« Droit à l’oubli » : 200 000 demandes en Europe et un comité d’experts

Face au nombre croissant de demandes individuelles de déréférencement, le moteur de recherche Google a fait appel à la société civile, pour ne pas rester le seul juge à apprécier leur légitimité. Un comité d’experts, nommés par le géant américain, a remis la synthèse de ses travaux le 6 février 2015.

Dans un arrêt daté du 13 mai 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a reconnu aux citoyens européens le droit de demander à un moteur de recherche, en l’occurrence Google, la suppression des liens vers des pages comportant des informations périmées ou non pertinentes les concernant (voir La REM n°30- 31, p.9). Début juin 2014, un formulaire mis en ligne par Google offrait la possibilité aux internautes de présenter leur demande. En quatre jours, plus de 40 000 requêtes avaient été formulées. Chaque cas doit être traité individuellement. Et, pour éviter d’attirer l’attention sur les candidats au « droit à l’oubli », la mention suivante est apposée systématiquement pour toute recherche effectuée à partir d’un nom propre : « Certains résultats peuvent avoir été supprimés conformément à la loi européenne sur la protection des données. » Œuvrant pour trouver « un juste équilibre entre les droits d’un individu à contrôler ses données personnelles et le droit du public à accéder à ces informations et à les diffuser », Google explique donc qu’il supprime la référence à la condition que les résultats obtenus soient « inadéquats, pas ou plus pertinents, ou excessifs ». Le moteur de recherche précise également que supprimer la référence ne signifie pas supprimer la page elle-même et que seules les recherches effectuées sur ses versions européennes sont concernées (Google.fr, Google.it, Google.es…).

Dès le mois de juillet 2014, une première source de conflits se fait jour entre éditeurs de presse et moteur de recherche. Des sites de médias, notamment celui du Guardian, du Daily Mail, de la BBC ou encore des pure players Rue89 et Next INpact, reçoivent des notifications de Google concernant la suppression de liens vers certains de leurs articles. Considérant que l’application de l’arrêt de la CJUE pourrait menacer la liberté de la presse, The Guardian propose une parade en twittant le lien disparu. A la même période, le moteur de recherche Bing du groupe Microsoft emboîte le pas en proposant à son tour aux internautes un formulaire de requête identique à celui de Google.

Pour se faire aider dans l’accomplissement de sa nouvelle responsabilité, Google met en place un comité consultatif en juillet 2014, réunissant Eric Schmidt, président exécutif de Google et David C. Drummond, son directeur des affaires juridiques, ainsi que huit personnes extérieures : Luciano Floridi, professeur de philosophie au Oxford Internet Institute ; Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale au journal Le Monde ; Lidia Kolucka-Zuk, juriste, conseillère du Premier ministre polonais ; le Guatémaltèque Frank La Rue, rapporteur spécial de l’ONU pour la liberté d’opinion, et les Européens Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, ex-ministre allemande de la justice ; José-Luis Piñar, ex-directeur de l’Agence espagnole de protection des données ; Peggy Valcke, chercheuse à l’Université de Louvain et l’Américain Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia.

Alors que le nombre de demandes de retrait s’élève à 1 000 par jour à l’automne 2014, mobilisant quelque 150 employés chez Google, ce dernier organise une tournée des grandes capitales européennes à l’attention des membres du comité consultatif qu’il a lui-même choisis. Entre septembre et novembre 2014, des réunions publiques ont eu lieu à Madrid, Rome, Paris, Varsovie, Berlin, Londres et Bruxelles, afin de prendre l’avis des experts locaux (avocats, universitaires, psychiatres…) sur la délicate question du déréférencement, quant à son interprétation et à ses implications. Cependant nombreux sont ceux qui ne reconnaissent aucune légitimité à Google sur cette question fondamentale de trancher ce qui relève de la liberté d’expression, de la liberté d’information du public et du droit à la protection des données. Ainsi les associations Reporters sans Frontières et la Quadrature du Net, mais également la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), comptaient-elles parmi les absents lors de la réunion publique organisée par Google au Forum des images, à Paris le 25 septembre, les autres autorités européennes de protection des données ayant, elles aussi, refusé de participer aux réunions dans le reste de l’Europe.

Pendant ce temps, la liste des candidats au déréférencement s’allongeait. Près de 186 000 demandes de suppression de liens sont parvenues à Google entre la fin mai et la mi-décembre 2014, dont plus de 37 000 en provenance de la France, pays le plus demandeur, suivie de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de l’Espagne et l’Italie. Dans le cas de la France, le moteur de recherche supprime, en moyenne, une URL sur deux et le nombre des liens effacés est même légèrement supérieur à celui des liens conservés depuis novembre 2014.

Comme convenu, à l’issue des consultations, le comité de Google a rédigé un rapport, publié le 6 février 2015. S’appuyant sur quatre principes fondamentaux – le droit à la vie privée, le droit à la protection des données personnelles, la liberté d’expression et le droit à l’information –, il établit divers critères éthiques et juridiques du déréférencement, sans reconnaître pour autant un « droit général à l’oubli ». Quatre critères principaux sont proposés au moteur de recherche en cas de demande de retrait d’un lien : le rôle de la personne dans la vie publique, la nature de l’information (liée à la vie privée, ou erronée, par opposition à celle d’intérêt public), la source (nature du site hébergeant l’information, médias, blogs…), et enfin l’ancienneté de l’information (caractère d’intérêt public persistant ou non). Au cours des auditions parisiennes, des intervenants ont par ailleurs soulevé un vrai casse-tête : quid des informations dont le lien aura été retiré pour une personne anonyme si celle-ci devenait un jour une personnalité publique ?

Le rapport précise aussi les éléments de procédure à mettre en œuvre pour le déréférencement : faciliter l’accès au formulaire de demande, avertir les administrateurs des sites, le notifier dans les résultats de recherche et le limiter aux versions européennes du moteur de recherche. Le rapport justifie ce choix par le fait qu’à peine 5 % des requêtes en Europe passent par une version non européenne du moteur de recherche, comme Google.com.

Sur ce point important de la portée géographique de la décision, Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, membre du comité consultatif, exprime ainsi son désaccord : « L’internet étant global, la protection du droit des utilisateurs doit, elle aussi, être globale. » Cette interprétation du « droit à l’oubli » est également celle que défend le Groupe de l’article 29 (G29), réunissant les autorités européennes de protection des données. « Limiter le déréférencement aux extensions européennes des moteurs de recherche […] ne garantit pas l’application de ce droit de manière satisfaisante » déclare le G29. Dans ses recommandations publiées en novembre 2014, le G29 établit une liste de treize critères traçant notamment le périmètre de la notion « d’intérêt public », qui servira à traiter les plaintes reçues pour refus de déréférencement. En outre, en l’absence de base légale dans la législation européenne de protection des données, précise le G29, les moteurs de recherche ne sont pas contraints de communiquer systématiquement aux sites sources le retrait de liens effectué. En revanche, toujours selon le G29, devraient être publiées la liste des critères utilisés par les moteurs de recherche et les statistiques détaillées.

A ceux qui craignent une simple opération de communication réussie pour Google, Sylvie Kauffmann avance que ce risque a largement été outrepassé grâce à la qualité des auditions et la richesse des débats sur les conséquences morales, technologiques et juridiques de la numérisation de nos vies. Regrettant toutefois que Google n’ait pas mis à la disposition des membres du conseil consultatif suffisamment d’informations internes sur son mode de gestion du déréférencement, la directrice éditoriale du Monde explique qu’une discussion sur le « droit à l’oubli » sur l’internet « fait inévitablement émerger d’autres « droits«  insoupçonnés, dans une société où le souvenir est érigé en devoir : le droit au repentir, le droit au regret, le droit à la rédemption, le droit au déni, le droit à la mémoire, le « droit à la suppression« , le « droit à être trouvé«  (sur Google), et même le « droit à ne pas être googlisé«  » ; alors que pour le psychologue Serge Tisseron, « effacer, c’est officialiser l’irresponsabilité ». Le professeur de philosophie Luciano Floridi, membre du comité consultatif, fait remarquer que « le droit à l’oubli, c’est seulement sur Internet : dans la vraie vie, on est vite oublié  », quand pour Vincenzo Zeno-Zencovich, professeur à l’université de Rome, « cet arrêt est une décision politique, qui affirme la souveraineté européenne sur Internet ». Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia, autre membre du conseil consultatif, livre son avis à la fin du rapport : « L’ensemble des recommandations sont pleines de défauts, parce que la loi elle-même est remplie de défauts. Je m’oppose totalement à un système dans lequel une entreprise privée est érigée en arbitre de nos droits les plus fondamentaux, la liberté d’expression et le droit à la vie privée. »

Pour la première fois, en décembre 2014, une juridiction française condamne Google pour une indexation illicite, conformément aux critères définis dans l’arrêt de la CJUE de mai 2014. Le tribunal de grande instance de Paris donne raison à une plaignante contre le moteur de recherche ayant réfuté sa demande de retrait d’un lien vers un article d’un journal. Faisant apparaître une condamnation pour escroquerie datant de 2006, ce lien entravait ainsi sa recherche d’emploi. Le juge a considéré d’une part, l’ancienneté des faits de huit années et, d’autre part, la non-inscription de ce délit dans la partie du casier judiciaire accessible aux éventuels employeurs.

Au Japon, le tribunal de Tokyo a ordonné à Google de retirer des résultats de recherche portant « atteinte aux droits personnels », en pointant vers des pages web associant le nom d’un homme à un crime qu’il n’a pas commis, première décision de ce genre d’une juridiction nippone depuis l’arrêt de la CJUE.

Dans les mois à venir, la question du « droit à l’oubli » restera d’actualité en Europe, et ailleurs. En France, le futur projet de loi sur le numérique présenté par Axelle Lemaire, secrétaire d’état au numérique, propose de renforcer la protection de la vie privée en créant notamment un droit au déréférencement pour les mineurs.

Sources :

  • « Google commence à appliquer le droit à l’oubli en Europe », AFP, tv5.org, 26 juin 2014.
  • « Au nom du droit à l’oubli, des articles disparaissent de Google  », Chloé Woitier, Libération, 4 juillet 2014.
  • « Droit à l’oubli : Google devra « faire dans la dentelle«  », AFP, tv5.org, 25 septembre 2014.
  • « Japon : Google condamné à effacer des données de son moteur de recherche », AFP, tv5.org, 10 octobre 2014.
  • « Droit au déréférencement : le G29 adopte des lignes directrices communes », La Correspondance de la Presse, 2 décembre 2014.
  • « Google condamné sur le droit à l’oubli », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 16 janvier 2015.
  • Report of the Advisory Committee to Google on the Right to be Forgotten, https://drive.google.com, 6 February 2015
  • « « Droit à l’oubli«  : le comité consultatif de Google rend son rapport », Damien Leloup, Le Monde.fr, 6 février 2015.
  • « Google perd la mémoire », Sylvie Kauffmann, Le Monde.fr, 6 février 2015.
  •  « Droits fondamentaux, lutte contre la discrimination », Europaforum Luxembourg, europaforum.public.lu/fr/actualites, 6 février 2015.

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