La publicité sur internet : une économie de dominance 

Laurent Benzoni, Sara Clignet

Puissance et ciblage des audiences au cœur de la concurrence sur le marché publicitaire
Externalité du réseau et Winner takes all : les deux sources de la puissance sur internet
Le big data et le ciblage de masse individualisé
Conséquences sur le marché de la publicité
Conclusion

Selon les autorités de concurrence, les espaces publicitaires sur les différents médias seraient complémentaires plus que substituables. Ainsi, le marché publicitaire sur la télévision serait distinct de celui de la presse ou de la radio. Fidèles à cette approche, les autorités de concurrence considèrent que la publicité sur internet relève d’un marché propre. Autrement dit, la publicité sur internet ne concurrence pas la publicité dans la presse, à la télévision ou à la radio. Ce point de vue ne résiste plus à l’épreuve des faits.

Les annonceurs croisent deux critères principaux pour valoriser les supports publicitaires : la puissance, nombre de consommateurs touchés par le message publicitaire et le ciblage, qualité des consommateurs touchés. Les externalités positives de réseau associées au « Winner takes all » sont à l’origine de l’audience et de la puissance sur internet. Le ciblage résulte de la capacité à collecter et à traiter des données individuelles en les insérant dans leur graphe social. Une puissance incomparable et une faculté de ciblage de masse produisent l’avantage concurrentiel déterminant de l’internet par rapport à tous les supports publicitaires. Pour cette raison, l’internet est devenu le premier support publicitaire en Europe (voir La rem n°38-39, p.41) et aux États-Unis, supplantant la télévision et se substituant irréversiblement aux supports traditionnels.

LES AUTORITÉS DE CONCURRENCE CONSIDÈRENT QUE LA PUBLICITÉ SUR INTERNET RELÈVE D’UN MARCHÉ PROPRE. […] CE POINT DE VUE NE RÉSISTE PLUS À L’ÉPREUVE DES FAITS

La valeur de l’espace publicitaire sur internet dépend directement de la quantité de données stockées et des capacités de traitement de ces données : deux activités capitalistiques et coûteuses en investissement. Cette relation entre quantité des données et valeur des espaces publicitaires est à la source de la concentration de l’offre sur le marché publicitaire de l’internet actuellement en phase de duopolisation.

Cette concentration de l’offre du support publicitaire devenant dominant doit faire l’objet d’une surveillance particulière, tant sur le plan de la concurrence sur le marché publicitaire que sur l’activité et le marché des éditeurs de contenus.

Puissance et ciblage des audiences au cœur de la concurrence sur le marché publicitaire

On sait que les médias, dont les recettes de publicité sont une source plus ou moins importante de leurs revenus, relèvent du modèle économique dit des marchés bifaces ou multi-faces1. Dans un modèle biface, les médias se concurrencent pour capter l’audience avec leurs contenus, le « marché » de l’audience constituant une première face de leur activité. L’audience captée est alors valorisée sur le marché de la publicité, ce qui constitue la seconde face de l’activité des médias.

Ces deux faces de l’activité des médias sont interdépendantes. En effet, supposons que les annonceurs publicitaires soient rationnels. Ils cherchent donc à maximiser la performance de leurs budgets publicitaires, performance qui se mesure par des actes d’achat ou la création de notoriété qu’engendre la publicité. Les budgets publicitaires sont ainsi alloués aux supports publicitaires maximisant la performance, laquelle dépend directement de l’audience du média. Deux facteurs principaux contribuent alors à la valorisation publicitaire de l’audience : la puissance, c’est-à-dire la quantité d’individus exposés au message publicitaire, et le ciblage, c’est-à-dire la « qualité » des individus exposés au message.

La puissance : si pour une cible de consommateurs donnée, un média augmente son audience au détriment d’un autre média, à prix inchangés des espaces publicitaires, les annonceurs se détourneront du média dont l’audience décline pour reporter leur budget publicitaire sur le média dont l’audience augmente. Les deux médias en cause sont substituables du point de vue des annonceurs, acheteurs des supports publicitaires, ils sont donc en concurrence. Une évidence pourtant niée quand on prétend, comme les autorités de la concurrence, que les marchés publicitaires des médias sont distincts.

LES ANNONCEURS ARBITRENT BIEN ENTRE SUPPORTS PUBLICITAIRES POUR MAXIMISER L’EFFICIENCE ET L’EFFICACITÉ DE LEUR BUDGET PUBLICITAIRE

Le ciblage : les caractéristiques des individus constituant les audiences d’un média sont un deuxième critère essentiel du choix des médias par les annonceurs. Prenons l’exemple d’un producteur de clubs de golf qui lance sa campagne annuelle de publicité ciblant les joueurs. Supposons qu’il dispose de deux supports pour toucher cette cible : un magazine spécialisé et une chaîne TV thématique consacrée à ce sport. L’annonceur constate que la diffusion du magazine de golf augmente, alors que décroît l’audience de la chaîne TV de golf. Quelle décision prendra ce producteur de clubs de golf ? La réponse est évidente. À tarifs publicitaires égaux, il augmentera son budget publicitaire pour le magazine au détriment de la chaîne de TV dédiée au golf, afin de mieux toucher la cible visée avec le budget dont il dispose. Il y a bien concurrence effective entre le magazine et la chaîne TV pour conquérir le budget publicitaire, donc une concurrence entre les deux médias sur un même marché publicitaire. Cet exemple sur le ciblage démontre que la segmentation du marché publicitaire par média ne relève d’aucune évidence, contrairement aux postulats des autorités de concurrence.

D’autres critères peuvent être considérés pour apprécier la performance d’un support publicitaire : sa capacité de répétition, son pouvoir de mémorisation, sa localisation, etc. Autant de critères entrant dans les décisions conduisant au choix final du (des) support(s) publicitaire(s) par les annonceurs. En définitive, les annonceurs arbitrent bien entre supports publicitaires pour maximiser l’efficience et l’efficacité de leur budget publicitaire. Les mécanismes en œuvre dans ces arbitrages sont certes complexes mais en aucun cas ils ne se traduisent par le choix d’un média sans prendre en considération l’offre publicitaire des autres médias. C’est à l’aune de ces principes de base qu’il est possible d’appréhender la montée en puissance de l’internet sur le marché de la publicité plurimédia.

Externalité du réseau et Winner takes all : les deux sources de la puissance sur internet

Les modèles de croissance des services internet reposent sur la présence d’externalités positives du réseau. En effet, l’utilité d’un service dépend directement ou indirectement du nombre d’utilisateurs du service2. Lorsqu’un service atteint une masse critique d’utilisateurs, il enregistre l’emballement du nombre de ses utilisateurs (effet boule de neige)3. L’attrait du service dépend du nombre d’utilisateurs initiaux (externalité) et de l’activisme des premiers utilisateurs pour convaincre leurs proches et leurs contacts de les rejoindre (effet club)4. L’accès et l’usage gratuit du service permettent d’obtenir rapidement une masse critique d’utilisateurs, susceptible d’enclencher l’effet boule de neige. La concurrence sur des marchés avec externalités et effet boule de neige est de type Winner takes all5. Le vainqueur de la concurrence devient puissant, puis dominant, et enfin quasi monopolistique sur le marché concerné : Google pour les moteurs de recherche, Facebook pour les réseaux sociaux personnels, LinkedIn pour les réseaux sociaux professionnels, YouTube pour les réseaux sociaux de partage de vidéos, Le Bon Coin pour les petites annonces en France, Skype pour les vidéocommunications via internet, etc.

Les utilisateurs d’un même service peuvent alors se compter en centaines de millions, une puissance d’audience bien supérieure à celle des médias traditionnels, premier critère de valorisation des annonceurs. Les formats de publicité sur internet comme le display (affichage de bandeaux, de pop-up, de vidéos, etc.) et les liens commerciaux, sous forme textuelle ou autres, se sont développés pour permettre aux annonceurs d’entrer en contact avec les utilisateurs des sites. Plusieurs modes de tarification ont émergé dont les trois principaux sont :

  • le CPM, coût par millier d’impressions (affichage de la publicité sur un écran) : le prix actuel en Europe étant proche de 1 euro ;
  • le CPC, coût par clic sur la publicité : prix moyen inférieur à 0,5 euro par clic ;
  • le CPA, coût par action de l’utilisateur post-clic : par exemple un internaute clique sur une publicité qui le renvoie vers un mini-site sur un événementiel cherchant à collecter son adresse électronique. Dans ce cas, l’action de l’utilisateur peut être son inscription sur ce mini-site. De nombreuses autres formes d’action existent telles que la création de compte, le téléchargement d’applications, ou un « like » sur une page Facebook. Le prix CPA variant fortement en fonction de la nature des informations récupérées.

La spécificité des formats et des tarifications propres à l’internet peut conduire à identifier la publicité en ligne comme un marché publicitaire distinct des marchés publicitaires des autres médias. Une conclusion à laquelle sont parvenues les autorités de concurrence allemande, française6, italienne, ou autres européennes7, ainsi que l’autorité de concurrence américaine, la Federal Trade Commission (FTC). Mais la publicité sur internet présente une capacité de ciblage de l’audience qui ruine progressivement leurs conclusions.

Le big data et le ciblage de masse individualisé

Pour un annonceur, la performance ultime d’un support publicitaire est de pouvoir contacter, pour un coût faible, tous les consommateurs ciblés par son message, et ceux-là uniquement, en maximisant la mémorisation du message et les incitations à l’achat. Le big data et la publicité programmatique offrent des perspectives allant dans ce sens. Les plates-formes internet disposent de trois types d’informations sur les utilisateurs de leurs services :

  • l’information déclarée, transférée explicitement par les utilisateurs à travers des formulaires, questionnaires, etc. ;
  • l’information observée, transférée tacitement par l’usage du service : pages et sites visités (cookies), informations recherchées et consultées, achats effectués, heures de consultation, etc. ;
  • l’information inférée, déduite ou produite par les plates-formes à partir des deux types d’informations précédentes, cette information étant obtenue par ce qu’il est convenu d’appeler le deep learning ou intelligence artificielle, etc.

Les informations déclarées et observées enrichissent constamment la connaissance des usagers. Plus ces informations sont nombreuses, plus l’information inférée découvrira avec une probabilité croissante les préférences cachées, les goûts et les modes de consommation de chaque individu8. Ainsi, les algorithmes (deep learning) aident à prédire la personnalité, le socio-type, voire l’état mental de chaque individu qui consulte un site pour l’exposer aux messages publicitaires pertinents, lui proposant les produits ou les services qu’il désire. Les plates-formes intègrent ainsi des filtres pour envoyer aux individus les informations correspondant à leurs attentes. Cette « curation » est particulièrement séduisante : les individus ne sont plus exposés aux messages qui ne leur conviennent pas, ils vivent dans leur bulle, phénomène qualifié de Filter Bubble9. La puissance de ces outils en phase d’émergence constitue un avantage concurrentiel exceptionnel valorisé sur le marché publicitaire.

Valeur publicitaire des données individuelles

Logiquement, plus l’information détenue sur un individu permet d’identifier sa propension à consommer et à dépenser pour un type de bien ou de service, plus elle présente de la valeur pour l’annonceur qui cherche à vendre le bien ou le service en question. Le marché des informations individuelles révèle cette valeur10.

Par exemple, le nom, prénom et code postal d’un citoyen américain valent 0,0005 dollar. Si l’on dispose aussi du genre, de l’âge, de l’ethnicité et du niveau d’éducation, le prix des données sur l’individu est multiplié par 14 et atteint 0,007 dollar. Mais le prix des données individuelles révèle la complexité de la relation entre ces données individuelles et les propensions à consommer et à dépenser. Ainsi, savoir qu’un individu est millionnaire multiplie logiquement par 245 la valeur de sa donnée individuelle par rapport à la donnée standard. Mais, les calculateurs de valeur de données individuelles révèlent aussi qu’une base d’individus obèses avec reflux gastriques vaut quatre fois plus que celle d’individus millionnaires11. La relation entre les données individuelles et la propension des individus à consommer et à dépenser est donc très complexe.

Elle impose de constituer de gigantesques bases de données et de connaissances que les technologies numériques sont aptes à fournir à coûts décroissants. De plus, comme l’usage du numérique se répand et intervient toujours plus dans notre vie quotidienne12, la récupération des données individuelles en toutes circonstances et en tous lieux s’accroît et avec elle la capacité d’appréhension des caractéristiques et des préférences individuelles.

Progressivement, les plates-formes internet dispose d’une faculté de ciblage à grande échelle des consommateurs individuels, adaptable aux attentes précises et variées des annonceurs. La publicité dite « programmatique », c’est-à-dire programmée par des algorithmes, permet alors de proposer le juste message, à la bonne personne, au bon moment et au bon endroit.

Cette forme de publicité connaît une croissance très rapide13. Le ciblage permet de réduire les volumes de publicité tout en augmentant le revenu des supports car les annonceurs sont prêts à payer ce ciblage « chirurgical » des consommateurs, lesquels trouvent en contrepartie la publicité moins intrusive car elle correspond à leurs goûts et à leurs besoins.

Valeur publicitaire de l’individu « social »

L’internet permet de mieux connaître l’individu isolément, mais il permet aussi de situer chaque individu dans le faisceau de ses relations sociales, son « graphe social », selon l’acception de Facebook. Or, la valeur publicitaire sociale d’un individu présente souvent une valeur bien supérieure à sa valeur en tant qu’individu isolé.

LA VALEUR PUBLICITAIRE SOCIALE D’UN INDIVIDU PRÉSENTE SOUVENT UNE VALEUR BIEN SUPÉRIEURE À SA VALEUR EN TANT QU’INDIVIDU ISOLÉ

Comment valoriser les liens entre individus ? L’exercice n’est pas simple. Par exemple, un compte Facebook moyen affiche 394 amis. Que signifie « amis » ? Des personnes en interrelation régulière ou de simples contacts ? Un individu peut entretenir simultanément une relation stable avec 150 personnes au maximum, une limite due à la taille du néocortex14. 150 relations stables, c’est moins de la moitié du nombre d’amis enregistrés sur un compte Facebook moyen. Il faut donc disposer d’indicateurs adéquats pour qualifier la nature des relations dans un réseau à travers l’étude des flux d’informations entre individus, leur orientation, leur régularité, leur contenu…

À cette fin, on peut mesurer la densité du réseau en effectuant le ratio entre le nombre de liens actifs entre individus et le nombre théorique maximal de liens. Plus le ratio est élevé, plus le réseau est dense. On peut aussi évaluer le diamètre ou la taille du réseau par la distance (nombre de liens) séparant les deux individus les plus éloignés du réseau. On mesure alors le degré de séparation moyen du réseau, soit le nombre d’individus se situant en moyenne entre deux individus pris au hasard dans le réseau selon la logique : les amis… de mes amis… de mes amis… Plus le nombre de degrés de séparation est petit, plus la distance moyenne entre individus est faible, plus le réseau est potentiellement viral15. Mesuré sur 721 millions d’utilisateurs de Facebook, il ressort seulement 4,74 degrés de séparation – soit moins de cinq personnes – entre deux individus pris au hasard sur ce réseau social. Ce nombre passe à trois si l’analyse est circonscrite à un seul pays16. La viralité potentielle du réseau est ainsi appréhendée.

On perçoit immédiatement la valeur que peut représenter la viralité pour un annonceur. En touchant un individu « central », on touche sans coût supplémentaire de très nombreux individus par la seule circulation du message injecté au bon endroit dans le réseau. Encore faut-il savoir identifier les individus centraux, d’où cette recherche constante pour trouver de nouvelles mesures d’influence à travers des concepts comme celui de centralité d’intermédiarité.

Bien sûr, il est possible d’identifier aisément les influenceurs en dénombrant simplement le nombre de contacts dont ils disposent. Cristiano Ronaldo par exemple compte 104,7 millions d’amis sur Facebook et 47,3 millions de followers sur Twitter. C’est un grand « influenceur ». Un tweet de C. Ronaldo vantant un produit, vêtement par exemple, coûte plus de 200 000 euros, soit plus que le prix d’un spot publicitaire sur une chaîne de TV nationale en Europe. L’annonceur paye ce prix car il dispose du moyen de toucher une vaste clientèle très ciblée, puissance et ciblage que ne procure aucun autre média. La valeur sociale supplante alors largement la valeur individuelle. Un site comme cashinfo.com évalue d’ailleurs la valeur sociale moyenne d’un individu à plus de 300 euros17, soit bien plus que la valeur de ses données individuelles.

LE CONTENU RESTE LA CLÉ DE L’AUDIENCE, MAIS L’AUDIENCE N’EST PLUS LA SEULE CLÉ DES RECETTES PUBLICITAIRES

Un réseau social a une fonction de communication mais il peut aussi agir comme un réseau de diffusion à l’instar d’un média traditionnel18. L’internet devient alors « le » substitut des supports publicitaires aux médias, lesquels peinent à rivaliser en puissance et en ciblage.

La technologie utilisée pour la publicité sur internet est balbutiante et enregistre encore des déconvenues et des échecs. Mais elle continue à progresser rapidement et le support publicitaire internet continuera d’accroître ses performances par rapport aux supports publicitaires des médias historiques. La substituabilité est en marche, elle paraît irréversible.

Conséquences sur le marché de la publicité

La substitution des supports publicitaires historiques par le support publicitaire internet.

En Europe, la publicité en ligne est devenue en 2015 le premier support des dépenses publicitaires avec 36,4 milliards d’euros, dépassant ainsi la télévision qui totalise 33,3 milliards d’euros (voir graphique ci-contre). Deux phases permettent de retracer cette pénétration de l’internet comme support publicitaire.

Dépenses publicitaires brutes par média (1980-2014, en milliards de dollars)

Source : Andreessen Horowitz, à partir des données Zenith Optimédia, 2014.

Au cours de la première phase, la publicité sur internet pour un format donné a été perçue et gérée comme une extension de couverture des cibles de consommateurs visées par les supports historiques que représentaient les médias. Supports historiques et internet étaient alors plutôt complémentaires, l’internet apportant toutefois un surcroît de puissance. Il en a été ainsi du display pour la presse imprimée.

Dans une deuxième phase, les mesures de performance post-campagne ont révélé que, pour un même contenu, la publicité sur internet proposait un ciblage très supérieur aux supports traditionnels. Le mécanisme de substitution s’est alors enclenché et l’internet est entré en concurrence avec les supports traditionnels. Cela a débuté par la presse il y a plusieurs années. La télévision commence aujourd’hui à subir ce phénomène avec la diffusion et le perfectionnement croissant des écrans (tablettes, smartphones, TV connectées) associés à la modification des comportements de consommation et à l’augmentation des débits à prix fortement décroissants offerts sur les réseaux fixes et mobiles19.

Pour autant, selon la logique des marchés bifaces, ce sont les contenus qui génèrent l’audience valorisable sur le marché publicitaire. Les contenus générateurs d’audience sur internet peuvent provenir de nouveaux acteurs, les pure players, mais, dans l’ensemble, les contenus les plus lus, écoutés et regardés sur internet sont, aujourd’hui encore, largement produits par les médias historiques. Ceux-ci sont bien obligés de transférer leurs activités sur internet et de développer des contenus spécifiques afin de ne pas être évincés du marché publicitaire. Pour autant, ces transferts de contenus alimentent le mouvement de substitution des anciens supports publicitaires vers le support internet.

Paradoxalement, dans cet univers en émergence, le contenu reste la clé de l’audience, mais l’audience n’est plus la seule clé des recettes publicitaires, car ces dernières dépendent de la quantité et de la qualité des données sur les individus qui consomment les contenus. Or, les médias historiques connaissent très imparfaitement leur propre audience et ne sont pas toujours les mieux placés pour assurer une diffusion optimale ou maximale de leurs contenus. Certains acteurs de l’internet peuvent les surpasser dans ces deux domaines clés : mieux optimiser la diffusion des contenus, et mieux valoriser l’audience. Les médias sont-ils en passe d’ubérisation ?

Dynamique de la concentration sur le marché publicitaire

La commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager qualifie les données de « The new currency of the Internet »20 en faisant le constat que « plus vous collectez des données, plus vous savez le meilleur produit que vous pouvez fournir, mais aussi plus votre pouvoir de prescription augmente, ce qui peut poser un problème de concurrence »21.

PLUS LES VOLUMES ET LA MAÎTRISE DES DONNÉES SUR LES INDIVIDUS CROISSENT, PLUS LA VALEUR DU SUPPORT PUBLICITAIRE AUGMENTE

Cette appréciation suppose que la collecte, le stockage et l’analyse des données individuelles et des interrelations individuelles constituent économiquement une activité à rendement croissant. Plus les volumes et la maîtrise des données sur les individus croissent, plus la valeur du support publicitaire augmente.

Le graphique ci-dessous montre la relation entre le nombre de requêtes sur Google et les profits du groupe. Entre 2004 et 2012, la droite de régression linéaire est quasi parfaite (R² > 0,97), le profit par requête reste constant à 0,875 cent. L’augmentation de l’audience du moteur de recherche n’altère pas sa profitabilité, à l’inverse des médias traditionnels pour lesquels le gain d’audience incrémental finit par coûter plus qu’il ne rapporte.

Relation entre les profits de Google et le nombre total de requêtes
sur le moteur de recherche (2004-2012)

Source : données de Google.

Les acteurs collectant d’importantes quantités de données individuelles pour les stocker et les traiter disposent d’un avantage concurrentiel déterminant. Cependant les infrastructures nécessaires à la valorisation des données imposent des investissements très conséquents en termes de serveurs, en capacités de transport et en sécurisation. Ainsi, Google aurait investi plus de 10 milliards de dollars dans ses infrastructures numériques pour la seule année 2014.

Dans ce Big is beautiful, le marché de la publicité sur internet ne peut connaître qu’une seule tendance à long terme : la concentration. En 2012, les 9 premiers acteurs cumulaient déjà 67 % du marché mondial. En 2015, les mêmes détenaient 71 % du marché mondial22. Aucun autre marché publicitaire n’avait connu une telle concentration de l’offre. La dynamique est encore plus parlante : Google et Facebook captent plus de 90 % de la croissance du marché publicitaire aux États-Unis (voir tableau ci-dessous).

Répartition des dépenses publicitaires sur internet entre les principaux offreurs

Dans cette course à la captation des données individuelles, on comprend mieux la valorisation de certaines sociétés internet. En 2014, Facebook a acheté WhatsApp pour 21,6 milliards de dollars, société avec 15 millions de dollars de revenu annuel et en perte depuis sa création, mais comptant 430 millions d’utilisateurs réguliers. Ces utilisateurs ont accepté le stockage de leurs messages et la captation de tous les contacts de leur smartphone.

LE MARCHÉ DE LA PUBLICITÉ SUR INTERNET NE PEUT CONNAÎTRE QU’UNE SEULE TENDANCE À LONG TERME : LA CONCENTRATION

La valeur individuelle et sociale des utilisateurs explique le niveau de valorisation de WhatsApp. Vu sous cet angle, un utilisateur WhatsApp aura coûté un peu plus de 50 dollars à Facebook : c’est finalement bien peu au regard de la valeur publicitaire individuelle et sociale moyenne d’un individu, soit 300 euros comme indiqué précédemment. La tendance à la concentration sur le marché publicitaire, tous médias confondus, existe en toile de fond de toutes ces transactions. Selon la logique des modèles biface, la face « données achetées » se valorisera sur la face « marché publicitaire ».

Valeur de transaction de quelques sociétés internet

La Commission européenne a donné son aval à l’opération de rachat de WhatsApp par Facebook car, de son point de vue : « Herefore, the Commission notes that, regardless of whether the merged entity will start using WhatsApp user data to improve targeted advertising on Facebook’s social network, there will continue to be a large amount of Internet user data that are valuable for advertising purposes and that are not within Facebook’s exclusive control »23.

LA SUBSTITUTION DES SUPPORTS PUBLICITAIRES HISTORIQUES DES MÉDIAS PAR LE SUPPORT INTERNET VA SE POURSUIVRE CAR ELLE EST IRRÉVERSIBLE

La Commission vient néanmoins d’infliger une amende de 110 millions d’euros à Facebook au motif d’avoir fourni des informations inexactes, lors de l’opération de concentration, sur la possibilité pour Facebook de réutiliser les données de WhatsApp à des fins publicitaires (voir supra). Pour autant, la Commission ne modifie toujours pas son analyse sur le fonctionnement du marché publicitaire : « Publicité en ligne : la Commission a conclu que l’opération ne poserait pas, en fait, de problèmes de concurrence, que Facebook introduise ou non la publicité sur WhatsApp et/ou commence ou non à collecter les données des utilisateurs de WhatsApp à des fins de publicité. En effet, outre Facebook, plusieurs autres fournisseurs continueraient à proposer de la publicité ciblée à l’issue de l’opération, et il demeurerait un grand nombre de données d’utilisateurs d’internet utiles pour la publicité mais qui n’étaient pas sous le contrôle exclusif de Facebook »24, ce qui nous semble être une réelle erreur d’appréciation.

Conclusion

L’internet présente des caractéristiques supplantant en performance l’offre historique des espaces publicitaires des médias : presse, radio, et télévision. La substitution des supports publicitaires historiques des médias par le support internet va se poursuivre car elle est irréversible. On parle pour qualifier ce genre de phénomène de « substitution ascendante irréversible », de la même façon que l’éclairage électrique a supplanté la bougie ou bien que le moteur à explosion a supplanté la traction animale.

Le big data constitue l’input essentiel de la publicité programmatique et la ressource critique qui accentue l’avantage de l’internet comme support publicitaire. L’existence de rendements croissants dans la production du big data provoque une concentration inéluctable de l’offre sur le marché publicitaire au niveau mondial.

Il importe de surveiller et de contrôler les opérations de concentration entre les entreprises du secteur du numérique sur la base d’autres critères que ceux qui sont actuellement en vigueur. La Commission européenne a pris conscience du problème, comme cela apparaît explicitement dans la consultation publique d’octobre 2016 relative à la révision des lignes directrices sur le contrôle des opérations de concentration.

Enfin, dès lors que la publicité constitue un moyen important du financement des médias, la concentration des offreurs sur le support publicitaire devenu dominant peut influencer l’offre des contenus des médias écrits ou audiovisuels, leur diversité, leur ligne éditoriale et leur indépendance.

RESTAURER UNE CONCURRENCE LOYALE ENTRE TOUS LES OFFREURS D’ESPACES PUBLICITAIRES DANS UN MARCHÉ PLURIMÉDIA

N’est-il pas temps de considérer qu’un acteur offrant des espaces publicitaires pour valoriser une audience ne relève pas du statut d’hébergeur technique, mais de celui d’éditeur avec les devoirs, les obligations et les exigences qu’impose ce statut. Il s’agirait à minima de restaurer une concurrence loyale entre tous les offreurs d’espaces publicitaires dans un marché plurimédia.

Sources :

  1. « Media as multi-sided platforms, J. Gabszewicz, J. Resende, N. Sonnac, in R. Picard & S. Wildman, Éds, Handbook on the Economics of Media, Edward Elgar Publishing, 2015.
  2. « A Theory of Interdependent Demand for a Telecommunications Service », J. Rohlfs, Bell Journal of Economics, 16-37, 1974. Cf. aussi « Jeffrey Rohlfs 1974 Model of Facebook : An Introduction with A Theory of Interdependent Demand for a Communications Service », R. Schmalensee, Competition Policy International, Vol. 7, N°1, Spring, 2011.
  3. Cet effet est souvent formalisé par la loi Metcalfe qui exprime le nombre de liens potentiels dans un réseau comportant n nœuds , soit : n (n – 1) /2, fonction équivalente à n²/2 quand n tendant vers l’infini.
  4. Peer Influence in Networks Markets : A Theoretical and Empirical Analysis, J. Henkel, J. Börg, June, 2011.
  5. « Winner Takes All: Competition, Strategy, and the Structure of Returns in the Internet Economy », T. Noe, G. Parker, Journal of Economics & Management Strategy, 2005.
  6. http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/10a29.pdf
  7. http://ec.europa.eu/competition/mergers/cases/decisions/m4731_20080311_20682_fr.pdf
  8. « Homophily, Group Size and the Diffusion of Political Information in Social Networks: Evidence from Twitter », Y. Halberstam, B. Knight, NBER Working Paper, N° 20681, November 2014.
  9. The Filter Bubble: What the Internet Hiding for You, E. Pariser, Viking, Penguin Books, 2011 ou TedX talk http://www.ted.com/talks/eli_pariser_beware_online_filter_bubbles?language=en E. Pariser indicates 57 filters on Google Search but he doesn’t specify these filters. R. Pickardt identifies 40 of these filters. http://www.rene-pickhardt.de/google-uses-57-signals-to-filter/ « Exploring the filter bubble: the effect of using recommender systems on content diversity », T. T. Nguyen, P.-M. Hui, F. Maxwell Harper, L. Terveen, J. A. Konstan, Proceedings of the 23rd International conference on world wide web, New-York 2014, p.677-686. Beyond the Filter Bubble: Interactive Active Effects of Percevied Threat and Topic Involvement on Selective Exposure to Information, Q. V. Liao & W-T Fu, ACM conference on Computer-Human Interaction, Paris 2013.
  10. https://www.privacyrights.org/data-brokers
  11. Cf. http://www.ft.com/cms/s/2/927ca86e-d29b-11e2-88ed-00144feab7de.html?ft_site=falcon#axzz2WfFmKwic ou https://www.cashinfo.com/infos/calculateur-de-valeur
  12. Le développement en cours de l’internet des objets fournira de multiples nouvelles occasions de collectes massives de données individuelles (montres, automobiles connectées, etc.) ou familiales (cf. Echo d’Amazon ou bien Nest et Home de Google, etc.).
  13. Marché en croissance de plus de 50 % au cours des trois dernières années ; il représenterait déjà près de 50 % du marché du display fin 2016.
  14. « Neocortex size as a constraint on group size in primates », R.I.M. Dunbar, Journal of Human Evolution, Vol. 22, N° 6, juin 1992, p.469-493 (DOI 10.1016/0047-2484(92)90081-J). Unravelling the size distribution of social groups with information theory on complex networks, A. Hernando and alii, Cornell University Library. 16 September, 2009. Cf. pour une validation sur Twitter : B. Goncalves, N. Perral, A. Vespignani, “Validation of Dunbar’s number in Twitter conversations”, Institute For Scientific Interchange, Turin, 2013.
  15. Cette approche est due à Milgram, qui dès 1967 (soit avant l’internet), a mesuré le nombre moyen de degrés de séparation entre deux individus tirés au hasard aux États-Unis : il trouva 6 (5,2). La théorie du « petit monde » était née.
  16. « Four Degrees of Separation», L. Backström & al., 6 January 2012, https://arxiv.org/abs/1111.4570
  17. https://www.cashinfo.com/infos/calculateur-de-valeur
  18. S’agissant des fausses informations ayant circulé pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, Facebook a admis ne pas avoir suffisamment procédé au « curage » de ces fausses informations, reconnaissant de facto une responsabilité éditoriale du site pourtant non soumis aux règles strictes qui s’appliquent aux médias, comparées à la liberté dont jouissent les acteurs de l’internet.
  19. La Fin de la télévision, J.-L. Missika, Éditions Le Seuil, coll. La république des idées, 2006.
  20. « Antitrust Nominee in Europe Promises Scrutiny of Big Tech Companies », James Kanter, New York Times, 3 October 2014.
  21. « MLex Interview : Margrethe Vestager », MLex Special Report, 22 January 2015.
  22. Calculs effectués d’après https://www.emarketer.com/Article/Mobile-Growth-Pushes-Facebook-Become-No-2-US-Digital-Ad-Seller/1010469
  23. §136 :  http://ec.europa.eu/competition/mergers/cases/decisions/m7217_20141003_20310_3962132_EN.pdf
  24. http://europa.eu/rapid/press-release_IP-17-1369_fr.htm

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