Apple s’empare des puces d’Intel dans un contexte de guerre technologique

Les services sont le relais de croissance d’Apple mais ils dépendent de l’existence d’un parc important d’utilisateurs de matériel Apple. Le groupe ne saurait donc manquer aucun virage technologique, notamment la 5G, ce qui explique le rachat des puces modem d’Intel.

En présentant l’iPhone 11, le 10 septembre 2019, lors de sa keynote annuelle, Apple a insisté d’abord sur ses services, lesquels sont le nouveau relais de croissance du groupe alors que les ventes d’iPhone sont en baisse depuis 2018 (voir La rem n°50-51, p.60). Cette stratégie se traduit d’ailleurs dans le chiffre d’affaires du groupe. À l’occasion de la présentation des résultats de son troisième trimestre, le 30 juillet 2019, Apple a indiqué que les ventes d’iPhone représentent désormais moins de la moitié du chiffre d’affaires du groupe, une situation qui ne s’était plus produite depuis 2012, les services (20 % du chiffre d’affaires) et les accessoires (10 % du chiffre d’affaires, autant que les ventes de Mac) ayant pris le relais. Par ailleurs, la marge générée par les services, 64 %, est littéralement « stratosphérique », ce qui compense en grande partie le repli des ventes d’iPhone.

Les services d’Apple sont d’abord consommés depuis des terminaux Apple, le groupe revendiquant une base installée de 1,4 milliard d’appareils. Apple ne peut donc pas se permettre de délaisser ses produits technologiques phares, mais il peut en faire le vecteur de revenus décalés dans le temps, quand les utilisateurs de ces derniers s’abonneront ensuite aux services de la marque. C’est ce qui explique l’importante baisse des prix des anciens modèles d’iPhone, après l’annonce de la sortie de l’iPhone 11, le dernier modèle commercialisé étant l’iPhone 8 à un peu plus de 500 euros. D’ailleurs, l’iPhone 11 ne propose pas de puce 5G quand tous les autres grands fabricants de smartphones le font. L’iPhone 11 vise d’abord les derniers clients pour la 4G, Apple considérant que la 5G n’est pas mûre (le réseau est de fait quasi inexistant en 2019). L’iPhone 11 n’a donc pas vocation à générer des ventes importantes, que seule la nécessité d’un renouvellement complet du parc peut entraîner à l’occasion d’une rupture technologique, ce qui sera le cas en 2021 avec l’arrivée d’un iPhone 5G. Dans l’attente, les anciens modèles encore commer­cialisés devraient même l’emporter sur l’iPhone 11, en volume de ventes, du fait de leur tarif abordable. C’est cette politique de baisse des prix qui explique encore la résilience d’Apple en Chine, malgré le conflit entre les États-Unis et Huawei et le nationalisme revendiqué des consommateurs chinois qui soutiennent par leurs achats le fleuron national des télécommunications (voir La rem n°49, p.101). À chaque fois, l’objectif est de maintenir la base installée d’utilisateurs d’appareils Apple, ce qui suppose de résister aux concurrences multiples des acteurs asiatiques : au deuxième trimestre 2019, Apple détenait ainsi encore 10,5 % du marché mondial des smartphones, derrière Huawei (15,8 %) et Samsung (20,4 %).

Si Apple s’autorise un certain attentisme dans l’innovation technologique, le groupe ayant pour stratégie de proposer des avancées techniques quand le marché est véritablement prêt à les accueillir (voir La rem n°33, p.56), il n’échappe guère à la nécessité de maîtriser l’innovation en temps voulu. Or, concernant la 5G, l’enjeu est majeur. Il est technologique, industriel et politique.

L’enjeu est technologique et industriel car la 5G est un réseau d’un genre nouveau qui connectera certes des smartphones, mais surtout une kyrielle d’objets grâce auxquels de nombreux services seront proposés en ligne. Parce que la 5G va transformer des pans entiers de l’économie et permettra même l’uberisation, son contrôle est essentiel, ce que les politiques ont bien compris quand Donald Trump fait tout pour retarder l’avancée technologique des groupes chinois. Dès lors, les smartphones 5G ne pourront pas être équipés de composants mondialement disponibles, comme ce fut le cas depuis la 3G, les grands fournisseurs de puces étant Samsung et Qualcomm. En effet, le contrôle des composants sera, dans une économie irriguée par la 5G, un moyen de contrôler l’innovation.

Les fabricants de smartphones ont repensé leur stratégie en conséquence. Samsung a depuis longtemps internalisé la production de ses puces, qu’il commercialise par ailleurs auprès de ses concurrents et qui génèrent 75 % des bénéfices du groupe. Huawei développe ses compétences pour se passer des fournisseurs étrangers, le chinois produisant une partie de ses puces dans sa filiale HiSilicon. Quant à Apple, le groupe est le chantre de l’internalisation puisqu’il propose un écosystème fermé à ses clients, même s’il n’est pas un spécialiste de l’industrie des micro-processeurs, ce que confirme la mention sur ses iPhone : « Designed in California, assembled in China ». Si Apple a d’abord maîtrisé le design, l’expérience marketing, les interfaces logicielles avec son propre OS, ainsi que la gestion de chaînes délocalisées de production, le groupe s’attelle désormais à développer en interne une connaissance technologique pour résister à ses concurrents, le contrôle de la fabrication des puces étant un moyen efficace de concrétiser rapidement des innovations dans ses terminaux.

En 2010, Apple a développé ses premières compéten­ces en électronique avec la maîtrise de son processeur. Depuis, le groupe renforce progressivement ses compé­t­ences, mais souvent par des rachats stratégiques qui lui permettent d’intégrer dans ses équipes des ingénieurs spécialisés. En 2018, le groupe a racheté son fournisseur Dialog Semiconductor pour 600 millions de dollars afin de prendre le contrôle des puces de gestion de l’alimentation électrique de ses appareils. En ce qui concerne les puces mémoire, Apple semblait s’en remettre à Qualcomm à la suite de l’accord récemment trouvé avec le fournisseur américain, qui fournira Apple jusqu’en 2021, et qui sera ainsi le parte­naire du futur iPhone 5G. Sauf qu’à peine l’accord signé avec Qualcomm, en avril 2019, Apple rachetait en juillet 2019 l’activité puces pour modem d’Intel pour un milliard de dollars, ce qui fait de cette opération la deuxième opération la plus importante jamais réalisée par Apple après le rachat des casques Beats. Apple espère ainsi développer ses propres puces 5G, Intel ayant décidé de céder cette activité après l’accord entre Apple et Qualcomm. En effet, les puces modem nécessitant des investissements massifs en R&D et devant être amorties sur de gros volumes, seuls les acteurs adossés à un ou plusieurs des plus importants vendeurs de smartphones dans le monde peuvent survivre. Intel en a tiré toutes les conséquences en perdant Apple comme client. Il se retire donc du marché et transfère à Apple quelque 2 200 salariés et 17 000 brevets afin qu’Apple se passe de Qualcomm à moyenne échéance. Il y aura donc un après-Qualcomm chez Apple, probablement après 2021, le temps pour Apple de maîtriser progressivement la technologie 5G.

Ce choix stratégique met fin à un cycle dans l’industrie du smartphone qui avait historiquement donné l’avantage à des acteurs indépendants dans la conception des puces, dont Qualcomm et sa stratégie fabless (sans usine, sans unité de fabrication), reposant sur la vente de licences. Qualcomm s’est en effet imposé comme un acteur mondial grâce aux générations de smartphones 3G puis 4G pour lesquelles les fabricants de smartphones n’avaient pas misé sur l’internalisation pour leurs composants. Ces premières générations de l’internet mobile sont celles qui ont vu émerger des constructeurs nouveaux, venus principalement de Chine et qui dépendaient de la compétence technologique de fournisseurs étrangers afin de pouvoir s’imposer face aux anciens leaders intégrés de l’univers 2G, dont le finlandais Nokia. Avec la 5G, la configuration sera différente, trois géants intégrés sont en train d’émerger : Samsung qui fabrique depuis toujours ses puces, Huawei qui intègre progres­sivement cette compétence, Apple avec les puces d’Intel.

Sources :

  • « En rachetant une partie d’Intel, Apple fait le pari de l’internalisation », Raphaël Balenieri, Les Echos, 24 juillet 2019.
  • « Apple rachète les puces 5G pour smartphones d’Intel », Nicolas Richaud, Les Echos, 29  juillet 2019.
  • « Apple réduit sa dépendance à l’égard de l’iPhone et rassure la Bourse », Nicolas Rauline, Les Echos, 1er août 2019.
  • « Apple récolte les fruits de sa stratégie de diversification », Ingrid Vergara, Le Figaro,  1er août 2019. 
Alexandre Joux, directeur de l'Ecole de journalisme et de communication d'Aix-Marseille (EJCAM), Aix-Marseille Université, IRSIC (Institut de recherche en sciences de l'information et de la communication)

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