Les Européens choisissent Ariane 6

Face à la concurrence américaine qui casse les prix du marché, les Européens réorganisent leur filière spatiale pour construire une fusée nouvelle génération.

Avec l’échec du lanceur Soyouz en août 2014, deux satellites furent perdus pour le programme Galileo (voir La REM n°32, p.25). Un défaut de conception avait créé un pont thermique au niveau de l’étage supérieur Fregat de la fusée : le rapprochement de deux tuyaux, l’un contenant de l’hélium très froid et l’autre de l’hydrazine, entraîna le gel de ce gaz qui sert de carburant. Telles sont les conclusions de la commission d’enquête livrées début octobre 2014.

Le calendrier de lancements des prochains satellites Galileo a donc été modifié, annulant celui de décembre 2014 prévu avec Soyouz. Avant de poursuivre le déploiement de la constellation Galileo par le lanceur russe, la Commission européenne et l’Agence spatiale européenne (ESA) envisagent de confier le prochain lancement prévu pour le printemps 2015 à une fusée Ariane 5 qui embarquerait quatre satellites.

Le 6 décembre 2014, le lanceur européen Ariane 5 a remporté son 63e succès d’affilée en plaçant deux satellites de télécommunications sur une orbite géostationnaire, l’un pour l’opérateur américain DirecTV et l’autre pour l’agence spatiale indienne. Malgré ses performances et sa fiabilité reconnue, mais qui s’accompagnent de tarifs élevés, l’actuel lanceur européen se trouve désormais fortement concurrencé par un nouveau modèle à bas coût promu par SpaceX, société privée américaine fondée en 2002, avec son lanceur Falcon. En décembre 2013, après un premier essai réussi en 2010, la fusée Falcon-9 a lancé pour la première fois, avec succès, un satellite de télécommunications de 5 tonnes en orbite géostationnaire pour le compte de l’opérateur luxembourgeois SES, désormais numéro 1 mondial. Soutenue par la NASA par le biais de contrats qui s’élèvent à des milliards de dollars, notamment pour le ravitaillement de la Station spatiale internationale (ISS), la société du milliardaire Elon Musk, créateur de Paypal et Tesla, est bâtie sur un modèle industriel intégrant toute la filière de fabrication dans une seule usine géante installée près de Los Angeles, qui emploie 3 000 salariés. A l’inverse, le processus de production d’Ariane est organisé autour de nombreux pôles nationaux (25 usines dans 12 pays). La règle européenne, selon laquelle la production prise en charge par chaque pays doit être proportionnelle à son apport financier, est source de complexité et de renchérissement des coûts. SpaceX a fait chuter le prix d’un lancement de 100 millions à 60 millions de dollars. Ce qui fait dire à son premier client, Karim Michel Sabbagh, patron de l’opérateur SES, que «  l’innovation de SpaceX, c’est son modèle industriel et non son lanceur ».

Face à cette offensive commerciale, les Européens avaient le choix entre miser sur une évolution du lanceur actuel, avec la version Ariane 5 ME (mid-term evolution), ou opter pour une nouvelle génération avec Ariane 6. Moins coûteuse et plus rapidement opérationnelle, l’option Ariane 5 ME ne permet pas de casser le prix de lancement, tandis qu’Ariane 6, avec un investissement cinq fois plus élevé, sera modulaire, et par conséquent plus compétitif, tout en permettant à l’Europe de ne plus être dépendante du lanceur russe Soyouz, pour un premier vol qui ne pourrait guère être envisagé avant 2020.

L’arrivée de l’américain SpaceX a obligé les Européens à se mettre d’accord. L’enjeu est de taille : le maintien de la suprématie, et surtout de l’indépendance, de l’Europe qui détient la moitié du marché mondial des lanceurs de satellites commerciaux de télécommunications. L’Allemagne est favorable à la première solution, celle d’Ariane 5 ME, moins risquée sur le plan industriel, tandis que la France milite de longue date pour la création d’Ariane 6. En décembre 2012, les ministres chargés de la recherche et de l’espace des vingt pays membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) étaient parvenus à s’entendre sur la version améliorée Ariane 5 ME, devant servir de base au développement de la future Ariane 6. Deux ans plus tard, en décembre 2014, grâce à un accord qualifié d’« historique », les Européens dotent l’ESA d’un budget de 8 milliards d’euros sur dix ans, entérinant la mise en chantier du lanceur nouvelle génération Ariane 6. La moitié sera consacrée au développement d’Ariane 6 et à la construction de son pas de tir sur le site de Kourou, en Guyane. La modernisation du lanceur Vega utilisé pour les petits satellites, les aménagements de transition pour Ariane 5, ainsi que le renouvellement du soutien financier aux lancements (105 millions d’euros annuels), seront financés par les 4 autres milliards. Avec l’appui des industriels Airbus et Safran, la France a joué un rôle majeur dans ce choix stratégique, en tant que premier contributeur (50 %) à ce programme d’un montant annuel de 800 millions d’euros, suivie de l’Allemagne (22 %), de l’Italie (12 %), de l’Espagne (6 %), puis des Pays-Bas, de la Belgique, de la Suède et de la Suisse pour une contribution plus modeste. L’Allemagne a accepté d’augmenter son apport financier en échange de l’assurance d’un transfert industriel au profit d’ OHB, PME allemande spécialisée dans le domaine spatial.

A terme, le lanceur Ariane 5 et le russe Soyouz, qui doit être abandonné avant 2020, seront donc remplacés par Ariane 6, conçu en deux versions pour s’adapter aux demandes du marché : l’Ariane 6-4, réservé aux lancements commerciaux, sera capable de transporter une charge totale de 10 tonnes, soit un gros satellite ou deux moyens, pour un montant d’environ 90 millions d’euros, et l’Ariane 6-2, porteur d’un petit satellite de 5 tonnes, est plutôt destiné aux lancements institutionnels – scientifiques, civils ou militaires –, au nombre de cinq par an, selon les engagements pris par les Etats membres, pour un prix de lancement maximal de 70 millions d’euros.

Le choix d’Ariane 6 s’accompagne d’une véritable révolution dans l’organisation de la filière spatiale européenne, afin d’en accroître la compétitivité. Cette volonté de rationalisation passe par une prise de contrôle des industriels et un retrait des acteurs publics, le CNES (Centre national d’études spatiales) et l’agence intergouvernementale ESA. En juin 2014, Airbus Group (ex-EADS), maître d’œuvre de la fusée européenne, et Safran qui construit les moteurs, ont annoncé la création d’une coentreprise détenue à parité. Se plaçant au premier rang mondial, cette société européenne de lanceurs civils et militaires, avec ses 8 000 salariés, aura la maîtrise de l’ensemble de la chaîne : de la conception des lanceurs, qui relevait jusqu’ici du CNES et de l’ESA, à la commercialisation et aux lancements assurés par Arianespace, dont les industriels prennent le contrôle en joignant, dans la coentreprise Airbus Safran Launchers, leurs participations cumulées de 40 % ; celle du CNES, principal actionnaire actuel étant de 34 %. L’objectif de cette privatisation entérinée par les gouvernements européens est de réduire à la fois le coût et la durée de développement, ainsi que les frais d’exploitation. Selon ces nouvelles règles, les industriels ne bénéficieront plus des subventions européennes d’exploitation et s’engagent au respect du budget et du calendrier.

Le lanceur Ariane 6 permettrait donc aux Européens de rester compétitifs, à échéance 2020, en s’alignant sur les conditions commerciales de l’outsider américain. Mais les progrès de la technologie avancent à pas de géant : quelles seront les conditions du marché des lanceurs dans cinq ans, alors que la Chine et l’Inde se préparent à y entrer ? D’autant plus qu’une autre révolution, est en cours, côté américain. SpaceX développe un lanceur réutilisable. L’essai inédit, tenté en janvier 2015, de récupérer le premier étage de la fusée Falcon 9R sur une plate-forme en mer s’est certes soldé par un échec. Mais la réussite de cet exploit aurait notamment pour conséquence de baisser le prix de lancement à 30 millions de dollars. En se fiant aux nombreuses études déjà conduites par le CNES sur la réutilisation d’éléments d’un lanceur, son président Jean-Yves Le Gall, considère que « le vrai test n’est pas de faire se poser un premier étage. Et sans doute SpaceX y parviendra-t-il dans un prochain essai. L’important, c’est de pouvoir le faire revoler dans des conditions économiques raisonnables ». Les partenaires européens disposent désormais d’une ligne budgétaire pour y travailler.

La nouvelle répartition des rôles au sein de la filière spatiale européenne assurera-t-elle l’excellence en termes de fiabilité, ce qui a fait la renommée mondiale d’Arianespace ? Les agences spatiales ESA, CNES, l’allemande DLR d’un côté, et les acteurs privés Airbus-Safran de l’autre, doivent encore parvenir à s’entendre sur la conception d’Ariane 6 ; alors que l’avenir du marché des lanceurs passera peut-être très prochainement par la technologie des réutilisables. Pour mesurer l’état d’avancement d’Ariane 6, les pays membres de l’ESA se réuniront à nouveau dans deux ans. L’opérateur français Eutelsat est déjà en lice pour le premier vol du futur lanceur européen.

Sources :

  • « Le dernier combat d’Ariane », Dominique Gallois, Le Monde, 16 septembre 2014.
  • « SpaceX, la « bombe«  d’Elon Musk », Le Monde, 16 septembre 2014.
  • « Echec de Galileo : un problème de tuyaux, facile à corriger », AFP, tv5.org, 8 octobre 2014.
  • « Ariane 6, nouveau lanceur européen sur le pas de tir », Alain Guillemoles, la-croix.com, 2 décembre 2014.
  • « Ariane 6 : accord historique des Européens », Dominique Gallois, Le Monde, 3 décembre 2014.
  • « Une nouvelle organisation industrielle », Véronique Guillermard, Le Figaro, 3 décembre 2014.
  • « Semi-échec de SpaceX dans un test décisif pour réutiliser ses fusées », Hervé Morin, Le Monde.fr, 10 janvier 2015.
  • « Espace : SpaceX pousse une fois encore l’Europe à réagir », Alain Ruello, Les Echos, 12 janvier 2015.

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