Presse et numérique, l’invention d’un écosystème

Le 2 juin 2015, le sociologue Jean-Marie Charon a remis à Fleur Pellerin son rapport « Presse et numérique, l’invention d’un écosystème », qui dresse un état des lieux du secteur et dessine les contours de la politique d’intervention de l’Etat en matière d’aide à la presse.

Après avoir rappelé combien le paysage de la presse a évolué d’un point de vue éditorial, structurel, organisationnel et commercial depuis les années 1970 avec l’invention de l’informatique, puis du réseau internet dans les années 1990, le rapport préconise d’appréhender le secteur de la presse, non plus comme relevant d’un nouveau « paysage », mais comme « une invitation à construire un nouvel écosystème des médias ».

Le transfert des recettes des petites annonces des éditeurs de presse écrite à de nouveaux acteurs en ligne, la gratuité de l’information, qu’elle soit imprimée ou en ligne, l’horizontalité des usages – les lecteurs butinant de site en site –, et le peu de barrières à l’entrée qu’offre le numérique à des entrepreneurs ou à de nouveaux investisseurs : tout cela conduit à repenser les médias comme un « « système d’acteurs » de l’information destinée au public ».

Venu des Etats-Unis avec des sites d’information comme Slate ou Salon, le bouillonnement est d’abord éditorial avec « une nouvelle vague particulièrement riche d’un phénomène assez français de création de pure players d’information, à côté des sites développés par les entreprises de presse », comme Cheek Magazine, Le Quatre Heures, Brief ou encore 8e étage. Ces entreprises de presse, dirigées en majorité par de très jeunes entrepreneurs, financent à moindre frais des organisations légères et flexibles qui ne croient guère « en la possibilité de voir leurs contenus financés par la publicité », mais directement par le lecteur ou par un financement universitaire à l’instar de The Conversation.

Cet écosystème de presse a également vu naître de nouveaux magazines comme la revue XXI, 6 mois ou Usbek & Rica et des pure players comme Rue89 et Arrêt sur images en 2007, suivis, en moins d’une décennie, par tout un ensemble de sites nationaux ou locaux. Certains auront échoué à trouver un modèle économique comme Owni, Le Post, Quoi.info, Newsring, Dijonscope ou encore Marsactu, alors que d’autres auront pu s’adosser à un groupe de presse comme Rue89 avec le Nouvel Observateur, Grand-Rouen, racheté par 76actu (PubliHebdos) ou le Huffington Post accueilli par Le Monde. Cette décennie a été un immense terrain d’expérimentations éditoriales, tant sur le fond ou la forme que sur le mode de financement de ces structures. D’ailleurs, l’effervescence de ces acteurs de l’information en ligne les conduira, en 2009, à construire collectivement un espace professionnel et entrepreneurial sous la forme du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL), d’abord destiné à être un lieu d’échange des pratiques, des formes d’organisation et de business model.

Olivier Bonsart, président de 20 Minutes, résume en une phrase les défis actuels auxquels sont actuellement confrontés les éditeurs de presse écrite : « Je suis aujourd’hui à la tête d’un pure player qui imprime un gratuit ». Nouvelle maquette et hors série sur l’imprimé, éditions en ligne originales, inventées pour chaque nouveau support – ordinateur, smartphone et tablette, nouvelles équipes aux compétences inédites comme « Les décodeurs » au Monde ou « Désintox » à Libération, qui expérimentent le factchecking, la curation ou encore le datajournalisme, l’innovation remodelant également l’organisation du travail en interne.

Les éditeurs de presse écrite ont dû « repenser les espaces de travail des rédactions » et investir dans la mise en place de systèmes éditoriaux et de plate-forme technique commune, ou encore créer des studios audiovisuels au sein des rédactions comme la « newsroom TV » de Prisma media ouverte au printemps 2015.

Alors que « la première étape dite de « fusion » entre journalistes de l’imprimé et du numérique, aura été plus longue à réaliser en France que dans bon nombre d’autres pays », l’enjeu actuel des salles de rédaction, tout du moins des quotidiens, consiste à progressivement mettre en œuvre sur tous les supports, un cycle de l’information sur 24 heures. Et à s’entourer d’un certain nombre d’acteurs innovants dans des domaines aussi variés que le datajournalisme, avec Wedodata, Ask média ou Dataveyes, le newsgame, avec The Pixel Hunt, le web documentaire, avec Narrative.info, l’identification des tendances sur réseaux sociaux avec TrendsBoard, la génération automatisée de textes d’information avec Syllabs, le développement informatique adapté à l’information avec CosaVostra ou encore l’inclusion de vidéos dans un contexte rédactionnel avec Médiabong.

Au-delà de cet écosystème vertueux, le rapport étudie également de près l’émergence de ces nouveaux infomédiaires que sont les fournisseurs d’accès internet (FAI), les moteurs de recherche comme Google, les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ou encore les plates-formes de contenus comme YouTube. Ces nouveaux acteurs concurrencent ceux de la presse à la fois, en tant que fournisseur d’information, sur les « les modalités qui favorisent l’accès à un contenu, plutôt qu’à un autre » par le jeu des algorithmes inventés par les géants du web, mais également en tant que support publicitaire, du fait de leur audience considérable. Rappelant les difficiles relations entre la presse et Google, en partie dénouées par la création en 2013 du Fonds pour l’innovation numérique de la presse (FINP) dit « Fonds Google », doté de 60 millions d’euros à distribuer sur trois ans à des éditeurs de presse en ligne reconnus comme relevant de l’information politique et générale, le rapport souligne le « déséquilibre structurel entre des acteurs qui ont les moyens d’imposer leurs conditions parce qu’ils contrôlent largement l’accès au public et un univers des médias concurrentiel, sans tradition d’unité dans l’action et encore moins au-delà des frontières nationales ».

En conclusion, le sociologue Jean-Marie Charon recommande à l’Etat de « placer l’écosystème au cœur de la réflexion » en combinant « aide au financement de l’innovation, valorisation des réalisations et entreprises innovantes, et recherche de formes juridiques inédites », par la création d’incubateurs de start-up ou en facilitant les start-up en résidencedes entreprises accueillies par des groupes de presse pour expérimenter directement leurs services auprès d’une audience. L’Etat pourrait engager une réflexion et de nouvelles initiatives afin de « mieux cerner le cadre particulier de la jeune entreprise de production d’information » et de ses modalités de financement, notamment par le crowdfunding. Enfin, le rapport insiste sur la formation et la nécessaire coopération entre professionnels aux compétences différentes, seule manière de faire actuellement émerger l’innovation.

Presse et numérique, l’invention d’un écosystème, rapport à Madame la Ministre de la culture et de la communication, Jean-Marie Charon, juin 2015.

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