Logs et ePrivacy : la presse se mobilise pour moins dépendre des plateformes

Au Portugal, en Allemagne et en France, les éditeurs se regroupent, parfois rejoints par d’autres entreprises, pour proposer un identifiant unique à leurs utilisateurs afin de sanctuariser une partie de leurs recettes publicitaires en ligne.

Alors que la croissance du marché publicitaire est captée en presque totalité par Google et Facebook depuis que les investissements des annonceurs basculent principalement sur mobile et sur les réseaux sociaux, les éditeurs de presse sont confrontés à la question de l’évolution de leur modèle d’affaires. Reposant historiquement sur un double marché, les ventes et la publicité, le marché de la presse a dans un premier temps donné la priorité à la publicité en basculant sur internet. Désormais, cette équation est intenable et le retour du payant s’impose comme une évidence dans la grande majorité des groupes (voir La rem, n°45, p.27). Sauf que la publicité ne peut pas, tant s’en faut, être abandonnée, parce que les revenus qu’elle génère, même insuffisants, restent nécessaires pour trouver un équilibre économique.

Les éditeurs de presse, et plus généralement les médias qui se financent par la publicité, doivent donc adopter en ligne les pratiques qui permettent à Google et Facebook de capter la croissance du marché publicitaire sur internet, parce que ce sont ces deux acteurs qui dictent leurs conditions au marché (voir La rem, n°44, p.32). Parmi ces pratiques, le contrôle des données est la priorité afin de proposer une offre de publicité programmatique suffisamment performante en termes de ciblage. Il s’agit là du grand avantage de Facebook et de Google qui, grâce à leurs logs, sont en mesure de collecter massivement les données personnelles. Ces logs sécurisent également l’avenir publicitaire des deux groupes, même si les internautes pourront un jour refuser tous les cookies comme le prévoit le règlement européen ePrivacy en cours d’élaboration (voir La rem n°42-43, p.21). S’ajoutent à cet avantage les audiences massives de leurs services respectifs et le fait que les deux acteurs ont une présence mondiale. Ils sont donc en mesure de garantir un taux de pénétration élevé, pays par pays, et ils peuvent également répondre aux attentes des grands annonceurs dont les campagnes se déclinent a minima à l’échelle continentale.

Pour accéder aux données stratégiques des utilisateurs et bénéficier des effets de taille qui avantagent Google et Facebook, les solutions dont disposent la presse et les médias sont peu nombreuses. La première est de prendre acte de leur dépendance vis-à-vis de Google et Facebook et de passer par leurs plateformes publicitaires. La seconde est de s’allier pour reproduire collectivement ce que les deux géants ont su constituer, seuls, avec leurs plateformes respectives. C’est cette stratégie que les éditeurs portugais, allemand et français tentent aujourd’hui en proposant un identifiant unique pour accéder à une large palette de sites et services en ligne.

Dès l’été 2017, six grands groupes portugais de médias (Impresa, Global Media, Cofina, Media Capital, Publico, Nenascença) ont lancé le projet Nonio. Celui-ci repose sur un identifiant unique de connexion à l’ensemble de leurs sites. Chaque fois qu’un internaute se connecte sur l’un des sites des partenaires, ses données comportementales sont attachées à son identifiant unique et partagées par l’ensemble des partenaires. Collectivement, ils peuvent établir ainsi des profils précis de leurs utilisateurs respectifs. Afin de ne pas forcer les internautes à adopter cet identifiant unique, les éditeurs réunis au sein de Nonio ont également autorisé les internautes à utiliser leurs identifiants Facebook Connect ou Gmail, par lesquels ils récupèrent également des données comportementales. Ce faisant, ils alimentent aussi les plateformes en informations précieuses. L’ensemble des données récupérées permet ensuite à chacun des groupes de médias partenaires de commercialiser des offres publicitaires ciblées, la commercialisation ayant débuté seulement le 1er mai 2018. En effet, il est nécessaire de disposer d’un nombre suffisant d’utilisateurs du login pour garantir une efficacité publicitaire aux annonceurs.

En Allemagne, deux initiatives s’inscrivent également dans cette logique. La première, lancée à titre expérimental en avril 2018, est baptisée Verimi et propose un identifiant unique. Avec Verimi, l’utilisateur qui crée son login va accéder à un coffre-fort personnel où il stocke ses données et décide des conditions de leur utilisation. De ce point de vue, le projet allemand est une véritable alternative à Facebook Connect et il ne concerne pas seulement les médias. Outre le groupe Axel Springer, historiquement mobilisé contre les plateformes (voir La rem n°25, p.5), Verimi accueille la Lufthansa, Deutsche Telekom, Deutsche Bahn, Allianz, Volkswagen et Daimler. Le projet a par ailleurs vocation à accueillir d’autres entreprises européennes car un identifiant unique n’a pas seulement pour vertu de satisfaire les ambitions publicitaires des éditeurs d’information en ligne : il facilite l’expérience de l’utilisateur en limitant le nombre de comptes, de codes secrets et de mots de passe à mémoriser.

La même logique a présidé au lancement d’une seconde initiative en octobre 2018. Là encore, des groupes de médias et des entreprises se sont réunis pour proposer un identifiant unique, NetID, avec la promesse d’un meilleur contrôle des données personnelles de l’utilisateur. L’objectif de NetID est toutefois plus directement publicitaire. Parmi les entreprises à l’origine de l’alliance, on retrouve la plupart des grands groupes allemands de médias (Gruner+Jahr pour son offre de magazines, les quotidiens Der Spiegel et le Suddeutsche Zeitung, RTL et ProSiebenSat1 pour l’audiovisuel), des groupes spécialisés dans les petites annonces (AutoScout24) et de nombreuses entreprises proposant des services en ligne et du e-commerce (United Internet, Zalando, C&A). À vrai dire, la coexistence de Verimi et de NetID trahit déjà des tensions entre partenaires souvent en concurrence, la multiplication des identifiants uniques alternatifs risquant là encore de favoriser ceux qui bénéficient des plus grands effets de taille, à savoir l’identifiant Facebook Connect ou le compte Gmail.

En France, dix groupes de médias (pour la presse : L’EquipeLe Figaro, la holding Czech Media Invest, Les Echos-Le Parisien20 MinutesLe Point et pour l’audiovisuel : Altice, RTL-M6, Lagardère Active et Radio France) se sont également associés pour lancer un identifiant unique qui sera testé au printemps 2019 avant d’être élargi à l’ensemble des sites en septembre 2019. En mutualisant leurs forces, les médias réunis touchent ainsi 80 % des internautes français chaque mois. Le projet ne prévoit pas de régie commune, ni même de base de données unique et intégrée. Seul l’identifiant est commun, avec l’adresse e-mail associée. Disposant de ce moyen d’identification, les partenaires pourront alors enrichir les profils de données comportementales à chaque visite d’un internaute identifié sur leurs sites. À charge pour eux, également, de commercialiser leurs offres publicitaires en ligne. L’identifiant unique français est donc d’abord une alternative à Facebook Connect, plus qu’un projet collectif de mutualisation comme peuvent l’être les régies Gravity ou Skyline (voir La rem, n°44, p.32).

Sources :

  • « Andreas Wiele (Axel Springer Digital) : « D’autres éditeurs européens pourront rejoindre l’alliance Verimi », Nicolas Jaimes, 2 mars 2018, journaldunet.com.
  • « Les médias portugais lanceront leur offre commerciale anti-Gafa le 1er mai », Nicolas Jaimes, 4 avril 2018, journaldunet.com.
  • « En Allemagne, médias et entreprises s’allient pour contrer Facebook Connect », Chloé Woitier, Le Figaro, 10 octobre 2018.
  • « Un identifiant unique sur les médias français », Chloé Woitier, Enguérand Renault, Le Figaro, 6 février 2019. 

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