La dernière chance pour le système d’autorégulation britannique des médias ?

La signature par la Reine de la Charte royale sur l’autorégulation des médias, le 30 octobre 2013, aurait pu marquer les débuts d’une ère nouvelle en matière de régulation de la presse anglo-saxonne. La création simultanée de l’IPSO (Independent Press Standards Organisation) par une majorité des éditeurs de presse, pour remplacer la Commission des plaintes britannique, pourrait cependant enterrer ce texte.

L’assentiment royal du 30 octobre 2013 a semblé rompre des siècles d’opposition britannique à l’endroit de toute forme de régulation étatique de la presse, considérée comme un inacceptable carcan pour la liberté des journalistes. Contrairement au système français inscrit dans la loi de 1881, les Britanniques ont historiquement choisi de réglementer les entreprises de presse par le biais de lois d’application générale, inscrites dans le code civil ou le droit du travail, laissant à la jurisprudence le soin de régler au cas par cas les cas litigieux. En outre, un système d’autorégulation, édifié autour d’un conseil de presse représentant les éditeurs de presse, était chargé de garantir le respect des principes déontologiques des journalistes, afin de laisser à cette profession le soin de définir elle-même ses responsabilités pour limiter une éventuelle volonté gouvernementale de mettre sous contrôle « les chiens de garde » du système démocratique.

En éclatant début juillet 2011, le scandale des écoutes téléphoniques clandestines du News of the World (voir REM n°20, p.30) a sérieusement terni l’image du système d’autorégulation des médias et remis au cœur du débat la question de la place de l’Etat dans le contrôle de la presse britannique. La contestation de l’efficacité du système n’était pourtant pas nouvelle. Déjà, dans les années 1980, les excès de la presse à scandale avaient fait naître l’idée au sein de la classe politique qu’il était nécessaire que des lois protègent la vie privée des individus et leur garantissent un droit de réponse. Nommé par le gouvernement pour évaluer cette idée, David Calcutt suggéra cependant, dans son rapport publié en 1990, de perpétuer la tradition britannique en recommandant de créer un nouvel organe d’autorégulation qui deviendra la Commission des plaintes britannique.

Le nouveau système établi par la Charte royale démantèle cette Commission des plaintes et entérine pour la première fois le projet d’un encadrement législatif et contraignant de l’autorégulation des médias.

Pour comprendre ce bouleversement, il faut d’abord souligner à quel point le scandale News of the World a illustré l’incapacité de la Commission des plaintes à garantir le professionnalisme d’un bon nombre de journalistes anglo-saxons. Le Guardian révèle en effet, début juillet 2011, que le tabloïd News of the World avait régulièrement eu recours aux services de détectives privés pour faire du hacking, technique consistant à pirater les messageries vocales des personnes sur lesquelles on enquête, voire du blagging, pratique consistant à usurper l’identité de la personne sur laquelle on enquête. Au même moment, la police anglo-saxonne indique que la liste des personnes susceptibles d’avoir été surveillées clandestinement compte jusqu’à 4 000 noms. La révélation du piratage de la messagerie d’une écolière de 13 ans, Milly Dowler, assassinée, ainsi que du piratage des messageries des proches de soldats morts en Irak et en Afghanistan suscite alors l’indignation générale au Royaume-Uni, d’autant plus que l’affaire dévoile les liens unissant certains dirigeants des médias avec des hommes politiques, ainsi que la corruption au sein d’une police visiblement informée et inactive vis-à-vis de ces pratiques indignes. Submergé par les révélations, le tabloïd News of the World se saborde, alors que le gouvernement britannique met en place une commission d’enquête indépendante présidée par le juge Leveson afin d’examiner, parallèlement à l’enquête de police, les pratiques déontologiques de la presse anglo-saxonne.

Après avoir écouté des centaines de témoignages, le juge Leveson remet son rapport sur « la culture, les pratiques et l’éthique de la presse au Royaume- Uni » le 29 novembre 2012. Malgré la pression d’une opinion publique de plus en plus favorable à un encadrement législatif de la presse, Lord Leveson offre une dernière chance au système d’autorégulation des médias. Son rapport préconise l’établissement d’un nouvel organe d’autorégulation « volontaire et indépendant », avec des pouvoirs renforcés et certifiés par un organe supérieur de reconnaissance, sans pour autant écarter l’idée d’un encadrement législatif dans l’éventualité où le nouvel organe d’autorégulation ne répondrait pas à ces nouvelles exigences.

S’appuyant sur les conclusions du juge Leveson, la Charte royale du 30 octobre 2013 pose les bases d’un système de régulation de la presse d’un genre nouveau, à mi-chemin entre l’autorégulation et la régulation des médias. La reconnaissance étatique de l’autorégulation par un texte signé au sommet de l’Etat afin de garantir son indépendance et son efficacité pose les bases d’un système « corégulationniste » ou d’autorégulation statutaire, même si, en adoptant une Charte royale, les autorités britanniques ont fait le choix d’éviter une loi. Déjà utilisé pour les grandes institutions à l’instar de la BBC, le système de la charte permet d’éviter un vote du Parlement en autorisant un groupe, composé de quelques ministres dont on ne connaît ni l’identité ni le nombre à l’avance (le Privy Council, l’équivalent de notre Conseil d’Etat), à proposer un texte à la signature de la Reine.

La Charte royale reconnaît formellement le système d’autorégulation de la presse et en décrit les modalités ainsi que son fonctionnement. Elle prévoit ainsi une régulation autour de deux acteurs : un organe d’autorégulation contrôlé par une instance sentinelle appelée le « Panel de reconnaissance » (Recognition Panel), chargée de valider les décisions de l’organe d’autorégulation et de garantir son indépendance. Le panel, composé de six à huit membres qui ne pourront être issus du monde de la presse, de la politique ou de l’administration, ne régulera pas directement la presse, mais sera chargé d’évaluer régulièrement si l’organe d’autorégulation remplit parfaitement son rôle.

Quant au nouvel organe d’autorégulation chargé de remplacer la Commission des plaintes, la Charte prévoit que son indépendance est garantie par plusieurs mécanismes. Les membres de son conseil d’administration seront choisis par un groupe de personnes indépendantes qui, contrairement à la situation antérieure, n’acceptera aucun éditeur en fonction.

En outre, la Charte prévoit de donner au nouveau régulateur de réels pouvoirs de sanction, en comparaison de son prédécesseur. Ainsi, cet organe pourra lancer ses propres enquêtes et infliger des amendes allant jusqu’à 1% du chiffre d’affaires du titre en question et plafonnées à 1 million de livres (1,17 million d’euros) ou imposer la publication de rectificatifs et d’excuses y compris en Une. Elle mettra aussi à la disposition des plaignants un service d’arbitrage à moindre coût permettant à chacun de porter plainte pour atteinte à la vie privée ou pour diffamation et évitant ainsi aux journaux adhérents au système des procès généralement longs et coûteux. La participation à l’organe d’auto-régulation reste volontaire, mais les journaux, magazines et sites internet d’information qui refuseront d’y adhérer se verront imposer des peines dites exemplaires (avec des pénalités financières illimitées), s’ils sont reconnus coupables lors d’un procès en diffamation ou d’atteinte à la vie privée.

Si les politiques mettent en avant l’importance du texte en matière de renforcement du « quatrième pouvoir », la majeure partie de la presse anglo-saxonne dénonce une atteinte à son principe d’autonomie. Effrayés face à la perspective d’un grand inquisiteur des médias, nombre de journaux sont farouchement opposés à l’idée d’un organe d’autorégulation sous contrôle du « Panel de reconnaissance ». Afin de répondre aux craintes de la presse de voir la classe politique influencer le système de régulation des médias, un amendement a été voté afin d’empêcher que la charte puisse être modifiée sans l’appui unanime d’un conseil appelé le Comité de certification (Board of Recognition Panel) et les deux tiers des deux chambres du Parlement.

Quelques mois après sa signature, il semble pourtant que la Charte royale établissant une auto-régulation statutaire pourrait être enterrée. Ce scénario se dessine de plus en plus précisément depuis la création de l’IPSO (Independent Press Standards Organisation), organe d’autorégulation soutenu par un consortium représentant presque 90 % des quotidiens nationaux britanniques et qui pourrait entrer en fonction le 1er mai 2014. Si ce nouvel organisme accepte la majeure partie des changements apportés par la Charte royale, il décline cependant la possibilité d’être contrôlé par le panel établi par cette charte et refuse le système de peine exemplaire. En admettant début novembre 2013 que la charte puisse devenir redondante si le projet de l’IPSO se mettait en plan, Maria Miller, ministre de la culture ouvre à nouveau la porte à une autorégulation traditionnelle sans charte.

Le feuilleton du modèle de régulation britannique des médias est donc loin d’être terminé et promet de nouveaux rebondissements d’ici aux prochaines élections de 2015.

Sources :

  • Charte royale sur l’autorégulation des médias, gov.uk/government.
  • Rapport Leveson, levesoninquiry.org.uk
  • « Press regulation : the 10 major questions », Tom de Castella, BBC News, bbc.co.uk, 30 octobre 2013.
  • « Procès à charte pour la presse britannique », Sonia Delesalle-Stolper, Libération, ecrans.liberation.fr, 30 octobre 2013.
  • « Maria Miller « happy » with current situation where most publishers back IPSO press regulator, press freedom mission told », Dominic Ponsford, PressGazette, pressgazette.co.uk, 21 January 2014.

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