L’espace au risque du syndrome de Kessler

La conquête de l’espace a engendré ce que les scientifiques appellent une « pollution spatiale », un phénomène qui, à terme, pourrait compromettre l’utilisation de cet univers dont dépendent désormais de nombreuses activités humaines comme l’observation, la défense, la météorologie, la radionavigation, la géolocalisation, la cartographie, la diffusion de chaînes de télévision ou l’accès à internet.

En soixante ans d’activités spatiales, 5 000 tirs de fusées ont été effectués depuis le lancement, en 1957, du premier satellite, le russe Spoutnik. Aujourd’hui, 1 100 satellites actifs évoluent parmi 7 000 tonnes de débris en orbite autour de la Terre. Si une grande part des débris finit par se disloquer en entrant dans la haute atmosphère, le nombre de ceux qui restent en orbite a doublé au cours des dix dernières années. Environ 20 000 débris en orbite qualifiés de « gros », parce que visibles – d’une taille supérieure à 10 cm en orbite basse et de plus d’1 m en orbite géostationnaire –, ont été répertoriés et sont donc surveillés.

Ces gros débris proviennent essentiellement de vieux satellites inactifs, d’étages supérieurs de fusée ainsi que de résidus opérationnels. En revanche, une menace permanente de collision provient des 500 000 à 700 000 fragments issus d’explosions d’origine diverse. De plus petite taille – moins de 10 cm –, ces débris errent selon une trajectoire aléatoire, sachant qu’un fragment peut provoquer autant de dégâts qu’un satellite entier. La grande majorité des débris demeure donc incontrôlable et constitue un danger réel pour l’ensemble des activités spatiales.

Deux zones de l’espace autour du globe terrestre sont particulièrement infectées : d’une part, l’orbite basse, jusqu’à 2 000 km de la Terre, qui a la plus forte densité de satellites, notamment ceux utilisés pour l’observation, est la plus polluée avec 75 % des débris et, de l’autre part, l’orbite géostationnaire, située à près de 36 000 km, sur laquelle sont placés entre autres certains satellites de télécommunications et les satellites de diffusion de la télévision.

Au titre des accidents ayant produit le plus grand nombre de débris spatiaux, deux événements ont plus particulièrement permis d’accentuer la prise de conscience des risques inhérents à la pollution de l’espace. En 2007, la Chine a volontairement détruit l’un de ses satellites de communication en fin de vie afin de tester l’efficacité d’un missile. Cette opération a provoqué l’éparpillement d’environ 4 000 gros déchets à 800 km d’altitude, dans l’orbite où circulent notamment de nombreux engins d’observation. Deux ans plus tard est survenue la première collision entre deux satellites de communication intacts placés en orbite basse. L’engin américain Iridium 33, en activité, a cessé d’émettre après avoir percuté le russe Cosmos 22-51, pour sa part inactif. Cet incident a produit plus de 18 000 gros débris dont 4 000 ont été catalogués, tandis que les autres sont en cours d’observation, sans compter l’immense masse engendrée de débris de plus petite taille. « En deux événements, on a pris l’équivalent de vingt ans de débris liés à l’activité spatiale », déplore Christophe Bonnal, ingénieur à la direction des lanceurs du CNES (Centre national des études spatiales) qui étudie la question de la pollution spatiale depuis trente ans.

Et d’expliquer : les débris qui planent au-dessus de nos têtes posent deux types de problèmes. D’abord, ils sont là pour longtemps, 1 000 ou 2 000 ans. Ensuite, ces objets placés à 1 000 km d’altitude se déplacent à une vitesse orbitale de 30 000 km à l’heure. En conséquence, il est inévitable qu’une collision ne se produise un jour. Il ne s’agit donc pas d’un problème à court terme, mais d’un enjeu majeur pour les cinquante ou cent prochaines années.

Le risque de collision est exponentiel puisque les débris sont eux-mêmes producteurs de nouveaux fragments, plusieurs milliers pouvant être engendrés par le simple heurt d’un gros débris par un petit. Entre 700 et 1 100 km d’altitude, zone d’orbites particulièrement utilisée, il est très probable que le syndrome de Kessler se vérifie déjà. Selon cette hypothèse formulée en 1978 par Donald J. Kessler, de la NASA, il existerait un seuil au-dessus duquel la génération de débris, notamment par collisions mutuelles, augmenterait à tel point en nombre et en probabilité d’impacts que toute activité spatiale deviendrait impossible à maintenir, au risque d’une saturation dans 100 ans. Il est déjà urgent de mieux gérer l’orbite géostationnaire, bientôt saturée. Le film Gravity d’Alfonso Cuarón (2013) est inspiré du syndrome de Kessler.

Au sein de l’Inter-Agency Space Debris Coordination Committee (IADC), institué en 1993, la plupart des grandes agences spatiales collaborent à la surveillance, à l’étude et à la gestion des débris spatiaux. En l’absence d’un droit international, les membres de l’IADC ont établi en 2007 un recueil de règles à suivre pour la réduction des débris spatiaux, notamment la désorbitation rapide des étages supérieurs des lanceurs, l’entrée dans l’atmosphère des satellites en orbite basse au bout de 25 ans, ou encore le déplacement des satellites géostationnaires sur une orbite « cimetière ». Les États-Unis, le Japon et la France figurent parmi les pays les plus impliqués. La France est le seul pays qui dispose d’une réglementation portant sur la limitation des débris spatiaux et la prévention des risques de collision, en application de la loi de 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales. Sous l’égide de l’ONU, la création d’un système de retrait des débris est discutée. Ce programme devrait être accepté par l’ensemble des pays impliqués dans l’exploitation de l’espace : deux tiers des débris en orbite basse sont d’origine russe, un quart est américain et 10 % chinois. L’idée d’une taxe pollueur-payeur est également envisagée, tout comme le financement par les industriels de l’espace d’appareils pour éliminer les débris, qui serviraient également à l’entretien des satellites en orbite.

Dans l’attente d’une hypothétique coordination internationale pour financer la chasse aux débris, encore faut-il concrètement prévenir le risque permanent de collision. Au sein du CNES, le Centre opérationnel d’orbitographie (COO) assure une veille permanente (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) pour protéger les satellites français ou étrangers, pour lesquels les opérateurs ont demandé son assistance. Sur la base des informations délivrées par le système de surveillance des États-Unis et par le réseau de radars de l’Armée française baptisé GRAVES (Grand réseau adapté à la veille spatiale), l’équipe du COO réalise des calculs complexes de probabilité d’impact pour déterminer s’il y a lieu de faire une manœuvre d’évitement afin de protéger un satellite. Au rythme d’une notification de risque de rapprochement par minute envoyée par les Américains, le COO procède, ou non, à une analyse – 450 000 fois en 2015 – afin de décider s’il y a lieu de dévier un engin, ce qui arrive une vingtaine de fois par an. Placée en orbite basse, et habitée, la Station spatiale internationale (ISS) doit manœuvrer 4 à 5 fois par an pour éviter un débris.

En 2012, l’Agence spatiale européenne a lancé le programme Clean Space afin de développer des technologies permettant de réduire le nombre de débris en orbite et aussi de ne plus en produire. Encore en phase de test pour la plupart, diverses techniques sont envisagées, en Europe et ailleurs : un bras articulé pour faire descendre les débris afin qu’ils explosent, ou bien les aspirer ; le remplacement du titane, qui résiste jusqu’à 2 000 degrés, par de l’aluminium dans la fabrication des réservoirs ; faire tomber les gros débris qui n’explosent pas dans les océans (dépolluer en haut pour polluer en bas…). Afin de prévenir les risques de collision avec un satellite en panne au sein de sa constellation qui en comptera 900 au total, l’entreprise OneWeb, par exemple, finance la fabrication, par la start-up Astroscale établie à Singapour, d’une poignée sur chacun des engins afin de permettre à un appareil de les « désorbiter ».

À l’occasion d’une mission de ravitaillement de l’ISS, l’agence spatiale japonaise Jaxa a emporté dans l’espace, le 9 décembre 2016, un engin de nettoyage : composé de câbles d’acier et d’aluminium, un filet de 30 centimètres de large et de 700 mètres de long devait être déployé pour ralentir la vitesse des déchets, grâce à l’effet électromagnétique engendré par son balancement dans le champ magnétique de la Terre, afin de les faire plonger dans l’atmosphère où ils se consumeraient. Jaxa programmait pour 2025 le lancement d’un satellite spécifiquement destiné à drainer l’espace au moyen de cette longe magnétique. Mais la tentative de déploiement du 28 janvier 2017 semble être un échec, le filet ne se comportant pas comme escompté.

La révélation de l’importance de l’enjeu lié au nettoyage de l’espace, et surtout à la nécessité d’arrêter de le souiller, date de la fin des années 1990. Malgré l’établissement des premières règles sur la gestion des débris spatiaux prises à partir de la fin des années 2000, les progrès visant à remédier à ce grave problème, de nature technique, mais également éthique, sont passablement limités. Comme la Terre, l’espace est pollué par des activités humaines qui entraînent des dégâts collatéraux rarement anticipés. L’espace compte aujourd’hui 1 100 satellites actifs. Qu’en sera-t-il de ces risques avec la mise en œuvre prochaine des constellations de centaines, voire de milliers de satellites, prévues par OneWeb ou SpaceX (voir La rem n°33, p.21) ? « Aujourd’hui, la principale cause de mortalité des satellites, ce sont les débris spatiaux. Imaginez dans vingt ans ! », avertit Christophe Bonnal. Avec une centaine de mises en orbite de satellites par an, les carnets de commandes des lanceurs sont complets. Sans compter que Richard Branson (Virgin), Jeff Bezos (Amazon), Elon Musk (SpaceX) investissent dans le tourisme spatial, ce dernier ayant l’ambition de conquérir Mars.

Grande absente des initiatives de la Cop 21, la question de la préservation de l’espace, principalement pour assurer la bonne marche des activités qui y sont déployées, n’a pas encore dépassé la phase de sensibilisation, travail de longue haleine pour les scientifiques dont la parole n’atteint jamais que leurs confrères. De même que les parcs nationaux contribuent à la protection de l’environnement terrestre, des zones protégées dans l’espace sont nécessaires pour continuer à utiliser les technologies qui y sont déployées. Alors que les financements manquent pour cause de crise budgétaire aiguë, paradoxalement, la logique dominante reste de réparer pour colmater, plutôt que de prévenir afin d’éviter les catastrophes. Ne serait-ce que pour ne pas aboutir à la paralysie de leurs activités, les industriels de l’astronautique devront investir dans la gestion des débris spatiaux et mieux encore, apprendre à ne pas polluer.

Sources :

  • Article « Syndrome de Kessler », Encyclopédie libre Wikipédia, en français, http://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_Kessler, dernière modification de cette page le 30 juin 2016.
  • « Les débris, première cause de mortalité des satellites », interview de Christophe Bonnal du CNES, propos recueillis par Hervé Morin, Science & Médecine, Le Monde, 21 septembre 2016.
  • Article « Débris spatial », Encyclopédie libre Wikipédia, en français, http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9bris_spatial, dernière modification de cette page le 27 décembre 2016.
  • « L’espace : une décharge à ciel ouvert », La Méthode scientifique, émission de Nicolas Martin, invités : Luisa Innocenti, responsable du programme Clean Space à l’ESA et Jacques Arnould, historien des sciences et théologien, chargé de mission par le CNES pour les questions d’éthique, reportage : rencontre avec Christophe Bonnal, expert à la direction des lanceurs du CNES, France Culture, 10 janvier 2017.
  • « JAXA to try out new technique designed to remove debris from space », The Mainichi, mainichi.jp/english, January 28, 2017.
  • « Le filet anti-déchets de l’espace est cassé », ATS, 20 Minutes, 20min.ch, 1er février 2017.

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