquête sur la façon dont les Français s’informent à l’ère du numérique a-t-elle apportés ?

Le résultat le plus notable est, sans nul doute, la diversité des modes de consultation de l’information. Les médias sont confrontés à des comportements très diversifiés et volatiles. Cette tendance est particulièrement nette pour les médias numériques.

Autre résultat, non moins important : il s’est bien produit une massification des audiences de l’information en ligne, qui englobe désormais toutes les couches sociales, à l’exception des personnes peu instruites ou très âgées. Les internautes consultent, dans leur majorité, de l’information peu spécialisée. Selon l’enquête du Cevipof de 2009, la majorité des internautes (57 %) accédaient aux actualités via le portail de leur fournisseur d’accès ou les moteurs de recherche comme Google news, moins du quart (23 %) se rendaient directement sur les sites des médias, et 6 % consultaient les sites indépendants d’information en ligne. La profusion d’informations et le pluralisme de l’offre sur les médias numériques n’ont donc pas rencontré l’adhésion du grand public. Seuls les individus les plus politisés étendent leur recherche aux sites natifs du web et aux sites alternatifs, afin de bénéficier d’une pluralité de points de vue.

Par ailleurs, si on observe une montée significative de la consultation d’information en ligne qui se traduit, pour tous les médias, par des volumes d’audience nettement supérieurs à l’audience de la presse papier, elle s’accompagne en revanche d’un survol des actualités. Les internautes parcourent l’information, de façon superficielle, et cela, souvent, sur leur lieu de travail. Nous avons pu analyser les statistiques du panel de Médiamétrie qui montrent que les internautes passent en moyenne moins de 5 minutes par jour sur un site de presse, qu’ils y lisent environ 6 pages et donc ils y consacrent en moyenne moins d’une minute par page. En fait, les actualités sont parcourues, les internautes dépassant rarement les titres et le second paragraphe des articles, pour ensuite s’évader vers les liens hypertextes, ouvrant des vidéos, ou guidant les lecteurs vers d’autres articles du site ou d’autres sites. Il s’agit donc d’une lecture de prélèvement sur le mode du zapping. L’enjeu, pour les médias, est bien de retenir l’attention de lecteurs de plus en plus inconstants !

Cependant, les moyennes sont trompeuses, car elles agrègent les gros, les moyens et les petits consommateurs d’information. Elles masquent donc les variations que nos enquêtes qualitatives ont permis de dégager. Certes, une partie des internautes interviewés se contente d’un clin d’œil sur les actualités en ligne, mais quand les sujets abordent leurs centres d’intérêt, ils se livrent alors à une lecture approfondie, quitte à chercher des compléments d’information sur plusieurs sites. Aujourd’hui, la lecture ponctuelle et ciblée, en fonction des préoccupations particulières, est une pratique fréquente qui fait écho à la montée de l’individualisme dans nos sociétés. Par ailleurs, il demeure un public de gros consommateurs d’information numérique, qui s’intéressent à de multiples sujets et qui sont des lecteurs assidus des médias en ligne, mais aussi des sites natifs du web, des sites alternatifs et des blogs. Ce public de « mordus de l’info » est bien entendu minoritaire, mais il fait son miel de la profusion des ressources numériques.

Le dernier enseignement, peut-être le plus significatif ou original, réside dans l’émergence d’un sous-groupe d’internautes actifs qui transforment le schéma traditionnel de l’offre et de la demande d’information. Certains internautes en effet s’érigent eux-mêmes en émetteurs. Ils jouent un rôle de diffusion de l’information en partageant des liens sur les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter; ils sont devenus des relais d’information, mais aussi des filtres qui recommandent des lectures auprès de leurs amis. Le transfert de liens d’articles ou de vidéos, par courrier électronique ou sur les réseaux sociaux, peut être ponctuel selon les sujets de l’actualité, mais cette pratique est courante auprès des enquêtés qui sont les plus impliqués dans les questions d’intérêt public et qui consultent régulièrement plusieurs sources d’information en ligne. Le partage d’actualités politiques qu’ils ont sélectionnées est une source de distinction sociale. Cette pratique est valorisée auprès des passeurs d’information que nous avons interviewés. Ces derniers jouent alors, d’une certaine façon, un rôle de leader d’opinion au sein de leur communauté d’amis, car ces liens sont commentés dans des cercles restreints de sociabilité en ligne. Du côté de la réception, certains internautes consultent, de façon prioritaire, l’actualité reçue via les réseaux sociaux. Ce n’est pas un hasard, si l’on parle, aujourd’hui, de l’émergence du « social reader ». Bref, il se produit une autonomisation de franges du public qui ne se rendent plus directement sur les sites des médias mais qui, néanmoins, cliquent sur les liens qui leur ont été transférés sur Facebook, par exemple. Il s’agit d’un phénomène encore récent mais cette circulation d’actualités, à la périphérie des espaces médiatiques, qui est déjà très répandue aux Etats-Unis selon le Pew Research Center (voir REM n°28, p.36), est appelée à se développer également en France, en particulier auprès des jeunes.

Pourquoi avoir, comme vous le dites, « croisé » plusieurs méthodes d’enquête « qualitative » ?

En réalité, la réception de l’actualité reste un phénomène méconnu. Nous disposons certes d’enquêtes quantitatives et de mesures d’audience qui, pour les médias numériques, reposent sur la collecte des traces de consultation. Pour autant, chiffrer et mesurer n’est pas comprendre. Pourquoi et comment les individus s’informent-ils ? Comment relient-ils l’actualité à leur vie quotidienne et à leur expérience ? En discutent-ils avec leurs proches ? Pourquoi certains internautes s’engagent-ils dans des débats en ligne ?

Pour avoir des réponses à ces questions, nous devions aller à la rencontre des publics. Nous avons eu recours à plusieurs méthodes d’enquête : des entretiens semi-directifs sur les pratiques des médias, des entretiens approfondis sur les modalités de la lecture en ligne, des entretiens collectifs auprès de segments de publics, par exemple, des professionnels qui travaillent en réseau. Nous avons également effectué une observation en ligne des discussions auxquelles se livrent les internautes. Une première observation a été menée sur quatre sites médias (Le Monde, le forum de France 2, l’émission Là-bas si j’y suis de France Inter, et Le Post). La seconde observation a porté sur les pages Facebook d’actualité internationale de huit médias : Le Monde, Le Figaro, Libération pour la presse quotidienne, L’Express, Courrier international et Le Monde diplomatique, pour la presse périodique, BFM TV et France 24 pour les chaînes d’information. Cette ethnographie en ligne nous a permis d’analyser le contenu des contributions et les modes d’interaction des commentateurs dont une trentaine a été interviewée. J’aimerais souligner que la combinaison de plusieurs terrains qualitatifs est rare dans la recherche, tout comme la réalisation, au total, de 165 entretiens en face à face. Elle s’est révélée particulièrement féconde pour aborder les pratiques d’information des individus, à partir d’entrées complémentaires, afin de pouvoir saisir et analyser la grande diversité des « usages sociaux » de l’actualité.

Les conclusions vont-elles à l’encontre des idées reçues ?

D’abord, la presse écrite, que l’on dit menacée, conserve une grande légitimité sur le web. Les internautes considèrent les grands titres de presse, comme des sources fiables, qu’ils consultent pour être bien informés, même s’ils jugent que la couverture des événements y est parfois partiale. Elle demeure, pour eux, la source d’information la plus valorisée.

Autre point contraire aux discours ambiants : les jeunes ne sont pas les principaux consommateurs de l’information portant sur le politique, y compris en ligne. En effet, les moins de 25 ans sont davantage attirés par les actualités afférentes aux loisirs, comme la musique. Cela n’est pas nouveau : toutes les études antérieures ont aussi démontré que l’intérêt pour la vie sociale et politique va de pair avec l’entrée dans le monde du travail.

Un autre résultat, peut-être le plus saillant, concerne l’évolution des publics qui sont de gros consommateurs d’actualités politiques. Ces derniers sont traditionnellement composés des catégories sociales supérieures et des plus diplômés, ce qui est également attesté par nos enquêtes. Mais nous avons aussi identifié de nouveaux publics, employés et travailleurs précaires, qui ont une grande appétence pour l’information politique qu’ils consultent le plus souvent en ligne. Notons qu’avec l’allongement des études, une fraction croissante des classes moyennes inférieures et des classes populaires a un diplôme d’études supérieures, de Bac +1 à Bac +3, voire davantage. Le niveau d’éducation est donc crucial. J’aimerais souligner ensuite que la variable la plus pertinente, qui conditionne l’intérêt pour les informations portant sur les événements nationaux et internationaux, et pour les questions de société, demeure le degré de politisation des individus, politisation qui est étroitement liée à la socialisation au sein de la famille et aux expériences de vie qui confrontent, de façon diverse, les individus à d’autres mondes sociaux.

En dernier lieu, il est frappant de constater que si les médias numériques ont pris une place croissante dans la vie quotidienne, ils ne remplacent pas la sociabilité en face à face. La quasi-totalité de nos enquêtés déclarent préférer discuter de l’actualité politique avec leurs proches, plutôt que sur les plates-formes participatives des médias ou sur les réseaux sociaux. Cette valorisation des contacts interpersonnels est également affirmée auprès des commentateurs en ligne. Le lien numérique n’a donc en rien supplanté la richesse des relations entretenues dans la vie sociale, au sein de la famille, avec des amis ou des collègues.

Comment les différentes générations adoptent-elles les médias numériques ?

Il est coutumier d’opposer « les jeunes », a priori tous experts, et « les vieux », nécessairement « largués » dans le monde numérique. Ce stéréotype ne résiste pas à l’analyse. Une bonne partie des jeunes seniors sont familiarisés avec l’internet depuis longtemps et ils sont très actifs sur les sites des médias. Retraités, ils sont plus disponibles pour se tenir au courant de l’actualité, et parfois ils la commentent, en général, de manière sérieuse. En revanche, les moins de 35 ans, recourent amplement à la dérision et à l’humour dans leurs commentaires sur les sites et les pages Facebook des médias. Ils utilisent davantage les tactiques de mise en visibilité de leur participation et les techniques du buzz. Ils sont très attentifs aux métriques de leur participation. Il existe donc un clivage générationnel dans la maîtrise des codes de la culture numérique.

Quels sont les apports des médias numériques ?

  • à la qualité du débat sur les affaires de la cité ?

Il est couramment admis que les commentaires et les discussions sur les espaces participatifs des médias ont entraîné un déferlement d’opinions à l’emporte-pièce qui nuisent au débat public. C’est exact mais nos observations en ligne ont aussi démontré qu’il existe de nombreux commentateurs, qui s’engagent dans ces discussions, afin d’apporter des informations complémentaires, un nouvel éclairage des événements et d’échanger avec d’autres participants. Il se produit alors, ponctuellement, une saine confrontation des opinions. Il est frappant de constater que les commentateurs n’essaient pas d’entrer en relation avec les journalistes. D’ailleurs, les articles donnant lieu à des fils de discussion ne sont pas toujours lus avec attention. En somme, le texte journalistique a perdu de son autorité. Les commentateurs s’emparent majoritairement des nouvelles pour échanger avec d’autres lecteurs participatifs. Plus que la qualité du débat, qui fait davantage, il est vrai, appel à l’émotion qu’à la rationalité, il faut sans doute retenir que les médias numériques organisent de la discussion collective autour des événements et des questions publiques. En ce sens, ils sont « producteurs » de lien social.

  • à la participation des citoyens à ce débat ?

Sur les espaces participatifs, il est frappant de constater combien les citoyens sont enclins à la critique des institutions et des personnalités politiques. Ce constat confirme les résultats de nombreux sondages qui pointent la défiance actuelle des individus envers les gouvernants. Nos enquêtés déplorent aussi la redondance des médias, l’accent mis sur le sensationnalisme et la couverture trop importante de la politique politicienne, au détriment de thèmes d’intérêt commun. Ces espaces sont de très bons pouls de l’état de l’opinion publique. Cela étant, ils se situent à la périphérie du vrai débat public qui se déroule dans la sphère médiatico-politique. On peut donc estimer que ces flux de paroles d’individus ordinaires ont peu de poids et s’évaporent dans l’espace électronique.

Les médias numériques sont aujourd’hui, pour les jeunes, ce qu’étaient hier les médias historiques pour leurs aînés. Les médias n’ayant pas tous les mêmes atouts, s’agit-il ou non d’un progrès ? En quel sens ?

Dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons jamais, jusqu’alors, eu accès à autant de médias, ni à une telle abondance et diversité d’informations sur l’actualité. De plus, sur la Toile, l’information est enrichie par des liens hypertextes, par des vidéos, des cartographies animées. Une autre révolution plus récente est à saluer : aujourd’hui, l’information est partagée, commentée et mise en discussion. Ainsi, tout en maintenant un modèle éditorial d’offre d’informations, les médias numériques sont également devenus des espaces de communication « horizontale ». Le potentiel démocratique est donc considérable. En ce sens, c’est un progrès. Cependant, en définitive, seule une minorité de citoyens bénéficie de ces atouts, la majorité se contentant de parcourir l’information. Mais n’en était-il pas de même avec les médias « historiques » ?

* S’informer à l’ère numérique, sous la direction de Josiane Jouët et Rémy Rieffel, Presses universitaires de Rennes (PUR), Coll. Res Publica, 2013.

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