Le paradoxe de la presse écrite : un business model introuvable, mais une multiplicité de solutions

Par Patrick-Yves Badillo et Philippe Amez-Droz

La multiplication des « murs payants » (paywalls) caractérise les années 2010-2013 pour nombre d’éditeurs et de producteurs de contenus d’information en ligne. A l’ère de la gratuité pour les sites d’information se substitue celle du consentement à payer, qui se traduit par la déclinaison de l’offre en versions destinées à satisfaire, non pas un, mais des publics. Pourtant, un doute subsiste. La forte substituabilité et l’abondance de contenus informationnels gratuits sur l’internet, en particulier sur les réseaux sociaux, confèrent aux « murs payants » les caractéristiques d’un modèle toujours en phase d’expérimentation alors que le modèle gratuit, tirant ses ressources de la publicité, domine l’écosystème numérique. Au-delà d’un monde en ébullition, marqué par la crise et l’absence de modèle d’affaires pertinent, il apparaît qu’existe une multiplicité de solutions.

En France, les difficultés économiques des sites nés en ligne (pure players) ont été soulignées tant par certains chercheurs que par l’actualité. Le taux de TVA de 19,6 % contre un taux de 2,1 % pour la presse papier, vivement contesté fin 2013 par les acteurs de l’information en ligne, paraît anachronique à l’ère numérique. Cette polémique souligne l’extrême fragilité du modèle économique qui dépend de la fidélisation d’un lectorat par abonnement. L’historien Patrick Eveno rappelle que les quotidiens nationaux français n’ont pas raté le virage numérique, notamment dans son Histoire de la presse française : dès 1997, Le Monde créa avec Lagardère une filiale consacrée à la migration des contenus papier vers le web. La réactivité des éditeurs de la presse imprimée « historique » et la créativité des nouveaux acteurs du web en matière de production et de diffusion de l’information en ligne ont été confrontées dès le début à la difficulté de monétiser auprès des annonceurs des biens informationnels dématérialisés.

La migration massive des contenus publicitaires vers des sites spécialisés, en particulier pour les petites annonces, et la captation de nouvelles formes d’insertion publicitaire par les réseaux sociaux ont fragilisé l’écosystème des médias traditionnels comme la presse mais aussi la télévision. Si l’on couple la baisse tarifaire de la publicité en ligne, par rapport aux tarifs imprimés, et sa migration vers des plates-formes ou portails offrant d’autres services plus en phase avec les nouveaux usages numériques, le recours au modèle paywall apparaît avant tout comme l’unique échappatoire à la décroissance de la presse écrite et de la presse d’information quotidienne en particulier. Le lecteur, sur support papier ou support numérique, va-t-il consentir à devenir la principale – voire l’unique – source de financement des contenus informationnels qui lui sont proposés ? Et sur la base de quelle argumentation ? Citoyenne ? Militante ? En janvier 2013, la revue XXI (n°21, hiver 2013) publiait un « Manifeste » pour un « journalisme utile », véritable plaidoyer pour une indépendance à l’égard de la publicité qui serait à l’origine de « médias marchandises ». Il est intéressant d’observer que l’information journalistique est ici assimilée à une catégorie de biens générant des externalités positives, telles que définies par Patrick Le Floch, alors que le message publicitaire, grâce auquel la presse populaire à un sou a bâti son modèle économique pendant plus de 150 ans et assuré la propagation des idées, porterait à l’ère de l’internet des externalités négatives qui, de toute évidence, ne sont pas perçues comme telles par les acteurs majeurs du web (Yahoo!, Google, Facebook, Twitter, etc.). A la publiphobie bien réelle des uns s’ajoute aujourd’hui une forme de contre-culture dont l’idéologie reflète une hostilité au modèle marchand de l’internet made in USA et révèle des faiblesses en termes d’adaptabilité aux nouvelles formes de marketing et de référencement rendues nécessaires sur un marché globalisé et mondialisé.

A l’époque CEO (chief executive officer) du groupe suisse Tamedia, Martin Kall affirmait au newsmagazine L’Hebdo (avril 2011) : « Sans valeur ajoutée, les sites d’information ne rapportent rien. Le passage au payant peut apparaître comme un sauvetage. Mais aucun utilisateur ne déboursera 1 franc pour lire des dépêches. » Le modèle du « mur payant » repose essentiellement sur cette notion de « valeur ajoutée », très commentée en sociologie du journalisme, notamment par Philippe Couve, Nicolas Kaiser-Bril et Marion Senant, dans un rapport intitulé Médias-Nouveaux modèles économiques et questions de déontologie, mais plus difficilement démontrable économiquement dans un contexte de convergence technologique, comme l’ont souligné Robert Picard et Henry Jenkins, et de « mainstream » pour parler comme Frédéric Martel.

Journalisme d’investigation, enquêtes ou informations exclusives, écriture originale et adaptée au web…, les efforts à consentir pour apporter cette valeur ajoutée, indispensable au bon fonctionnement d’un système politique démocratique, pluriel et critique, sont aussi coûteux. Ils légitiment le discours d’un recours accru au financement par le lecteur-consommateur, par le mécénat ou le bénévolat (ainsi les contenus générés par les lecteurs alimentent-ils de nombreux sites), voire par le recours aux aides publiques directes ou indirectes. De telles solutions sont identifiées et largement exploitées mais elles contournent bien plus qu’elles ne résolvent la crise de l’information sur internet.

A l’inverse de la tendance générale de recourir au paywall comme à une planche de salut, Guy Crevier, président et éditeur de La Presse (groupe Gesca, Canada), a lancé en avril 2013 une application La Presse+ (voir REM n°26-27, p.36), qui se caractérise par une offre multimédia (textes, photos et vidéos) gratuite, via la tablette numérique, destinée tant à séduire un lectorat jeune qu’à attirer les annonceurs à travers de nouveaux formats. Dans une interview au Huffington Post (Canada, 21 novembre 2013), Guy Crevier affirmait, péremptoirement : « Le phénomène de la gratuité est irréversible. Aujourd’hui, les jeunes consomment une information qui est gratuite. Plusieurs médias écrits ont fait le choix d’imposer un paywall. Je crois que seuls quelques médias comme le Wall Street Journal ou le Financial Times réussiront avec un paywall. Parce qu’ils ont un contenu exclusif et parce que leurs abonnements sont souvent payés [par les compagnies]. Mais, dans les faits, ça ne fait que ralentir la décroissance. »

La destruction de la valeur des contenus d’information mis en ligne gratuitement s’inscrit dans une perspective économique de l’offre, observée depuis longtemps. Les sites d’information générés par les éditeurs « historiques », séduits par les perspectives de réduction des coûts et l’élargissement de leur lectorat, puis l’émergence des journaux gratuits, ont participé dans les années 1990 et 2000 à la confusion (voire à « l’autocastration » selon l’expression de Kurt W. Zimmerman, éditeur suisse, qui dénonçait « la destruction d’un modèle économique vieux de 400 ans ») pour tenter, à l’image du magnat australien de la presse, Rupert Murdoch, de revenir vers les années 2010-2012 sur la gratuité des sites d’information et imposer un modèle combinant accès gratuit et accès payant (freemium) via un « mur payant ». Celui-ci repose sur une stratégie de monétisation de l’offre, elle-même basée sur la différenciation entre les contenus d’information à valeur ajoutée et ceux des flux de type dépêches d’agence, accessibles gratuitement sur de multiples plates-formes dont celles des moteurs de recherche.

La crise de la demande publicitaire de 2009 a non seulement ébranlé les fondements de la presse écrite imprimée, tirant encore l’essentiel de ses revenus de la publicité, mais elle a aussi engendré des incertitudes quant au financement de la presse d’information, et en particulier celle dite de « référence » ou de « qualité », par la prise en compte des caractéristiques de la demande des lectorats à l’ère numérique. Car la « démassification » des audiences s’accompagne d’une caractéristique propre au méta-média internet : les effets de réseau sur lesquels reposent l’expansion des nouveaux médias et la gratuité de l’accès. Olivier Bomsel, dans le prolongement de Jeremy Rifkin, rappelait que le mécanisme central des effets de réseau repose, non plus sur la fonction de la production, mais sur celle de la demande et de sa dynamique : « La recherche des effets de réseau inverse le rapport des coûts et des prix car l’accroissement de l’utilité élève la valeur des biens indépendamment de leurs coûts unitaires, lesquels peuvent, par ailleurs, baisser avec les quantités. Le gratuit va donc apparaître non pas comme un effet de l’abolition des coûts, mais comme l’outil indispensable d’initiation et d’appropriation de ces dynamiques d’utilité – les effets de réseau – dans la concurrence entre industries de biens et services complémentaires ».

C’est donc bien à l’offre, aux producteurs de contenus, de s’adapter aux nouveaux usages et comportements des consommateurs sur l’internet, dont l’attention est devenue la ressource rare selon Jeremy Rifkin, et non l’inverse. Or, avec la multiplication des « murs payants », plus ou moins fermés, les éditeurs expérimentent le degré de consentement à payer des diverses audiences sollicitées. En 2013, l’association mondiale des éditeurs de journaux (WAN) livrait un rapport intitulé Paid digital content : The journey begins présentant quinze années (1997-2014) de tâtonnements pour aboutir à ce constat : les années 2012- 2014 verront un déploiement massif des modèles d’affaires basés sur des contenus payants. De fait, les modèles de paywall vont du paiement à l’unité (compteur), au freemium (mixte), à l’abonnement, en passant par le mur à l’accès immédiatement payant (hard paywall, à l’instar du Times, qui exclut d’entrée toute gratuité).

Les multiples versions de paywalls déclinées par le New York Times depuis 2010 ont mis en exergue la délicate équation qui consiste à placer le curseur du « mur payant » au bon endroit. Trop fermé, il détruit des audiences et donc de potentielles ressources publicitaires. Trop ouvert, il dévalorise la marque et donne à penser que la valeur de l’information proposée est « bradée ». La bonne formule, suffisamment ouverte pour attirer de nouveaux lecteurs et positionner le titre à un niveau, non seulement local, ou national mais mondial, afin de vendre des audiences qualifiées à des annonceurs intéressés par une « marque globale », mais aussi fermée pour ne pas démonétiser les contenus informationnels présentés comme premium (originaux ou, à tout le moins, de « qualité »), semble aujourd’hui introuvable.

La valeur ajoutée suggère l’existence d’un contrat de confiance noué entre le producteur du bien informationnel et le lecteur-consommateur qui reconnaît des valeurs symboliques à la marque médiatique, en particulier son savoir-faire journalistique, son intégrité et son indépendance, éléments constitutifs de sa réputation. Mais comment, pour une marque à finalité commerciale, vivre de valeurs symboliques qui font le succès de sites comme Mediapart en France ? Cette difficulté, pour les grands groupes médiatiques, à placer le curseur du paywall explique par exemple la décision de l’éditeur suisse Michael Ringier (Tages Anzeiger du 17 avril 2013) de reporter son projet de « mur payant » pour sa marque populaire « Blick », programmé initialement à l’automne 2013.

Fin 2013, le modèle freemium, pour le New York Times comme pour Le Monde, et de nombreux titres de référence à travers le monde, semblait la formule la plus adéquate pour concilier les exigences commerciales et journalistiques de marques de presse réputées. Mais à un prix de vente relativement modique (quelques dizaines de dollars ou d’euros pour un accès mensuel illimité), au regard de l’abondance de l’offre en ligne et de son coût réel, coût longtemps subventionné par le support imprimé et ses recettes publicitaires. Ainsi, pour des marques aussi prestigieuses que le New York Times ou Le Monde, l’importance quantitative des audiences à capter pour ensuite les proposer aux annonceurs (selon le vieux modèle du two-sided market ou marché à deux versants), demeure l’une des clés de la pérennisation du modèle économique à l’ère numérique. The Guardian, autre titre de référence devenue une marque mondiale sur l’internet (la 3e plus importante diffusion anglophone au monde sur le web en 2012, après The Daily Mail et The New York Times, selon l’institut ComScore), a développé un modèle freemium comparable au principe adopté par La Presse+, soit une version imprimée payante (en stagnation fin 2013 à quelque 200 000 exemplaires) et une version numérique multisupport gratuite générant près de 80 millions de visiteurs uniques mensuels. En 2011, The Guardian a proposé une formule premium payante, cohabitant avec l’offre numérique gratuite. Ce modèle hybride, très observé, demeurait déficitaire en 2013 et met en doute la pérennisation des médias généralistes sur internet, en particulier s’ils ne sont pas de langue anglaise.

Parmi les observations de la résistance du modèle économique à double financement (publicité et vente par abonnement ou à l’unité), la plus révélatrice est sans doute fournie par une enquête du Pew Institut, aux Etats-Unis, qui soulignait que, sur les quelque 200 sites d’information recensés aux Etats-Unis en 2012, 140 étaient des sites provenant de médias « classiques » ou « traditionnels », et que la réputation ou la confiance en la source dont émanaient les flux informationnels était prise en considération par les publics-lecteurs. Ce qui revient à souligner que, loin d’être « englués » dans la surabondance d’informations, les lecteurs sont capables de distinguer l’émetteur crédible de celui qui ne l’est pas ou peu. Cette enquête permet de prendre la mesure de l’importance de la qualification des audiences, très prisée par les annonceurs de produits haut de gamme, qualification également très discutée entre les anciens et les nouveaux médias.

Or, les capacités algorithmiques déployées par Google pour placer des messages publicitaires en fonction des recherches effectuées par l’internaute (Adwords et Adsense), en exploitant les effets de réseau et en les déployant afin d’identifier les diverses communautés, ont assurément révolutionné les mesures d’audience. Ces compétences technologiques assurent aux nouveaux acteurs du web, grâce à des programmes informatiques et des codages sophistiqués, les moyens de capter l’attention des visiteurs, de l’identifier, puis de la monétiser. La stratégie de Twitter, réseau entré en Bourse en novembre 2013, et dont les premiers profits sont annoncés pour 2016, est exclusivement bâtie sur une promesse, la même que Facebook et de nombreux acteurs du web, celle d’exploiter au maximum les effets de réseau afin d’offrir aux annonceurs des audiences tout à la fois abondantes et identifiées.

En Suisse, l’institut spécialisé Net-Metrix-Profile (Zurich) évalue tous les six mois les données d’audience numérique. Sans surprise, les deux sites les plus fréquentés sont des portails de recherche (search.ch et local.ch) dont l’utilité semble évidente aux quelque deux millions de visiteurs uniques qui les consultent chaque mois. Le troisième site le plus consulté est celui du titre gratuit 20 Minuten (diffusé en trois langues avec des éditions régionales) édité par le groupe média Tamedia. Il propose avec ce titre en trois langues le seul quotidien d’envergure nationale (en termes d’audience et de diffusion). Propriétaire du portail search.ch, en partenariat avec La Poste suisse, Tamedia détient ainsi deux cartes maîtresses du paysage médiatique suisse en pleine transformation. L’éditeur zurichois, devenu en quelques années l’un des principaux acteurs du web helvétique, aux côtés du service public (SSR, rts.ch) et de l’opérateur de télécommunications Swisscom (Bluewin.ch), concentre l’essentiel des titres suprarégionaux et régionaux de Suisse. Cette mutation de la presse écrite en Suisse, sur un territoire restreint mais réunissant des spécificités très intéressantes pour l’expérimentation, suggère que la consolidation du modèle économique passe par une phase de « destruction créatrice » (Schumpeter) engendrée par la concentration des médias, et plus particulièrement la concentration de la propriété des médias à vocation commerciale.

Le modèle paywall, par son potentiel de destruction d’audience, dans un premier temps, nécessite en effet des capitaux élevés et favorise la concentration. Ce processus de concentration de la production de l’information fait l’objet de nombreuses études et recherches. Eli Noam a mis en exergue les effets de la concentration aux Etats-Unis, imputable aux cycles économiques comme aux innovations technologiques. Il souligne qu’elle découle d’un problème majeur de l’industrie des médias à l’ère numérique : la déflation du prix de l’information. Confrontée à des coûts fixes élevés mais à des coûts marginaux qui tendent vers zéro, l’industrie des médias ne peut plus compter sur les économies d’échelle spécifiques au bien matériel mais doit développer de nouvelles stratégies basées sur les économies d’envergure (réduction des coûts), la différenciation des contenus, produits et services par l’innovation (versioning), la consolidation par le contrôle des prix (tarification). Cette dernière stratégie, considérée par Eli Noam comme la plus aisée à instituer, explique la multiplication du modèle paywall aux Etats-Unis, formule la plus appropriée pour les titres locaux en situation de monopole.

La mixité de l’offre médiatique (blended media), soit la combinaison de contenus déclinés sur versions matérielle et numérique, en de multiples formats pour de multiples supports, apparaît comme l’une des réponses à la segmentation des contenus et à la fragmentation des audiences, selon Patrick-Yves Badillo et Dominique Bourgeois. Le développement des stratégies de niche, selon une logique de versioning décrite par Hal Varian et Carl Shapiro, complète et renforce le développement de formules paywalls pour les médias spécialisés ou couvrant un champ territorial et linguistique plus spécifique. En revanche, à l’échelle du méta-média et des réseaux sociaux mondialisés, la gratuité de l’accès reste la condition sine qua non des plates-formes web aux contenus très diversifiés et proposant de l’information parmi d’autres biens et services. Pour de telles plates-formes, l’information n’est pas la finalité, mais un moyen, parmi d’autres, de capter l’attention. Ce changement de paradigme, lié au modèle de la gratuité intrinsèque à l’économie numérique, est sans nul doute celui qui explique la détermination, voire la fébrilité, des groupes de médias, à imposer le « mur payant », sachant que comme tout mur le modèle est destiné à être consolidé ou… à tomber.

Ce panorama reflète les inquiétudes dictées par le marché : selon le Digital News Report 2013 de l’institut Reuters pour l’étude du journalisme de l’université d’Oxford, seuls 14 % des personnes interrogées sur leurs usages numériques en Europe, aux Etats-Unis, au Japon et au Brésil, se disent prêtes à payer l’information (voir REM n°28, p.36). Ce chiffre est toutefois en progression et susceptible d’évoluer comme l’indique David Levy, directeur de l’institut Reuters : « La bonne approche consiste […] à se demander quel genre de service pourrait inciter les lecteurs à payer… Les journalistes doivent être lucides sur ce point : ce n’est pas parce qu’ils attribuent de la valeur à un contenu que les gens vont payer pour celui- ci. Il leur faut discerner les éléments qui peuvent être attractifs. Certains contenus apportent réellement une valeur ajoutée par rapport à l’information de « commodité » qu’on trouve partout. Quand l’apport journalistique traditionnel (qui a fait quoi, quand et où ?) se déporte vers « comment, pourquoi et que va-t-il se passer ?« , on commence à avoir de la valeur. Ensuite, chaque média doit se demander dans quel domaine il peut proposer une offre unique, qui ne se trouve pas ailleurs. Dernier point : le confort, c’est-à-dire la facilité à accéder au contenu et à payer pour celui-ci » (Le Monde du 29 décembre 2013).

Alors que la presse est dans un contexte de crise, les leçons des théories de l’innovation (de Schumpeter aux auteurs contemporains) et des théories de l’information (Varian et Shapiro) nous conduisent à appréhender la question du business model sous un angle nouveau. Certes, le futur business model de la presse écrite reste à être inventé. Mais, c’est toujours le cas lorsqu’une innovation d’une ampleur telle que celle du numérique se développe. Lorsque le téléphone est apparu aux États-Unis, il y avait 14 000 miniréseaux locaux de télécommunications, autrement dit la floraison extrême pour un marché naissant. De petits opérateurs de télécommunications existaient dans chaque quartier. Puis peu à peu, le marché s’est organisé et il s’est concentré. Dans le domaine de la presse et du numérique, une ébullition impressionnante prévaut aussi avec de très fortes incertitudes. Le marché commence à se structurer autour de la gratuité (rappelons pour la Suisse le modèle de 20 Minutes) et des modèles payants. Le versioning, le blended media permettent de rencontrer la demande dans le sens annoncé par David Levy, à savoir répondre aux intérêts des lecteurs. Or, la puissance exceptionnelle du numérique est de pouvoir segmenter à l’infini les marchés, non seulement par clientèles, mais aussi dans le temps (faire payer plus cher une information « fraîche » ou, à l’autre extrême, valoriser des archives) et dans l’espace (distinguer des clientèles selon des critères géographiques ou autres). En ce sens, la presse écrite peut valoriser l’information à travers une multiplicité, si ce n’est une infinité, de solutions. Cependant, et c’est là une difficulté particulière, pour le moment, les solutions « anciennes » constituent le pivot des stratégies. Rappelons la célèbre phrase de Schumpeter : « Ce ne sont pas les propriétaires de diligence qui construisent les chemins de fer ». Nous nuancerons le propos. Si les anciens médias liés à la presse écrite veulent rester durablement dans ce secteur, ils doivent pleinement prendre en compte la révolution numérique et certains de ses atouts que nous avons déjà indiqués (versioning, blended media…). Certes, un business model unique, idéal, est encore introuvable. Mais les acteurs du numérique (les anciens comme les nouveaux) peuvent imaginer de multiples business models qui pourront permettre de financer l’information ayant de la valeur aux yeux des lecteurs. C’est un leurre de croire qu’il faut trouver LE business model. C’est une erreur de ne pas voir germer une multiplicité de solutions, dont certaines vont éclore et capter les plus grandes parts du marché.

Sources :

  • Information rules : a strategic guide to the network economy, Carl Shapiro, Hal Varian, Harvard Business School Press, 1999.
  • L’âge de l’accès : la vérité sur la nouvelle économie, Jeremy Rifkin, La Découverte, 2005.
  • Convergence Culture – Where Old and New Media Collide, Henry Jenkins, New York University Press, 2006.
  • « Les médias au risque du management et du marketing », Robert Picard, Le Temps des médias n° 6, p. 65-172, 2006.
  • Gratuit ! Du déploiement de l’économie numérique, Olivier Bomsel, Folio Actuel, Paris, 2007.
  • Media Ownership and Concentration in America, Eli Noam, Oxford University Press, New York, 2009.
  • « Chronique d’une automutilation », Kurt W. Zimmermann, La presse : le dilemme gratuit-payant, Problèmes économiques n° 2 990, La Documentation française, 2010.
  • « The Dynamics of Media Business Models : Innovation, Versioning and Blended Media », Patrick-Yves Badillo, Dominique Bourgeois, The Media Industries and their Markets – Quantitative Analyses, Patrick-Yves Badillo et Jean-Baptiste Lesourd, Palgrave Macmillan, Londres, p. 64-86, 2010.
  • Mainstream – Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Frédéric Martel, Flammarion, Paris, 2010.
  • Médias – Nouveaux modèles économiques et questions de déontologie, Philippe Couve, Nicolas Kayser-Bril, Marion Senant, www.journaliste-entrepreneur.com, 2010.
  • Histoire de la presse française – de Théophraste Renaudot à la révolution numérique, Patrick Eveno, Flammarion, Paris, 2012.
  • La mutation de la presse écrite à l’ère numérique – Les conséquences de la crise de la demande publicitaire de 2008-2009 sur l’offre de contenus d’information, en Suisse et dans quelques pays industrialisés, Philippe Amez-Droz, Thèse de doctorat n° 799, Université de Genève, 2013.
  • « Paywall, versioning, blended media… quel avenir pour la presse écrite ? », Patrick-Yves Badillo, Philippe Amez-Droz, Le futur est-il média ?, Dominique Roux et Patrick-Yves Badillo (dir.), Economica, Paris, 2013.
  • « Les théories de l’innovation revisitées : une lecture communicationnelle et interdisciplinaire de l’innovation ? Du modèle « émetteur » au modèle communicationnel », Patrick.-Yves Badillo, Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n° 14/1, p. 19-34, http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2013/Badillo/index.html, 2013.
  • Médias et Sociétés, Francis Balle, LGDJ, Lextenso éditions, 16e éd., 2013.
  • Paid digital content : The journey begins, a report from the Shaping the Future of News Publishing (SFN) project of the World Association of Newspapers and News Publishers, WAN-IFRA, wan-ifra.org, 2013.
  • The State of the News Media, annual report from The Pew Research Center’s Project for Excellence in Journalism, stateofthemedia.org.

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