Le Guardian passe au crible 70 millions de commentaires

Fort heureusement insignifiants en nombre, mais néanmoins révélateurs de la persistance des pires clichés, les commentaires injurieux touchent plus particulièrement les minorités et les femmes. « Comment réagir », s’interroge le Guardian.

Emblématique de la presse en ligne, précurseur dans les usages du web 2.0, le quotidien britannique The Guardian s’est lancé dans une entreprise inédite et courageuse, à savoir l’analyse des 70 millions de commentaires postés sur son site web (Twitter et Facebook n’ont pas été pris en compte) entre le 4 janvier 1999 et le 2 mars 2016, seulement 22 000 d’entre eux ayant été enregistrés avant 2006. Contrairement à certains titres, comme Le Monde, qui réservent cette possibilité à leurs seuls abonnés, le site du Guardian laisse l’espace sous les articles accessible à tous les lecteurs, sur simple enregistrement. Les articles sont ouverts aux commentaires des internautes durant une période de trois jours suivant leur mise en ligne. « La plupart du temps, les commentaires enrichissent nos articles », déclare le Guardian.

En effet, seulement 1,4 million de commentaires sur les 70 millions enregistrés ont été bloqués par les modérateurs, soit 2 %. « Injurieux ou perturbateurs », les messages bloqués sont le plus souvent des insultes à l’adresse d’un journaliste ou d’un internaute ayant posté un commentaire. Certaines rubriques sont plus particulièrement concernées, notamment celles intitulées « International », « Opinions », « Environnement » et « Mode ». De même, certains sujets attirent particulièrement les pires commentaires, comme le conflit israélo-palestinien, le féminisme, ou encore le viol. A l’inverse, le cricket, les courses hippiques et le jazz donnent lieu à des échanges courtois.

En croisant les commentaires bloqués avec le profil des 12 000 auteurs qui ont publié au moins deux articles sur le site du Guardian depuis 2009, le plus souvent accompagnés d’une photo, l’analyse révèle que huit femmes dont quatre « non blanches » et deux hommes noirs ont reçu le plus grand nombre de remarques désobligeantes et méprisantes. Parmi ces auteurs harcelés, deux femmes et un homme étaient homosexuels, une femme était juive et une autre musulmane. D’une manière générale, un article écrit par une femme, quel que soit le thème abordé, est davantage soumis aux injures que celui rédigé par un homme. Par conséquent, les dix journalistes les moins harcelés en ligne sont des hommes. Il en va de même des clichés, aussi dévastateurs que tenaces, concernant certaines rubriques du journal : aux journalistes masculins, les sujets « Technologie » et « Sports » ; aux femmes, la « Mode ». Sortir du rang, c’est attirer les foudres des commentaires.

Sur le site du Guardian, les journalistes apportent leur témoignage. « Qu’est-ce que nous entendons par « abus » », s’interroge Jessica Valenti : « Imaginez que vous allez au travail et que, chaque jour, sur votre chemin une foule de 100 personnes vous balancent « Vous êtes stupide », « Vous êtes horrible », « Vous craignez », « J’ai du mal à croire que vous êtes payé pour ça ». C’est une façon effrayante d’aller travailler. »

« Quel mal ça fait ? », se demande à son tour Steven Thrasher : « Même si je me dis que si quelqu’un me traite de nègre ou pédé, ça ne veut rien dire, cela a quand même un effet néfaste sur moi : un effet émotionnel et même physique. Et au fil du temps, cela s’accumule. »

Nesrine Malik pense, quant à elle, « qu’il est louable de garder les commentaires ouverts, même si vous n’aimez pas ce que les lecteurs disent ou comment ils le disent. Les journalistes doivent être remis en question ».

Afin de poursuivre la réflexion avec ses lecteurs, le Guardian les invite à jouer au modérateur en bloquant ou en autorisant eux-mêmes des commentaires, tout en comparant leurs décisions avec celles prises par l’équipe du journal. Plutôt que d’ignorer le phénomène ou encore d’interdire définitivement la publication de commentaires, comme se sont résignés à le faire certains médias, les équipes du Guardian, dont le site enregistre plus de 50 000 commentaires par jour, parfois plus de 70 000, ont préféré susciter l’engagement des internautes en créant une rubrique intitulée « Le web que nous voulons », invitant ses lecteurs à partager leur expérience et à imaginer des solutions pour lutter contre les messages odieux. Pour certains sujets, l’espace réservé aux commentaires a néanmoins été fermé : c’est notamment le cas pour l’article en ligne relatant cette étude, à la fin duquel figure un compteur affichant, chaque jour, le nombre de commentaires postés, ainsi que le nombre de commentaires bloqués par les modérateurs du site du Guardian.

Sources :

  • « The web we want. The dark side of Guardian comments », Becky Gardiner, Mahana Mansfield, Ian Anderson, Josh Holder, Daan Louter and Monica Ulmanu, theguardian.com, 12 April 2016.
  • « Harcèlement, sexisme, mais aussi espoir : le Guardian face à ses 70 millions de commentaires », Luc Vinogradoff, blog Big Browser, lemonde.fr, 12 avril 2016. 
  • « Les femmes et les Noirs, journalistes les plus harcelés en ligne », par Robin Andraca, arretsurimages.net, 12 avril 2016.

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