Nudge

Traduit de l’anglais par l’expression « coup de pouce », un nudge désigne un procédé ou un dispositif qui oriente la prise de décision d’un individu, sans contrainte et dans l’intérêt de celui-ci. Incitation à faire quelque chose, un nudge a pour finalité de transformer une intention en acte, de provoquer un changement afin de résoudre un problème. Adopté par les États à l’adresse de leurs citoyens, puis par les entreprises ou les organisations pour communiquer avec leurs clients ou leurs usagers, le nudge est une proposition qui détourne chacun de ses « mauvaises » pratiques, ou de son attachement au statu quo, en l’amenant à prendre la bonne décision, sans commandement, pour son bien-être ou celui de la communauté. Cette technique douce d’influence est considérée, par ses promoteurs, plus efficace que la seule recommandation ou le règlement, qu’elle vient renforcer. En théorie, le nudge, par sa simplicité, peut engendrer des changements bénéfiques importants, à moindres coûts.

Quelques exemples de nudge parmi les plus connus :

  • une fausse mouche dessinée dans le fond des urinoirs à l’aéroport d’Amsterdam qui a permis de réduire les frais de ménage de façon significative ;
  • un escalier musical du métro à Stockholm qui a augmenté de 66 % le nombre de personnes qui l’empruntent à la place de l’escalator ;
  • l’organisation du service des cantines qui met en avant les salades et les légumes verts afin de lutter contre l’obésité ;
  • un trompe-l’œil illustrant un passage piéton en relief pour inciter les automobilistes islandais à ralentir ;
  • le niveau moyen de consommation d’électricité dans le quartier, figurant sur la facture afin que chaque foyer puisse s’en rapprocher ;
  • le Malassi, conçu par l’unité nudge de la société d’étude BVA, pionnier dans le domaine, est un fourreau en mousse bien visible placé sur les sièges des cars scolaires pour amener les enfants à boucler leur ceinture de sécurité ;
  • le Poubellator, un monstre à nourrir, d’un vert saillant, assurant une meilleure collecte des déchets, à bord des trains OUIGO, résultant d’un partenariat entre la SNCF et l’unité Nudgede BVA ;
  • l’étiquetage Nutri-score à l’initiative de la direction générale de la santé, information simplifiée à partir de cinq couleurs allant de A à E, qui indique la valeur nutritive des produits alimentaires industriels.

Issue de l’économie comportementale (behavioral economics) – discipline qui allie économie et psychologie, couronnée d’un premier prix Nobel en 2002 grâce aux travaux du psychologue Daniel Kahneman –, The Nudge Theory ou la théorie du coup de pouce est une création des Américains Richard Thaler, économiste à l’université de Chicago, également prix Nobel en 2017, et Cass Sunstein, professeur à l’université de droit de Havard. Dans un ouvrage écrit à quatre mains nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness (Yale University Press, 2008), Richard Thaler et Cass Sunstein défendent l’application des principes de l’économie comportementale aux politiques publiques. Puisque les hommes n’agissent pas, spontanément, de façon rationnelle – tel l’homo economicus –, ni pour eux-mêmes ni pour les autres, et qu’en revanche, ils sont influencés par toutes sortes de biais cognitifs, affectifs, sociaux ou moraux, une politique publique devra tenir compte de ces facteurs comportementaux afin d’élaborer des dispositifs – des nudges – nécessaires à sa réussite. Les deux chercheurs ont ainsi inventé le concept de libertarian paternalism, traduit par « paternalisme libertarien » : « paternalisme » puisqu’il s’agit de veiller au respect de l’intérêt individuel ou collectif et « libertarien » car le nudge modifie simplement un environnement en proposant, selon l’expression de Richard Thaler et Cass Sunstein, une « architecture de choix », présentation ou disposition établie pour aider les citoyens à choisir, par défaut, la bonne décision, sans gêner par ailleurs ceux qui l’ont déjà prise. Selon les mots de Cass Sunstein, le nudge est une sorte de GPS : « Il vous laisse aller là où vous souhaitez aller, mais vous indique le bon ou le meilleur chemin. »

Au tournant des années 2010, la notoriété de l’économie comportementale gagne les États qui s’intéressent à ses effets sur une action publique plus efficace et moins dispendieuse : Richard Thaler devient conseiller de la nudge Unit installée au sein du gouvernement de David Cameron en 2010, tandis que Cass Sunstein rejoint l’équipe du président Obama en tant qu’administrateur de l’Office of Information and Regulatory Affairs (OIRA) de 2009 à 2012. L’économie comportementale a donc servi de cadre aux agences fédérales pour concevoir et mener leurs actions – messages d’avertissement ou choix par défaut – en matière de santé, d’environnemen ou d’alimentation. Cass Sunstein aura notamment démontré que l’inscription par défaut aux cotisations à la retraire sur les formulaires d’embauche des salariés américains a beaucoup plus d’impact que les incitations fiscales à souscrire un compte épargne-retraite.

Publié en 2017, un rapport de l’OCDE intitulé « Behavioural Insights and Public Policy : Lessons from Around the World » témoigne de l’intérêt porté à la technique de manipulation douce, analysant une centaine d’expériences de nudges dans des secteurs aussi divers que les télécommunications, le marché du travail, la collecte de l’impôt, la santé ou la sécurité routière, partout dans le monde. La Nudge Unit créée par le Premier ministre britannique, s’est transformée en Behavioural Insight Team (BIT), société privée qui officie avec les gouvernements, les autorités locales, des entreprises et des associations caritatives dans une trentaine de pays, disposant de bureaux à l’étranger, à New York, Singapour, Sidney et Wellington.

L’État français, quant à lui, s’est lancé dans la pratique des nudges à l’occasion de sa campagne de communication sur la généralisation de la déclaration d’impôts sur internet en 2013. Afin de convaincre les citoyens hésitants, 36 nudges ont été testés par le Secrétariat général de la modernisation de l’action publique (SGMAP), comme la mise en avant du temps imparti pour remplir la déclaration en ligne ou la diffusion d’un message indiquant le nombre de contribuables ayant déjà adopté cette pratique en ligne.

Le nudge est une forme d’incitation parmi d’autres dans ce que l’on appelle « le gouvernement des conduites », c’est-à dire l’ensemble des interventions de l’État sous la forme d’une incitation : taxe, campagne d’information, éducation, label, étiquetage… Quel que soit le dispositif mis en place, les spécialistes du nudging insistent sur les règles à respecter : « l’architecture de choix » doit être transparente – exempte de toute incitation marketing insidieuse ou d’une quelconque tentative de manipulation cachée ; l’utilisateur conscient de la proposition qui lui est faite, à son propre avantage, garde la possibilité de ne pas l’accepter.

Les marques se sont emparées des nudges à des fins de marketing, en magnifiant leur communication d’une bonne intention, comme la distribution par un fabricant de crème solaire d’un UV patch changeant de couleur durant une trop longue exposition au soleil, ou encore la vente d’un fromage crémeux dans un emballage indiquant la taille de la portion convenable. Ces pratiques commerciales sont assurément trés éloignées de l’esprit de la théorie du « coup de pouce ».

À l’instar des techniques de l’économie comportementale critiquées quant à leur efficacité, notamment dans le temps et selon les différentes catégories sociales plus ou moins réceptives, les nudges ont leurs contempteurs. Certains dénoncent une infantilisation des personnes, un renforcement de l’esprit moutonnier et une atteinte à la liberté de chacun à considérer les choses à sa guise. D’autres y voient un recul de l’État qui s’appuie sur les comportements individuels pour résoudre un problème commun, au lieu de mener une action publique globale.

Dans nos vies quotidiennes connectées, nourries au Big Data et à l’intelligence artificielle, l’impact des « coups de pouce » est avéré. Qui place alors le curseur de notre consentement et à quel niveau, entre l’influence bienveillante et la manipulation à des fins commerciales ou « datapulation » (voir infra) ? Quand les Gafa se préoccupent de lutter contre l’addiction aux smartphones avec un menu de nudges afin de mieux gérer le temps passé sur leurs services, il s’agit bien d’un détournement du concept initial, transparent, non contraignant et bénéficiant à celui qui le reçoit. Ancien responsable du développement du « design éthique » chez Google, dont il a démissionné, l’ingénieur Tristan Harris, cofondateur du mouvement Time Well Spent, milite en faveur de l’equity by design, label pour les applications respectant la volonté des internautes (voir La rem n°41, p.99).

Au sein de l’institut Dataïa, dont les membres fondateurs sont l’Inria, l’université de Paris Saclay, CNRS, École polytechnique, CentraleSupélec, CEA, HEC, INRA, ENSAE ParisTech, IFPEN, Institut Mines-Télécom, l’université d’Évry, l’université Paris Sud et l’université de Versailles, a été lancé le projet « Bad Nudge – Bad Robots », une étude des nudges dans l’interaction verbale homme-machine. L’objectif est de rendre compte du danger des nudges, notamment auprès des personnes vulnérables, les enfants ou les personnes âgées. Considérant que les agents conversationnels, les enceintes connectées Google Home et Alexa d’Amazon, sont des instruments potentiels d’influence sur les individus qui ne sont « ni régulés, ni évalués et très opaques », l’équipe « Dimensions affectives et sociales dans les interactions parlées » dirigée par Laurence Devillers (voir La rem n°46-47, p.107) travaille sur l’importance de l’éthique dans la création de ces objets.

Le développement des objets connectés favorise la généralisation de l’emploi des nudges, sans que les internautes en aient réellement conscience. Prenant le cas de l’application iMessage d’Apple qui habille de la couleur bleue un message lorsque son expéditeur est également client d’Apple, et de vert lorsque le correspondant utilise une autre marque de smartphones, les économistes de l’équipe du projet Bad Nudge – Bad Robot expliquent sur leur site web : « En économie comportementale, nous savons très bien que le bleu est une couleur beaucoup plus agréable que le vert. » Et Laurence Devillers d’ajouter : « S’ils sont souvent utilisés à bon escient pour la santé par exemple, l’utilisation d’objets à assistance vocale pourrait amplifier ces phénomènes de manipulation s’ils sont utilisés à des fins commerciales, avec une éthique moindre. »

L’objectif de l’équipe étant de parvenir à développer des outils d’évaluation des nudges, des expériences d’interactions vocales avec un robot utilisant des nudges vont être menées, avec des populations plus ou moins vulnérables. Laurence Devillers explique sur la page web du projet : « Les objets vont s’adresser à nous en nous parlant. Il est nécessaire de mieux comprendre la relation à ces objets bavards sans conscience, sans émotions et sans intentions propres. Les utilisateurs n’ont aujourd’hui pas conscience de la façon dont marchent ces systèmes, ils ont tendance à les « anthropomorphiser ». Les concepteurs doivent, pour éviter ces confusions entre le vivant et les artefacts, donner plus de transparence et d’explications sur les capacités des machines ». L’aboutissement de ce travail sera la fabrication d’objets connectés ethic-by-design.

Nous en arrivons donc à devoir surveiller ces instruments qui nous surveillent. Des nudges pour les nudges ?

Sources :

  • « Où en est le Nudge ? Tout est-il « nudgable » », Hubert Guillaud, InternetActu.net, 27 juin 2017.
  • « Le Nudge, une technique de persuasion sous influence ? », Du Grain à moudre, Hervé Gardette, France Culture, 7 décembre 2017.
  • « Projet Bad Nudge – Bad Robot ? : Nudge et Éthique dans l’interaction verbale homme-machine », Institut Dataïa, dataia.eu, 31 août 2018.
  • « Connaissez-vous le nudge ? », Hashtag, Anne-Laure Chouin, France Culture, 19 octobre 2018.
  • « Comportement correct exigé. Economie comportementale et gouvernement des conduites », Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Etienne Nouguez, Olivier Pilmis, laviedesidées.fr, 20 novembre 2018.

1 COMMENTAIRE

  1. Utilisé depuis quelques années avec succès en santé publique, hygiène urbaine, prévention routière, le nudging est encore un phénomène émergent et expérimental en entreprise et mérite en effet d’y être développé également, notamment dans le domaine de l’Hygiène et de la Sécurité et Santé au travail.
    En effet, le Nudge Management répond à plusieurs problématiques de gestion des Ressources Humaines dans l’entreprise : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/formation-continue-a-la-securite/le-nudge-management-en-hygiene-et-securite-et-environnement

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