« Internet spatial » : le savoir-faire européen au service des grands projets américains

Airbus et Thales avec les entrepreneurs Greg Wyler et Richard Branson, le CNES avec Google : européens et américains s’allient pour la conquête d’un internet rapide pour tous. Une âpre concurrence s’engage sur le marché des services spatiaux.

La quasi-totalité (95 %) des télécommunications dans le monde passent par des câbles sous-marins. Or, de nombreuses régions géographiques, dont la plus grande part des terres émergées, mais aussi les océans, n’y sont pas reliées, constituant des « zones blanches », sans possibilité d’accès à l’internet. Le premier projet visant à fournir une connexion internet à haut débit et à moindre coût aux habitants des régions isolées d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, d’Australie et du Moyen-Orient, a été lancé par l’américain Greg Wyler en 2007. Baptisée O3b (pour Other 3 billion, désignant les populations encore dépourvues d’un accès internet haut débit), cette constellation composée de satellites de 700 kg – moins lourds que des satellites géostationnaires et placés sur une orbite équatoriale à plus basse altitude, 8 000 km de la Terre – est opérationnelle depuis le 1er septembre 2014. Douze satellites au total ont été lancés par des fusées Soyouz, soit quatre pour chacun des trois tirs réalisés en juin 2013, en juillet 2014 et le dernier en décembre 2014. Ce dernier succès pour la fusée russe est doublement important, après l’échec de la mise en orbite des deux satellites de Galileo en août 2014 (voir La REM n°32, p.25).

Les satellites d’Ob3, fabriqués par le constructeur européen Thales Alenia Space et lancés par Arianespace, offrent une connexion quatre fois plus rapide et des débits similaires à la fibre optique (100 Gbit/s) dans près de 180 pays. La société O3b Networks, dont sont actionnaires l’opérateur luxembourgeois SES (47 %), Google (5 %) ainsi que le groupe Liberty Global, compte parmi ses clients notamment l’opérateur Timor Telecom ; Raga Sat, principal fournisseur d’accès internet de la République démocratique du Congo et Digicel Group en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

Toujours actionnaire d’Ob3, mais minoritaire, le milliardaire Greg Wyler s’est lancé, au cours de l’automne 2014, dans un autre projet, concurrent du premier, pour raccorder à l’internet les régions inaccessibles par câble, ainsi que les appareils de transport (avions de ligne, navires marchands, paquebots) et autres plates-formes en mer. Associé à l’Anglais Richard Branson, promoteur du tourisme dans l’espace avec Virgin Galactic, il compte s’appuyer à nouveau sur le savoir-faire des acteurs de l’industrie spatiale européenne, Airbus Defense & Space, Thales Alenia Space et Arianespace, pour développer sa start-up OneWeb. Présenté à Paris en janvier 2015, le projet prévoit la mise en orbite d’une première vague de 680 petits satellites de 100 kg à une altitude de 1 200 km d’ici à 2018, suivie d’une seconde fournée après 2020. S’adressant à Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat chargée de l’espace, et aux industriels concernés, les initiateurs du projet ont fait valoir, en outre, des applications en matière de défense et de sécurité.

Quelques jours auparavant, le géant internet Google a annoncé son intention d’investir 1 milliard de dollars dans l’entreprise SpaceX créée par Elon Musk (voir supra). L’outsider de l’industrie spatiale projette de créer une flotte de 4 000 petits satellites lancés à basse altitude, afin de mettre au point « un système global de communications qui dépassera tout ce qui existe à ce jour ». Avec un investissement dépassant les 10 milliards de dollars et une équipe à venir d’un millier de personnes, le projet d’Elon Musk ne sera pas opérationnel avant cinq ans. Contrairement à son concurrent OneWeb, qui dispose de fréquences radio octroyées par l’Union internationale des télécommunications (UIT) jusqu’en 2018-2020, Elon Musk envisage, à défaut, de faire transiter le signal par des lasers, expliquant que « la vitesse de la lumière est 40 % plus rapide dans l’espace que dans la fibre optique terrestre ».

Nombreux sont aujourd’hui les projets misant sur des équipements plus légers et moins coûteux que les satellites pour assurer une connexion planétaire à l’internet venu du ciel. Ces futurs appareils volants fonctionnent à l’énergie solaire, comme les stratobus de Thales Alenia Space, les ballons (Project Loon) et les drones de Google, ou encore le projet Internet.org de Facebook associé avec Ericsson, Samsung, Qualcomm et Nokia (voir La rem n°30-31, p.22).

Pour faire avancer son projet de ballons gonflés à l’hélium pour un accès internet à bas coût, Google se rapproche lui aussi des Européens. Le 11 décembre 2014, le groupe de Mountain View a conclu un accord de partenariat inédit avec le Centre national d’études spatiales (CNES). Fort de sa longue expérience dans le domaine des ballons stratosphériques, l’agence spatiale française aidera Google à construire une nouvelle génération de ballons pour le Project Loon et participera notamment à l’analyse des vols. Google, quant à lui, transmettra à son nouveau partenaire français les résultats des tests qu’il a déjà effectués ainsi que ceux à venir. Après la mise au point d’un ballon démonstrateur en 2015, les premières mises en service sont prévues pour la fin de la décennie. L’américain Aerostar, filiale de la NASA, fabriquera les ballons du Project Loon, tandis que le toulousain Zodiac Marine prendra en charge ceux du CNES, réservés pour des missions scientifiques.

A l’échelle de la France, supprimer les « zones blanches », et couvrir ainsi 100 % du territoire en très haut débit d’ici à 2020, passe par le projet THD-Sat conduit par le CNES, grâce au Programme d’investissement d’avenir (PIA). Des satellites géostationnaires de nouvelle génération, utilisant la bande passante Ka, permettront d’atteindre des débits de 200 Mbit/s en réception et 12 Mbit/s en émission, grâce à une box équipée d’un processeur développé par STMicroelectronics, reliée à l’antenne parabolique, pour un abonnement dont le prix ne dépassera pas celui d’une connexion terrestre, ADSL ou fibre optique.

En multipliant les possibilités d’étendre la couverture internet de la planète, OneWeb, SpaceX, Project Loon, Google augmente de facto ses chances de voir grossir le nombre d’utilisateurs de ses services internet. En outre, les satellites, les drones et les ballons connectés au réseau transmettront en temps réel des images satellitaires de la Terre alimentant, entre autres, les services de cartographie Google Map et Google Earth. En juin 2014, au prix de 500 millions de dollars, Google s’était déjà offert Skybox, fabricant américain de petits satellites de 100 kg capables de prendre des photos et des vidéos en haute définition. Tous ces projets convergent vers le même but « d’organiser l’information à l’échelle mondiale et de la rendre universellement accessible et utile ». En outre, Google a contracté un bail d’une durée de soixante ans avec la NASA, en novembre 2014, afin de pouvoir disposer d’un aéroport situé tout près de son siège de Mountain View.

Ces annonces du géant américain devraient inciter les industriels français à réagir, selon le souhait de Geneviève Fioraso, secrétaire d’Etat chargée de l’espace. Acteur majeur dans le secteur des satellites et des lanceurs, y compris dans la nouvelle technologie de la propulsion électrique (voir La REM n°32, p.26), la France pèse près de 4 milliards d’euros sur un marché mondial de 84 milliards d’euros engendrés par l’industrie spatiale et des opérateurs de satellites. En revanche, estimé à 120 milliards d’euros en 2013, celui des services spatiaux, comprenant les marchés liés à l’observation de la Terre (géolocalisation, agriculture, météo, cartographie) est largement dominé par les Etats-Unis. La France y contribue pour un milliard d’euros seulement. Afin de dynamiser cette filière, la secrétaire d’Etat souhaite que soient facilités les échanges entre les industriels et les fournisseurs de services. Pour commencer, le CNES mettra à leur disposition une plate-forme hébergeant des données d’observation de la Terre, issues du programme européen Copernicus. Créé en 2013, le Comité de concertation Etat-industrie sur l’espace (CoSpace), quant à lui, devra permettre l’émergence de pôles de compétitivité servant à l’incubation de start-up pour inventer de nouveaux concepts d’applications spatiales. Néanmoins, comme le CNES accompagne également le Project Loon, une question ne manque pas de se poser : le déploiement d’une filière française des services spatiaux doit-il finalement se faire en partenariat ou bien en concurrence avec Google ?

Le secteur de l’imagerie spatiale est porté par de nombreuses start-up américaines, à l’instar de Planet Labs. Fondée par d’anciens ingénieurs de la NASA, cette start-up californienne est à l’origine de la plus importante constellation de nanosatellites, construits sur le standard Cubesat développé par l’université de Stanford. Près d’une centaine de petits engins de 4,5 kg, équipés d’une batterie d’ordinateur portable et d’un processeur de smartphone, aux coûts de fabrication et de lancement modestes, photographient chaque jour la planète. Les débouchés sont nombreux, de l’agriculture aux compagnies d’assurances. Ces prises de vue par satellite, réactualisées en continu, pourraient aussi séduire n’importe quelle entreprise souhaitant surveiller l’activité de son concurrent, ou plus généralement des pays qui ne disposent pas de leurs propres satellites. En outre, ces satellites de petite taille pourraient également servir aux connexions internet. La généralisation de ces appareils d’observation de petite taille pose immanquablement la question du respect de la vie privée, même si Planet Labs indique que la qualité des clichés ne permet pas de reconnaître des visages ni de lire des plaques d’immatriculation. Ou pas encore, comme le prédit Mason Peck, professeur à l’université Cornell à New York : « Dans vingt ans, il sera peut-être possible d’acheter un satellite dans un magasin, de le programmer et de le placer tout seul en orbite ».

Avec une telle profusion de projets, les « zones blanches » de la planète sont en voie de disparition. Et les cinq milliards d’êtres humains qui n’ont pas encore la chance d’être connectés au réseau mondial n’attendront plus longtemps avant de rejoindre la communauté des internautes, et d’être ainsi immergés dans le nouvel univers des objets connectés.

Be-Bound, application alternative à bas coût.

Primé au concours organisé par la conférence high-tech LeWeb en 2012, la société française Be-Bound, créée en 2011, est la première application totalement hybride sur le marché de la téléphonie mobile. En l’absence de connexion 3G ou Wi-Fi, elle permet d’accéder à des services internet depuis n’importe quel réseau 2G, en occupant peu de bande passante. Les informations sont transmises par SMS. A son lancement auprès du grand public en octobre 2013, l’application a été téléchargée près de 100 000 fois en trois mois, et dans plus de 100 pays. Pour accélérer son adoption – et à la suite d’une première levée de fonds de 3,7 millions d’euros en mai 2014 –, Albert Szulman, fondateur de Be-Bound, a décidé de commercialiser son application directement auprès des opérateurs de téléphonie mobile afin de toucher les trois milliards de personnes équipées d’un téléphone portable mais sans connexion internet. Fin 2014, Be-Bound compte parmi ses premiers clients télécoms, Djezzy, principal opérateur mobile en Algérie, pays où la 3G est née fin 2013. Première start-up étrangère intégrée au laboratoire américain PARC (Palo Alto Research Center), Be-Bound ambitionne de convaincre une quinzaine d’opérateurs en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie et en Amérique latine. Ainsi, Be-Bound est présentée par son fondateur comme « une option alternative à bas coût aux projets onéreux de couverture internet mobile par déploiement de satellites géostationnaires, microsatellites, ballons atmosphériques ou drones ».

Sources :

  • « Le dernier combat d’Ariane », Dominique Gallois, Le Monde, 16 septembre 2014.
  • « SpaceX, la « bombe«  d’Elon Musk », Le Monde, 16 septembre 2014.
  • « Echec de Galileo : un problème de tuyaux, facile à corriger », AFP, tv5.org, 8 octobre 2014.
  • « Ariane 6, nouveau lanceur européen sur le pas de tir », Alain Guillemoles, la-croix.com, 2 décembre 2014.
  • « Ariane 6 : accord historique des Européens », Dominique Gallois, Le Monde, 3 décembre 2014.
  • « Une nouvelle organisation industrielle », Véronique Guillermard, Le Figaro, 3 décembre 2014.
  • « Semi-échec de SpaceX dans un test décisif pour réutiliser ses fusées », Hervé Morin, Le Monde.fr, 10 janvier 2015.
  • « Espace : SpaceX pousse une fois encore l’Europe à réagir », Alain Ruello, Les Echos, 12 janvier 2015.

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