Apple se satisfait du très haut de gamme

Confronté à des concurrences nouvelles sur le marché des smartphones et des tablettes, concurrences qui se déclinent tant sur le haut de gamme avec Samsung que sur l’entrée de gamme avec l’explosion des ventes de mobiles fabriqués par des constructeurs chinois à bas coût (Lenovo, Xiaomi), Apple concentre ses efforts sur le très haut de gamme, abandonnant ses prétentions au monopole de certains marchés qu’il a pourtant ouverts.

De la création d’un marché au débordement de l’offre par le bas

Apple a su véritablement ouvrir de nouveaux marchés en valorisant ses produits – des terminaux – par l’intégration d’une couche logicielle dédiée. A chaque fois, cette couche logicielle va au-delà du seul système d’exploitation et permet l’exploitation optimale de contenus ou services ayant une forte valeur d’usage, et relevant de marchés extérieurs à l’activité de constructeur d’Apple. Ce fut ainsi le cas d’iTunes en 2003, qui sera intégré à l’iPod et exploitera au service de ce dernier l’intérêt des utilisateurs pour la musique. Ce sera encore le cas de l’App Store en 2008 pour enrichir l’iPhone d’applications, lesquelles sont produites soit par Apple, soit par des développeurs indépendants ou par des concurrents d’Apple, à l’instar des applications de Google comme YouTube ou Maps qui sont installées dans les parcs d’iPhone (voir La REM n°26-27, p.39).

Cette stratégie, qui couple systématiquement terminal, système d’exploitation propriétaire et logiciel dédié au terminal (iTunes, AppStore) a permis à Apple d’inventer des marchés. Certes, pour chaque terminal Apple lancé, le marché existait au préalable : il y avait un marché des lecteurs MP3 avant l’iPod, un marché des smartphones avant l’iPhone, incarné notamment dans la gamme BlackBerry, un marché des tablettes avant l’iPad. Mais, à chaque fois, ces marchés étaient soit confinés sur l’entrée de gamme (lecteurs MP3), soit sur une cible professionnelle (BlackBerry), soit quasi inexistants (tablettes). Dès lors, Apple invente le marché en créant le besoin de nouveaux terminaux pour le grand public : Apple contrôle encore plus de 70 % des ventes de lecteurs musicaux dans le monde en 2013, même si les ventes globales de baladeurs sont en forte baisse, les smartphones les remplaçant ; le smartphone est devenu un must have dans l’univers de la téléphonie mobile ; enfin, les tablettes sont devenues un produit de masse. Mais, de l’iPod à l’iPhone, et peut-être encore plus de l’iPhone à l’iPad, Apple a progressivement perdu le contrôle des marchés qu’il a inventés. S’il résiste sur le marché des baladeurs musicaux, notamment parce qu’il a fait le choix de la diversification de sa gamme de produits, c’est moins le cas pour l’iPhone et ce n’est plus le cas pour l’iPad : en 2013, soit trois ans après la sortie de l’iPad, les tablettes sous Android représentaient déjà 62 % du marché, contre 36 % pour l’iPad, quand les chiffres étaient inversés en 2012, un an plus tôt.

Cette tendance se retrouve dans les résultats d’Apple pour l’exercice 2014, clos en septembre. Apple a communiqué des chiffres globaux positifs, le chiffre d’affaires augmentant de 7 %, à 182,8 milliards de dollars, et le résultat net de 6,7 %, à 39,5 milliards de dollars. Mais ces chiffres cachent un déséquilibre important dans la répartition du chiffre d’affaires et des bénéfices selon les produits : au 4e trimestre 2014, les Mac sont en forte augmentation (20,7 %), mais le nouveau terminal constituant un relais de croissance, l’iPad, affiche des ventes en repli de 12,5 %. Seul l’iPhone résiste avec une hausse des ventes de 16,2 % au dernier trimestre fiscal, hausse qui s’explique par la sortie de l’iPhone 6 tout au long des derniers jours comptabilisés ; ce qui permet à Apple de contrôler encore 15 % du marché mondial des smartphones, malgré l’ouverture de ce dernier aux produits d’entrée de gamme. En conséquence, l’iPhone représente plus de la moitié du chiffre d’affaires d’Apple et plus de 70 % de ses bénéfices. La question posée est donc de savoir dans quelle mesure Apple peut, demain, garantir encore à l’iPhone son pouvoir de séduction sur le haut de gamme (les profits sont élevés car la marge l’est également – 38 % en moyenne pour les produits Apple au dernier trimestre 2014), alors même que le marché des smartphones devient une commodité essentielle. En effet, son concurrent direct, Samsung, voit sa part de marché sur les smartphones moyenne et haute gamme chuter depuis 2013, parce que le marché est parvenu à maturité dans les pays riches, mais aussi parce que les constructeurs chinois banalisent les smartphones à moins de 150 euros dans les pays émergents (la part de marché mondial de Samsung est passée de 35 % au troisième trimestre 2013 à 25 % au troisième trimestre 2014).

La réponse au défi lancé à Apple par l’iPhone, à savoir la capacité à faire de ce terminal un objet de désir sur un marché de masse de plus en plus contrôlé par des acteurs proposant des produits bon marché, passera par la capacité du groupe à saisir les nouvelles tendances associées aux smartphones, et à conserver en ce domaine sa capacité de prescription. A cette fin, Apple doit renforcer la logique de distinction – et donc de différenciation – propre à ses produits, seule manière de justifier un positionnement désormais confiné au très haut de gamme.

La surenchère sur le très haut de gamme, l’anticipation des nouveaux usages : iPhone 6, Beats et iWatch

En comparant les destinées de l’iPod et de l’iPhone, on identifie sans difficulté une rupture stratégique majeure. L’iPod s’est décliné en gamme, de l’iPod Nano à l’iPod Touch, ce qui a permis à Apple de monopoliser le marché des baladeurs musicaux. Sur le marché des smartphones, en revanche, Apple n’a pas cédé à la tentation d’une déclinaison de sa gamme face à la concurrence de Samsung et de ses imitateurs chinois, tous recourant au système d’exploitation ouvert et gratuit Android. En effet, le risque aurait été de devenir comme Samsung, à savoir un constructeur parmi d’autres sur un marché mondialisé, où la chasse aux coûts de production et aux parts de marché fait chuter les marges, comme ce fut le cas dans l’univers du PC, comme c’est le cas dans l’univers des tablettes, plus proche finalement du monde informatique que de celui des terminaux de communication mobile, et comme c’est désormais le cas également sur les smartphones sous Android. De ce point de vue, on comprend la surenchère actuelle d’Apple sur le très haut de gamme, ses prix devant être tendanciellement très supérieurs à ceux de Samsung pour que le groupe puisse espérer conserver son pouvoir de prescription.

Pour la sortie de l’iPhone 6, présenté le 9 septembre 2014, Apple a mis en avant deux modèles, l’iPhone 6 et l’iPhone 6 Plus, ce dernier entrant dans la catégorie des « phablettes » (mot-valise composé de la contraction de smartphone et de tablette), la taille de son écran atteignant 5,5 pouces. Mais c’est surtout son prix qui fait la différence, l’iPhone 6 Plus, avec 128 Go de mémoire, dépasse les 1 000 euros et surpasse de 400 euros le Just Alpha, le modèle haut de gamme de Samsung, son concurrent direct. Autant dire qu’ Apple s’inscrit en rupture sur le marché des smartphones, franchissant la barre symbolique des 1000 euros et écartant ses concurrents directs sur ses modèles les plus chers. Car c’est finalement là l’innovation principale de l’iPhone 6 qui, avec un prix très élevé, reprend à Samsung le concept des écrans larges, et à tous les autres constructeurs l’idée du mobile comme terminal de paiement, les iPhone 6 étant équipés de puces NFC (Near Field Communication).

Cette logique de spécialisation sur le très haut de gamme, avec une stratégie semblable aux marques de luxe, dans la haute couture comme dans l’horlogerie, explique de la même manière le rachat de Beats par Apple, pour 3 milliards de dollars, le 28 mai 2014. Avec ce rachat, Apple rompt certes avec sa stratégie historique puisqu’il conserve la marque Beats, au lieu de l’intégrer dans l’univers à la pomme, jusqu’alors exclusif. Mais Beats ressemble fort à Apple, la société fondée en 2006 commercialisant des casques audio entre 200 et 300 euros, qui coûtent pourtant dix fois moins cher à produire, mais qui sont de véritables phénomènes de mode. Enfin, avec Beats, Apple récupère également un service en ligne, Beats Music, sur un marché où ses initiatives internes (iTunes Radio notamment), ont échoué. Or, c’est bien sur ce segment, la musique en streaming, qu’Apple peut aujourd’hui faire la différence en banalisant les abonnements auprès de ses fidèles.

Si Apple a su révolutionner les marchés sur lesquels sont positionnés ses terminaux en y acquérant un pouvoir de prescription très important grâce à son positionnement sur le très haut de gamme, le groupe, en revanche, n’a pas profondément innové sur les marchés grâce auxquels ses terminaux prospèrent : la musique pour l’iPod et l’iPhone, la vidéo, les jeux pour l’iPhone et l’iPad, etc. En effet, Apple vient à chaque fois répandre et populariser un usage en le faisant sortir d’un cercle déjà important de passionnés – preuve donc de sa maturité – pour le transformer en usage grand public grâce à un terminal qui l’incarne. Ainsi, iTunes banalise le téléchargement de titres en 2003, quand les majors avaient à l’époque déjà lancé leurs propres sites de téléchargement. De la même manière, l’iPhone 3G banalise en 2008 l’internet mobile auprès du grand public, mais celui-ci existait déjà chez les professionnels, grâce à BlackBerry et chez les constructeurs asiatiques, dont Samsung, qui avait rencontré un succès d’estime avec ses smartphones 3G dès les premiers abonnements illimités commercialisés, comme les abonnements Illymitics de SFR en France en 2007 et 2008.

Avec Beats Music, Apple récupère de la même manière une offre de streaming musical sur abonnement, au moment où celui-ci explose (+ 51 % de croissance dans le monde en 2013) et alors même que les téléchargements à l’acte reculent pour la première fois (voir La REM n°30-31, p.73), signe, si l’en est, que la bascule est enclenchée du modèle iTunes, reposant sur le téléchargement, vers un modèle en streaming de type Spotify, Deezer ou Pandora. Mais ce sera peut-être Apple qui la popularisera avec Beats Music. De la même manière, l’intégration d’une puce NFC dans l’iPhone 6 arrive bien après le lancement du Nexus S par Google, qui proposait cette technologie dès 2011. Apple s’y convertit donc sur le tard, mais à un moment où Visa et Mastercard imposent aux commerçants américains de s’équiper tous de lecteurs NFC avant octobre 2015, autant dire au moment même où la technologie va se banaliser. Baptisé Apple Pay et lancé le 20 octobre 2014 aux Etats-Unis, le service de paiement sans contact d’Apple est par ailleurs proposé en accord avec les banques américaines, qu’il a rassurées en garantissant un niveau élevé de sécurité (paiement avec reconnaissance d’empreinte via Touch ID et cryptage des données). En contrepartie, Apple prélèvera une commission de 0,2 % sur le montant de chaque transaction. Enfin, l’Apple Pay est lancé avec un écosystème de partenaires, dont plusieurs chaînes grand public comme McDonald’s ou Subway. Il y a donc fort à parier que ce seront les utilisateurs de l’iPhone 6 qui seront aux Etats-Unis les premiers prescripteurs pour les usages du paiement sans contact.

Enfin, la même logique se retrouve avec la commercialisation annoncée de l’Apple Watch en 2015. Cette montre connectée arrive après les autres, notamment la GalaxyGear de Samsung, mais encore assez tôt pour profiter de l’envolée du marché, qui passera de 19 millions d’unités en 2014 à 112 millions d’unités en 2018 selon IDC. Et la rupture provoquée par l’Apple Watch est d’abord esthétique : plutôt que d’être une montre technique, la montre connectée devient une montre « portable » pour les férus de mode et de luxe, ceux qui seront par conséquent prescripteurs. Vendue à partir de 349 dollars dans sa version « sport », l’Apple Watch ira en effet bien au-delà de ce prix moyen dans sa version en or 18 carats …

Concernant les iPad, un segment où les ventes d’Apple ont reculé sur les trois derniers trimestres de l’exercice 2014, un renouveau de la gamme est tenté afin d’inverser la tendance. Le 16 octobre 2014, Apple a présenté deux nouveaux modèles d’iPad, l’iPad Air 2 et l’iPad Mini 3, ce qui diversifie encore plus la gamme d’iPad, un mouvement opéré depuis l’émergence d’une concurrence rude en 2012 (voir La REM n°25, p.62). Apple propose ainsi des versions qui, depuis l’iPad Mini classique à 250 dollars, se déclinent jusqu’à l’iPad Air 2 avec carte SIM 4G à plus de 800 dollars. Cette stratégie de déclinaisons rappelle celle de l’iPod, et non celle de l’iPhone, parce que les iPad ne bénéficient pas, comme les smartphones, de subvention des opérateurs. C’est aussi probablement la raison pour laquelle Apple teste sur ses nouveaux iPad l’intégration d’une carte SIM, qui permettra de choisir son opérateur via une plate-forme Apple, une stratégie qui donne à Apple le contrôle du client au détriment des opérateurs de télécommunications.

Sources :

  • « Plus de 195 millions de tablettes vendues dans le monde en 2013 », Elsa Bembaron, Le Figaro, 4 mars 2014.
  • « Android est le premier OS pour tablettes », Hugo Sedouramane, L’Opinion, 4 mars 2014.
  • « Apple croque les casques Beats Electronics », Hervé Rousseau, Le Figaro, 30 mai 2014.
  • « Apple débourse 3 milliards de dollars pour Beats », Karl de Meyer, Les Echos, 30 mai 2014.
  • « Pourquoi Apple « casse«  sa tirelire pour Beats », Nicolas Rauline et Romain Gueugneau, Les Echos, 6 juin 2014.
  • « Apple : le succès de l’iPhone masque la faiblesse de l’iPad », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 24 juillet 2014.
  • « Pionner dans les tablettes, Apple subit déjà la baisse des ventes de l’iPad », Romain Gueugneau, Les Echos, 24 juillet 2014.
  • « Apple veut faire de l’iPhone 6 un véritable porte-monnaie mobile », Florian Reynaud, Le Figaro, 2 septembre 2014.
  • « Apple Watch : la grande offensive d’Apple dans la montre connectée », Elsa Bembaron, Le Figaro, 10 septembre 2014.
  • « Apple repart à l’offensive avec deux iPhone et une montre connectée », Fabienne Schmitt, Les Echos, 10 septembre 2014.
  • « Pourquoi Apple a de réelles chances de révolutionner le paiement mobile », Lucie Robequain, Les Echos, 11 septembre 2014.
  • « Apple, le maître du temps », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 15 septembre 2014.
  • « La vraie annonce d’Apple n’est ni l’iPhone 6, ni l’Apple Watch », Pascal Cagni, Les Echos, 16 septembre 2014.
  • « Apple veut relancer les ventes de l’iPad », Romain Gueugneau, Les Echos, 17 octobre 2014.
  •  « Apple enrichit sa gamme d’iPad », Elsa Bembaron, Le Figaro, 17 octobre 2014.
  •  « Apple menace les opérateurs télécoms », Romain Gueugneau, Les Echos, 20 octobre 2014.
  •  « Le pari chinois d’Apple s’avère payant », Elsa Bembaron, Le Figaro, 22 octobre 2014.

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