Parler de ville intelligente a-t-il un sens ? Pour une ville-métabolisme

Interview de Philippe ChiambarettaPropos recueillis par Françoise Laugée

Vous êtes architecte et urbaniste, également ingénieur des Ponts et Chaussées et diplômé du MIT. Au sein de votre agence PCA, fondée en 2000, vous avez lancé le projet STREAM auquel collaborent des architectes mais aussi des philosophes, géographes, biologistes ou artistes… Expliquez-nous votre démarche.

L’architecture m’a permis de réunir des savoirs différents selon une approche pluridisciplinaire du métier. C’est la raison pour laquelle j’ai fondé STREAM, un programme de recherche conçu pour prendre de la hauteur et m’imposer une discipline intellectuelle. STREAM instaure une réflexivité par rapport à la pratique constructive de l’agence. Autour de cycles d’exploration thématique, une réflexion est menée avec des chercheurs, penseurs, entrepreneurs ou artistes de tous horizons. Ces recherches aboutissent tous les deux ans à l’édition d’une revue dont les contenus sont diffusés en libre accès sur une plateforme web. Des colloques et des expositions complètent chaque cycle thématique, qui s’incarne peu à peu dans nos projets.

UNE VISION DE LA VILLE COMME INCARNATION DE NOTRE MONDE DE PLUS EN PLUS COMPLEXE

Cette démarche de recherche, prospective et transversale, correspond à une vision de la ville comme incarnation de notre monde de plus en plus complexe, et devant donc être observé sous tous ses angles. STREAM est une méthode qui réunit ces multiples points de vue et fait appel à l’intelligence collective, seule à même d’aborder cette complexité. L’agence PCA a été rebaptisée PCA-STREAM en 2016, une façon d’affirmer que ce travail de recherche, relevant au départ d’une intuition personnelle, est devenu le cœur de notre pratique architecturale. Cette démarche articule recherche et action selon une vision qui permet d’aller au-delà de la construction pour la construction et de refuser tout formalisme. Notre pratique s’appuie sur une compréhension des grands enjeux, sur une analyse du contexte et des usages, dont découle seulement après une forme, à l’inverse de la vision romantique de l’architecte-artiste.

Collecte de données, Big data, capteurs, IA… Comment les technologies numériques se marient-elles ou devraient-elles se marier, selon vous, avec l’habitat, et plus largement avec la ville ? Permettent-elles une meilleure compréhension des enjeux environnementaux et sociaux ?

Sans exagérer la puissance des data, on peut en attendre une meilleure régulation de nos artefacts, une mesure et une correction des externalités. Quoi qu’il en soit, la prolifération des données générée par l’explosion des objets connectés dans les années à venir est inéluctable. Au-delà des nombreuses questions que les technologies numériques soulèvent – propriété, partage, standard d’interopérabilité, vie privée –, c’est bien leur finalité qui reste l’essentiel. L’enjeu, pour notre génération et la suivante, est parfaitement clair : le contrôle de notre empreinte environnementale.

DERRIÈRE L’HYPERTECHNICITÉ ET L’EFFET DE MODE SE CACHE UNE PERTE DE SENS INQUIÉTANTE

Or le déploiement de ces technologies est d’abord porté par le besoin d’un appareil productif mondial de remplir ses objectifs commerciaux, ce qui introduit un biais dans l’analyse qualitative des innovations. Derrière l’hypertechnicité et l’effet de mode se cache une perte de sens inquiétante : les objets dits smarts promettent l’exemplarité environnementale, mais le plus souvent sans prise de recul et sans la moindre étude scientifique sérieuse. La dimension environnementale, devenue impérative tant pour lever des fonds qu’en termes de communication, masque ainsi trop souvent la réalité moins glorieuse du greenwashing.

Les technologies ne sont pas intrinsèquement favorables ou défavorables au respect des objectifs environnementaux et sociaux, mais leur développement doit être examiné d’un point de vue scientifique et porté par de vrais objectifs. Si l’on prend l’exemple du véhicule électrique, il n’y a pas aujourd’hui de consensus scientifique pour affirmer que son bilan environnemental est systématiquement préférable à celui du moteur à essence. Si ce type de véhicule protège les villes en déportant l’émission polluante au niveau des centrales électriques – au prix de grandes infrastructures de transport d’électricité –, son bilan reste donc proportionnel aux modes de production énergétique retenus par chaque pays, excellent en Norvège, épouvantable à New York ; sans parler du bilan environnemental des batteries actuelles ou de la question du « jetable » et de l’obsolescence pour des véhicules présentés comme des smartphones à roues.

L’IMAGINAIRE FUTURISTE DU SMART BUILDING, LE SMARTPHONE AVEC DES MURS ET UN TOIT

L’introduction des data dans notre profession d’architecte s’est traduite par la création de l’imaginaire futuriste du smart building, le smartphone avec des murs et un toit. Notre combat quotidien est de s’assurer que ledit smart building puisse devenir une plateforme pérenne au regard de l’évolution des normes technologiques. Sur les plans des bâtiments d’IBM des années 1980, on découvre la structure même du bâti tordue pour recevoir la technologie, avec des gaines et des trappes nombreuses, des planchers décaissés pour faire passer les câbles informatiques, etc. Autant de mesures qui aggravent aujourd’hui l’obsolescence architecturale de ces édifices à l’ère du wireless. Comme dans de nombreux secteurs, l’hyperspécialisation d’un bâtiment crée une « surperformance » initiale mais s’accompagne d’une vulnérabilité forte aux évolutions futures. Dans les immeubles de bureaux, cette hyperspécialisation a généré une seconde vague moderniste à la fin du XXe siècle qui s’est traduite par des bâtiments obsolètes trente ans après leur construction, nécessitant de lourdes interventions, quand ils ne sont pas purement et simplement démolis. Dans la pratique de l’architecture, de manière à éviter cet écueil, il est impérieux de se concentrer désormais sur la « mutabilité » du bâti.

L’HYPER SPÉCIALISATION D’UN BÂTIMENT S’ACCOMPAGNE D’UNE VULNÉRABILITÉ FORTE AUX ÉVOLUTIONS FUTURES

Depuis que le monde de la tech s’est rendu compte du potentiel qu’il y avait à équiper l’existant, plutôt que de reconstruire des villes entières, les technologies sans fil ont été développées massivement, ouvrant un nouveau champ des possibles aux architectes. En 2020, à l’aube de l’internet des objets, ce sont les réseaux bas débit low cost, et bientôt la 5G, qui offrent le plus de potentiel pour nos villes. Il est fréquemment possible de réaliser autant d’économies d’énergie en équipant correctement un immeuble de capteurs qu’en l’isolant par l’extérieur. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas rénover, mais le recours aux technologies numériques apporte de nombreux avantages pour transformer massivement et au plus vite le tissu bâti existant de nos villes. Alors qu’il fallait, pour les premiers immeubles intelligents, connecter chaque fenêtre avec un câble, il est aujourd’hui possible « d’instrumenter » n’importe quel bâtiment avec un simple boîtier à 30 euros dans chaque pièce. Grâce aux données collectées, un algorithme est capable d’estimer si une fenêtre est ouverte ou fermée par simple mesure de l’évolution des températures et de l’hygrométrie. Une recommandation d’usage peut alors être adressée instantanément à l’occupant. Dans de nombreux domaines, des économies substantielles de ressources (eau, énergie, aliments, matières premières) pourraient résulter d’une optimisation des consommations grâce aux data. Il faudrait néanmoins pouvoir mesurer systématiquement le coût intrinsèque des outils, analyser les effets pervers comme les effets de rebond, pour en tirer des conclusions fiables.

L’USAGER LOCATAIRE, ACCEPTERA-IL DE RECEVOIR DE SON BAILLEUR UNE DEMANDE DE MIEUX RESPECTER LES SUGGESTIONS DE SON TÉLÉPHONE ?

La question devient alors l’acceptabilité de la mise en œuvre d’un tel monitoring. Si nous mettons de côté la question du respect de la vie privée – non négligeable, mais qui se joue largement au niveau des data centers –, et que nous nous recentrons sur l’usager et sa fenêtre, nous pouvons penser qu’un tel algorithme le responsabilise financièrement en traduisant le geste suggéré (ouvrir ou fermer, monter ou baisser le store) en potentiel d’économie d’énergie. Mais l’application mobile de l’usager doit-elle donner cette information une fois par heure, par jour, ou bien faire un compte rendu mensuel sur ses habitudes ? Lorsque l’usager est locataire, acceptera-il de recevoir de son bailleur une demande de mieux respecter les suggestions de son téléphone ? L’application qui prendra le pas dans l’immobilier sera celle qui trouvera le bon dosage de contrôle et de responsabilisation.

Que vous inspire l’expression « ville intelligente » ? Et par conséquent peut-on parler « d’architecture intelligente » ?

La ville intelligente est une traduction littérale de la smart city, qui elle-même est un produit dérivé du smart phone. Il suffit de voir l’aberration environnementale que constituent ces derniers pour comprendre que le premier critère du qualificatif smart n’est pas la vertu ou l’intelligence, mais bien la rentabilité ! Ce qui est smart, c’est Apple, dont la capitalisation boursière a franchi les 1 000 milliards de dollars.

LE PREMIER CRITÈRE DU QUALIFICATIF SMART N’EST PAS LA VERTU OU L’INTELLIGENCE, MAIS BIEN LA RENTABILITÉ ! CE QUI EST SMART, C’EST APPLE

Du point de vue de l’économie, une ville est un immense marché physique. Un lieu où la concentration et la densité favorisent la rencontre d’un employeur et de talents, les échanges d’un groupe de vendeurs concurrents et d’acquéreurs, etc. La ville redécouvre aujourd’hui son lien au grand territoire qui la nourrit et s’articule avec d’autres villes, dans ce que Pierre Veltz nomme « l’économie d’archipel » (voir STREAM 03, Habiter l’Anthropocène). Pour la collectivité, la gestion de cette hypercomplexité nécessite des outils de contrôle. Si le smart est une réponse systémique, rationnelle et objectivement efficace au fonctionnement d’une ville, alors parler de ville intelligente commence à avoir un sens. Si de surcroît on combine l’enjeu purement fonctionnaliste à la réalité humaine et sociale des futurs usagers du lieu – en concentrant l’attention sur l’équilibre entre les libertés individuelles et le nécessaire contrôle de l’espace public –, la réflexion prend corps autour d’un débat autrement plus intéressant pour les concepteurs que nous sommes.

Ces concepts abstraits d’urbanisme s’illustrent le mieux dans les régions du monde où sont actuellement construites des villes nouvelles avec des budgets publics suffisants pour y implanter massivement des systèmes smart : le Moyen-Orient et la Chine.

En 2008, l’émirat d’Abu Dhabi a commencé la construction sur 6 km2 d’une ville nouvelle nommée Masdar City, conçue par le « starchitecte » Sir Norman Foster. Malgré tout le talent de ce célèbre confrère, le ver était dans le fruit dès l’origine car aucune question de sens n’avait été résolue avant le lancement du projet. L’objet physique lui-même est plutôt réussi : une ville entière dotée d’une architecture bioclimatique et de réseaux énergétiques locaux, équipée des dernières technologies et affichant un fonctionnement à basses émissions. Le programme urbain en revanche avait été tranché par les autorités politiques sur la base d’une étude principalement économique et marketing d’un grand cabinet de conseil en stratégie. Faute d’avoir pensé sa finalité sociale et sa vision, Masdar a d’abord été une ville fantôme, qui commence tout juste à prendre vie après des corrections du programme.

Parmi les articles sur la smart city publiés dans la revue STREAM, une chronique de Richard Sennett oppose Rio de Janeiro à Masdar et Songdo, caricatures à la fois fascinantes et inquiétantes de la prise en main de l’urbanisme par les multinationales du conseil et des nouvelles technologies. Ces villes nouvelles restant passablement stériles, cumulant des situations « ubuesques », Richard Sennett expose l’idée intéressante que les favelas et les systèmes d’autoconstruction dans les pays pauvres ont peut-être plus à nous apprendre que les grandes multinationales. En ce sens, il promeut une vision où la technologie servirait la coordination et la collaboration plutôt que le contrôle.

LES FAVELAS ET LES SYSTÈMES D’AUTOCONSTRUCTION DANS LES PAYS PAUVRES ONT PEUT-ÊTRE PLUS À NOUS APPRENDRE QUE LES GRANDES MULTINATIONALES

En Chine, la systématisation de la smart city a eu pour effet de rendre possible, par la captation généralisée de vidéos dans l’espace public, la surveillance de masse des citoyens. Si le procédé peut effrayer, à raison, il faut toutefois prendre un peu de recul, notamment vis-à-vis des reportages diffusés en France montrant un suivi permanent et individualisé. En réalité un tel suivi supposerait la constitution d’une base de données mise à jour de tous les visages et le traitement en ultra-haute résolution de toutes les vidéos, ce qui n’est pas envisageable aujourd’hui, et nécessiterait l’intervention laborieuse d’un opérateur au cas par cas (typiquement pour retrouver un suspect). En revanche, l’analyse automatisée des vidéos qui identifient sommairement quelques caractéristiques des passants (âge, sexe, démarche, vitesse…) permet de repérer et d’alerter au plus vite en cas d’actions suspectes telles que des mouvements de foule ou des agressions.

LE CONCEPT DE « VILLE-MÉTABOLISME » PROPOSE DE DÉPASSER LA RÉFÉRENCE MACHINIQUE

Cet exemple pointe la question de l’acceptabilité de la captation des données dans l’espace public ainsi que celle du niveau d’intrusion des capteurs, qui varie selon le lieu. Les grandes gares françaises ont depuis longtemps des équipements vidéo qui suivent les mouvements des individus, autant pour des raisons de sécurité que pour des raisons mercantiles (estimer la valeur de chaque emplacement commercial selon les flux). Ce dispositif, très proche du système chinois, nous choque pourtant moins. À l’extérieur, des capteurs sonores ou de mouvement (infrarouge) sont souvent considérés comme moins intrusifs, et donc plus acceptables que des caméras, pour un résultat analogue en matière de gestion de flux et de sécurité. Il faut donc toujours revenir à la même interrogation : une technologie est rarement bonne ou mauvaise en elle-même, tout dépend de ce que l’on en fait.

À la lecture de votre revue STREAM, on découvre le concept de « ville-information » ou encore la métaphore du « métabolisme urbain ». De quoi s’agit-il ?

Introduire le concept de métabolisme est une autre façon d’aborder la question de l’urbain, écosystème complexe dont la compréhension dépasse la capacité intellectuelle d’un être humain. Les data sont nécessaires, mais pas suffisantes. L’intelligence collective et l’intelligence artificielle seront nécéssaires pour mieux comprendre ce système complexe. Le concept de « ville-métabolisme » propose de dépasser la référence machinique qui a obsédé la pensée moderne au début du XXe siècle. La ville n’est pas une machine mais un métabolisme qui s’apparente à un être vivant, un être hybride, humain et non humain à la fois. La biologie est une science plus pertinente que la mécanique pour penser la ville aujourd’hui.

LES DATA FROIDES ET STÉRILES, CONFISQUÉES PAR LES GÉANTS DE LA TECH, RISQUENT DE DICTER NOS FAÇONS D’HABITER

Dans STREAM 04, les réflexions sur Les Paradoxes du vivant m’ont poussé à développer la vision de la « ville-métabolisme ». C’est une nouvelle place donnée au vivant en architecture qui dépasse la simple idée de bio-mimétisme. Il ne s’agit pas de copier formellement la nature mais de penser de façon systémique. À l’heure des smart cities, où les data froides et stériles, confisquées par les géants de la tech, risquent de dicter nos façons d’habiter, il est essentiel d’affirmer que la ville doit être conçue comme un organisme, en s’inspirant des processus du vivant. Utilisée de façon raisonnée, la technologie n’est qu’un outil de cette vision. L’architecture a le devoir de faire converger les sciences vers cet objectif. Elle ne peut plus produire des objets isolés, mais doit systématiquement s’inspirer du milieu pour mieux s’y enraciner et y cohabiter. Le bâti doit pouvoir croître de manière organique, être réversible, évoluer dans le temps et fonctionner de manière « métabolique », en produisant et recyclant des flux… Comme un être vivant.

L’EXPÉRIENCE NUMÉRIQUE NE SAIT RÉSOUDRE NI L’ÉCART D’OPPORTUNITÉS ÉCONOMIQUES NI LA SOLITUDE

Il faut tenir compte de cette vision à l’échelle d’un bâtiment comme à celle du quartier et de la ville. Le projet Stream Building (lauréat de Réinventer Paris 1) est par exemple un immeuble à structure en bois ultra-flexible et ultra-performant qui combine des cycles de vie et d’usages, des cycles énergétiques, des cycles végétaux, et qui interagit activement avec le quartier. L’étude du réaménagement des Champs-Élysées est un autre bon exemple d’application à l’échelle urbaine. Nous abordons ce territoire sous l’angle du vivant, de ses flux métaboliques, en collaboration avec nombre d’experts – du data scientist à l’écologue –, mais également en montant des partenariats avec le programme Biopolis (Harvard/SciencesPo/CRI) ou le groupe de recherche « La vie à l’œuvre » au sein de PSL (Paris-Sciences-et-Lettres), avec lequel nous organisons une summer school internationale autour du vivant appliqué à ce cas pratique des Champs-Élysées.

L’un des grands défis de notre temps est de rétablir un équilibre entre la surpopulation des métropoles et la désertification des communes rurales. Les technologies numériques pourront-elles, d’une façon ou d’une autre, y contribuer ?

Sur le principe, le numérique modifie profondément notre rapport à l’espace et à la géographie. Il y a aujourd’hui une évidente dégradation de qualité de vie pour la majorité des salariés dans les grandes villes. Revenir à une relocalisation, à des circuits courts dans les transports, dans l’alimentation ou dans l’artisanat pourrait donner lieu à une redécouverte d’une vie à la campagne. Le nombre de professionnels s’installant aujourd’hui à proximité d’une gare de TGV en est d’ailleurs le signe.

Paradoxalement, le constat est sans équivoque : le développement des technologies est allé de pair, partout dans le monde, avec le phénomène de métropolisation qui concentre toujours plus les talents et la richesse dans les villes-mondes. Le numérique a ainsi accompagné une mécanique d’exclusion sociale des grandes villes, avec l’avènement d’une population de talents éduqués et fortunés que Richard Florida nomme la creative class, seule à même d’évoluer avec succès dans le monde fluide des métropoles. Mais ces innovations technologiques nous apprennent aussi qu’il y a des envies et un besoin fondamental pour les humains d’évoluer au sein de communautés. D’une certaine façon elles remettent en valeur l’importance de la relation, puisque l’outil de production n’est plus assigné à un espace fixe. On a par exemple compris maintenant que le bureau ne va pas disparaître, mais qu’il doit désormais être conçu comme un écosystème relationnel. Ce besoin d’échange, de communauté, est plus aisément satisfait dans les grandes villes. Mais même à la campagne, il ne serait pas surprenant que des villages aujourd’hui abandonnés, avec un immobilier peu cher (handicap des métropoles), puissent progressivement être choisis par des communautés pour y installer des modes de vie quasi urbains, bien loin de l’imaginaire alternatif des années 1970.

POUR L’ARCHITECTE DE DEMAIN, LA CAPACITÉ À ASSEMBLER DES DONNÉES DE PLUS EN PLUS HÉTÉROGÈNES EST ESSENTIELLE

La tournure dramatique qu’a prise l’expression des inégalités territoriales depuis novembre 2018 avec le mouvement des Gilets jaunes nous invite à ne pas sombrer dans une lecture facile des solutions possibles à même de résorber la fracture ville-périphérie. On a ainsi souvent tendance à penser que les tiers-lieux peuvent porter à eux seuls une nouvelle décentralisation permise par la technologie. Ils y contribuent certainement, mais il s’agit alors de la victoire la plus facile, avec celle du e-commerce. D’autres services comme la santé pourront bientôt être partiellement gérés à distance, même si les habitants des campagnes ont une crainte très compréhensible des fermetures d’hôpitaux. En revanche, que dire des relations humaines et de l’expérience culturelle qu’offre une ville comme Paris ? Que dire des écarts de taux d’emploi ? Que dire des trajectoires de vie pour les étudiants qui se concentrent massivement à Paris, Lyon et Bordeaux pour leur premier emploi ? À ce jour, l’expérience numérique ne sait résoudre ni l’écart d’opportunités économiques ni la solitude.

Pour compter sur le levier de la technologie afin de désenclaver les zones qui subissent un phénomène de désertification ou de décrochage économique, seule l’action publique coordonnée peut être significative. L’action Cœur de Ville menée par la Caisse des dépôts et consignations est un exemple porteur d’espoir : intervenir via une unique plateforme de financement sur des dizaines d’hyper-centres en France pour remettre du souffle dans les économies locales les plus fragilisées en les accompagnant de diverses solutions innovantes. Passé un seuil critique, le regain d’attractivité peut enclencher un cercle vertueux à même d’assurer le retour à une qualité de vie acceptable pour ces communes.

À plus long terme, la question à laquelle notre modèle économique devra répondre est d’aller au-delà de l’égalité des niveaux de vie entre territoires – sur laquelle la technologie a un impact significatif – et de résoudre la divergence patrimoniale liée à la crise de l’immobilier qui a créé des bastions métropolitains inaccessibles aux habitants des périphéries.

Aucun secteur ne semble échapper à une certaine forme de « disruption ».
Qu’en est-il de votre métier ?

La profession d’architecte est à la fois une profession créative et une profession d’exercice libéral régulée par un Ordre. Nos défis face au risque de « disruption » sont très analogues à ceux que rencontrent les médecins. La complexification des questions urbaines posées à l’architecte exige de plus en plus de compétences transversales poussées, à tel point que le métier de généraliste est devenu la pratique la plus difficile, comme en médecine. Pour l’architecte de demain, la capacité à assembler des données de plus en plus hétérogènes, de moins en moins limitées au champ du bâtiment, est essentielle. Il s’agit de savoir concevoir, piloter, « problématiser » et toujours innover.

L’intelligence artificielle (IA) va certainement remplacer une partie du travail, qui sera mieux fait par une machine. Il y a cinquante ans, les projeteurs dessinaient à la main pour le compte des architectes. Avec l’arrivée de la CAO (conception assistée par ordinateur), combinée à une financiarisation du secteur du BTP, les projeteurs ont disparu. Les architectes, absorbés par leurs ordinateurs, ont gagné en contrôle des projets mais perdu en disponibilité pour suivre les questions plus techniques au profit des grandes entreprises d’ingénierie et du bâtiment.

LA SAISIE MASSIVE DE PLANS D’IMMEUBLES ANCIENS POUR EN DÉDUIRE DES PRÉCONISATIONS DE CONCEPTION SUPPOSE LA CRÉATION D’UNE IA BEAUCOUP PLUS PERFORMANTE

Les premiers outils à base d’IA permettront certainement des optimisations et automatisations aidant au dessin des plans ; des alertes automatiques sur des points réglementaires ou techniques ; des optimisations des outils de sondages sur site et autres automatisations des calepinages qui feront gagner du temps. Pour autant, le recours à l’IA pose de nombreuses questions et son développement dans le BTP va probablement prendre énormément de temps. La première raison en est le manque de données sur les composants constitutifs des bâtiments : autant il est déjà possible de faire du Big data pour la maintenance préventive, autant il est très difficile de systématiser une conception de structure qui intègre la réglementation et les enjeux de mise en œuvre. De même, la traduction en données exploitables pour entraîner une IA à reconnaître un bon plan de bureau d’un mauvais est très difficile. Des chercheurs s’y intéressent, mais la saisie massive de plans d’immeubles anciens pour en déduire des préconisations de conception suppose la création d’une IA beaucoup plus performante que celle qui existe aujourd’hui.

Sur le plan du management, une inquiétude pour les architectes est leur capacité d’investissement pour suivre le rythme actuel d’innovation. En Amérique comme en Asie, les agences de plus de 1 000 personnes sont nombreuses et soutenues par des structures capitalistiques qui leur donnent les moyens d’être à la pointe de la technologie, de se doter de centres de R&D internes qui forgent en permanence de nouveaux outils. À cet égard, la protection assurée par l’Ordre en France (notamment sur la capitalisation protégée des agences d’architecture) présente aussi le risque de devenir un plafond de verre. Ce débat est de plus en plus présent parmi les grandes agences parisiennes, pour qui, il est vrai, les enjeux ne sont pas les mêmes que pour la moitié des architectes français exerçant encore en libéral.

Un autre enjeu de la profession face au numérique est celle de la « consommation » de l’architecture. En tant qu’architectes, nous construisons des bâtiments avec l’espoir de les voir durer un siècle. Le succès d’une telle entreprise repose à court terme sur la validité économique et fonctionnelle d’un programme à un endroit donné, et à long terme sur la capacité de cet endroit à se réinventer afin de s’adapter aux besoins de ses usagers. Mieux connaître l’usager final a toujours représenté une nécessité impérieuse pour les architectes, et les data font beaucoup pour nous en rapprocher, non sans induire quelques effets pervers.

Face à ce changement, certains architectes continuent à miser sur le geste d’auteur ou le spectaculaire, travail de plasticien qui prend racine dans une culture des Beaux-Arts, pour coller aux nouveaux modes instantanés de « consommation ». Mesurer le succès de son bâtiment par le nombre de selfies et de « likes » sur Instagram peut sembler très amusant, mais cela fait aussi peser une menace terrible sur l’environnement : celle de l’effet de mode. On s’interroge enfin sur le bilan environnemental de la fast fashion, mais qu’en serait-il du BTP s’il fallait rhabiller les bâtiments tous les cinq ans pour les maintenir sur Instagram ? Et que dire des collectivités endettées pendant trente ans pour un musée passé de mode à sa livraison ? Pourtant, l’expérience montre que la frugalité constructive, le réemploi et la résilience d’usage ne sont pas antinomiques avec l’élégance d’un bâtiment.

Sidewalk Labs, filiale spécialisée dans l’ingénierie urbaine du groupe Alphabet (maison mère de Google), a présenté en 2018 The Dynamic Street, projet futuriste d’une rue dont la chaussée est modulable : voie carrossable le jour, zone piétonne la nuit et terrain de sport en fin de semaine. Qu’en pensez-vous ?

QU’EN SERAIT-IL DU BTP S’IL FALLAIT RHABILLER LES BÂTIMENTS TOUS LES CINQ ANS POUR LES MAINTENIR SUR INSTAGRAM ?

Sidewalk Labs a su créer un buzz car il est affilié à Google, mais en réalité ce secteur d’activité attire tous les groupes industriels mondiaux, et les Français tels qu’Engie, Veolia, EDF Dalkia, Orange, Vinci, Eiffage ou Bouygues ne font pas exception. Ce secteur de la gestion urbaine n’a pourtant rien de nouveau. Déjà en l’an 49, dans son Traité de la brièveté de la vie, Sénèque parlait du fardeau insoutenable qu’était la responsabilité du préfet de l’annone, chargé de l’approvisionnement de Rome en grains, un métier difficile qui devait parfois contourner le politique pour mieux résoudre les problèmes, au risque de subir les plus sévères punitions du pouvoir. Dans le monde occidental, la gestion des villes dépend de la puissance publique. Si cette dernière a toujours su s’appuyer sur diverses formes de commande publique pour acheter des biens et des services au secteur privé, ce n’est qu’avec la révolution industrielle que la délégation de service public par concession a connu un réel essor (grands canaux, chemins de fer). Des pans entiers de l’industrie contemporaine, les utilities, se sont ainsi construits pour répondre aux besoins, concernant l’aménagement et la gestion des villes. Pour autant, ces industries se sont jusqu’ici constituées en silos spécialisés, et c’est là que le numérique change la donne.

Nous réfléchissons en collaboration avec Paul Nakazawa, professeur de la Graduate School of Design de Harvard, à une approche méthodologique pour appréhender l’hypercomplexité contemporaine de la ville, celle des urban stacks ou couches urbaines. L’idée est simple : visualiser l’urbain comme la superposition de différentes couches techniques, allant des infrastructures de transport et d’énergie aux bâtiments et aux réseaux numériques. Sorte d’ADN urbain, la composition des urban stacks reflète la typologie des délégations de service public et diffère pour chaque ville, au regard de l’histoire des politiques publiques de chaque pays.

UNE APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE POUR APPRÉHENDER L’HYPERCOMPLEXITÉ CONTEMPORAINE DE LA VILLE, CELLE DES URBAN STACKS OU COUCHES URBAINES

L’enjeu contemporain des urban stacks est d’éviter les silos et de contenir la volonté de prise de pouvoir d’une couche sur toutes les autres. Le véritable enjeu économique des villes et des grands industriels est de savoir qui sera l’intégrateur de toute la complexité des fonctions urbaines. Le manque de moyens du secteur public, soumis aux contraintes budgétaires, rend peu probable son positionnement sur un rôle autre que celui de délégant. Les utilities du secteur de l’énergie et du BTP misent sur leur présence quotidienne sur le terrain, leurs effectifs qualifiés et leur expertise des concessions. Les opérateurs téléphoniques, quant à eux, pensent, à raison, qu’ils pilotent la couche hardware qui unifie toutes les autres couches ; tandis que les géants du numérique comme Google estiment que le lien à l’usager et à ses données est la couche la plus essentielle. En outre, ces derniers disposent aujourd’hui d’une force de frappe financière sans commune mesure. Les dépenses en infrastructures des géants de la tech s’élèvent à des dizaines de milliards de dollars par an, dépassant largement le montant de la commande publique en France pour le secteur du bâtiment.

Pour autant, Google est-il réellement intéressé à développer des villes ? Aux dernières nouvelles, le projet « Google City » de Toronto est en proie à des difficultés organisationnelles et politiques. Une hypothèse serait qu’il s’agit simplement d’un galop d’essai pour mieux comprendre les enjeux du secteur, afin de proposer aux grands groupes industriels les services les plus adaptés, en s’assurant de devenir des fournisseurs indispensables du secteur immobilier.

Notre agence est aujourd’hui en train de mener un travail de réflexion sur l’avenir des Champs-Élysées à l’horizon 2024-2040. À partir de la problématique des urban stacks, nous faisons des propositions de chaussée dynamique pour accompagner le déclin automobile, favoriser de nouvelles mobilités et reconquérir l’espace public. Cependant, l’une des nombreuses questions posées est celle de cette gestion urbaine : pour un pôle économique majeur comme les Champs-Élysées, les parties prenantes publiques et privées n’auraient-elles pas intérêt à mettre en place une gestion urbaine connectée et intelligente à l’échelle du quartier ? Cette dernière, analogue aux BID (Business Improvement District) anglais, traiterait de la sécurité, des flux des véhicules, du partage des données ou encore de la gestion environnementale. Elle pourrait porter dans un montage public-privé les investissements nécessaires pour un projet ambitieux de réenchantement de « la plus belle avenue du monde ».

 

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