Communication et marketing : le marché publicitaire à l’heure de la convergence

Rachat de Droga5 par Accenture et d’Epsilon par Publicis, fusion de Wunderman et de WPP : la convergence des métiers du conseil et de la communication témoigne de l’évolution de la communication des marques en même temps qu’elle annonce la disparition des holding companies de la communication et leurs réseaux planétaires d’agences.

Dans le Baromètre unifié du marché publicitaire 2018 (BUMP), publié en mars 2019, les chiffres France Pub, les seuls à détailler la dépense totale des marques dans leur communication, ont adopté un périmètre nouveau. Alors que le marché publicitaire s’était habitué à la segmentation classique entre dépenses « média » et « hors-média », voici qu’apparaît une nouvelle catégorie, la dépense « médias digitaux » qui inclut l’achat d’espaces en ligne (principalement le display et le search) et les médias propriétaires, deux postes de dépense auparavant répartis dans les dépenses « média » pour le premier et les dépenses « hors média » pour le second. Les chiffres communiqués sont sans appel : les médias numé­riques représentent une dépense de 6 milliards d’euros en 2018, contre 8,5 milliards d’euros pour les médias historiques (presse, télévision, radio, cinéma et affichage) et 18,7 milliards d’euros pour le hors-média. Autant dire que les dépenses des annonceurs sur internet, en hausse de 14,7 % en un an, vont rattraper très vite leurs dépenses dans les médias, qui stagnent d’année en année. La France prend donc le même chemin que les États-Unis où les dépenses des annonceurs sur internet représentaient déjà 40 % du total des dépenses média en 2018. Le cabinet e-Marketer prévoit même que le numérique représentera plus de la moitié de la dépense publicitaire aux États-Unis dès 2019.

Cette performance de la dépense « digitale » est révélatrice de plusieurs tendances structurelles. Sur fond d’inquiétude en termes de brand safety (voir La rem n°45, p.52) et de performance de la communication numérique (voir La rem n°50-51, p.37), les marques tentent de se réapproprier leur communication, d’où le succès des médias propriétaires en ligne, à savoir les dépenses dans les sites web, les pages Facebook, les chaînes YouTube des marques, dans le community management, mais également dans la constitution de bases de données sur les habitudes de leurs clients. La dépense numérique inclut également l’achat d’espaces sur internet, lequel est de plus en plus dépendant des logiques imposées par les plateformes, Google et Facebook au premier chef (voir La rem n°42-43, p.92), même si Amazon est en train d’émerger à son tour. C’est ce dont atteste le bilan 2018 du marché publicitaire en ligne établi par le Syndicat des régies internet (SRI). Les liens sponsorisés, un marché dominé par Google, affichent une croissance de 11 %, à 2,275 milliards d’euros, soit une dépense supplémentaire des annonceurs de 225 millions d’euros. Il s’agit d’un format de communication dont la performance est garantie, les annonceurs étant facturés au clic, ce qui se traduit toujours par une exposition à leur offre. L’autre poste de dépense en forte hausse, avec 389 millions d’euros supplémentaires investis, est le display social, c’est-à-dire essentiellement des vidéos affichées en fonction des profils des utilisateurs sur les réseaux sociaux, lequel représente 1 milliard d’euros de dépen­ses, en hausse de 63 % sur un an. Les autres leviers (+ 6 %) et le display hors social (+ 5 %) sont loin d’afficher les mêmes performances. Dès lors, ce sont les régies de Google et du groupe Facebook (Facebook, Messenger, WhatsApp, Instagram) qui captent l’essentiel de la croissance du marché de l’achat d’espaces en ligne, chacune en garantissant la communication publi­citaire. Sur le display, c’est notam­ment la commercialisation de profils grâce à la publicité programmatique qui convainc les annonceurs de privilégier les dépen­ses dans la personnalisation de leur communication. Parallèlement, les régies de Google comme de Facebook autonomisent en grande partie les annonceurs qui, s’ils le souhaitent, peuvent accéder directement aux places de marché publicitaire.

La réappropriation de leur communication par les marques est donc globale. Celles-ci déploient leurs propres médias en ligne parce que l’internet rend auto­nome leur communication en leur permettant de s’adresser directement à leurs clients. Elles développent leur propre compétence d’achat d’espaces parce que les places de marché des plateformes les autonomisent à l’égard des agences historiques d’achat d’espaces qui bénéficiaient d’un lien privilégié avec les médias. Les agences historiques, tout au moins l’achat d’espaces média, semblent donc menacées, même si elles parviennent encore à jouer un rôle dans ce processus nouveau d’autonomisation de la communication des marques.

Ainsi, le Club Med s’est engagé dans cette voie en 2016 alors qu’il consacre les deux tiers de sa dépense publicitaire au numérique. Dans un premier temps, il a internalisé l’achat de mots clés, donc les dépenses dites search. L’année suivante, en 2017, le Club Med internalisait l’achat display en développant notamment ses achats programmatiques grâce à un partenariat avec Google. En 2019, le Club Med a créé sa propre division d’achat média pour le numérique. Baptisée Medialab 45, elle se substitue désormais aux agences de communication historiques qui, si elles parviennent encore à travailler pour le Club Med, ont dû se repositionner. Le nombre d’intermédiaires a considérablement chuté et seul l’Agence79, une filiale de Havas, reste un interlocuteur majeur : Agence79 est en effet spécialisée dans le in housing, c’est-à-dire l’accompagnement des marques dans l’internalisation de leurs activités de communication. Agence79 harmonise ainsi l’achat « média digital » réalisé par le Club Med avec l’achat « média classique » qui reste externalisé. Elle produit d’abord une activité de conseil stratégique et de formation aux équipes de communication du Club Med. Cette tendance, émergente en France, est déjà généralisée aux États-Unis : fin 2018, l’Association of National Advertisers (ANA) indiquait que 78 % des annonceurs américains avaient une agence intégrée au sein de leur groupe, contre 58 % en 2013 et 42 % en 2008. Ces agences intégrées gèrent prioritairement le content marketing (marketing de contenu) et la data (les données), donc les dépenses relevant des médias dits propriétaires. Mais, comme l’atteste l’exemple du Club Med, désormais certains groupes franchissent également le pas de l’achat d’espaces en contrôlant leurs dépenses search et display programmatique, ce qui leur assure une meilleure maîtrise de leur relation client alors que la publicité en ligne est décriée pour son manque de transparence, notamment sur la certification des audiences et la qualité de l’attention (voir La rem n°48, p.46 et n°50-51, p.37).

Pour les agences de communication, l’internalisation de la communication des marques représente un véritable défi qui menace désormais leurs métiers traditionnels. Cité par Le Figaro, Jérémie Bugard de Havas Media le confirme : « Avant on faisait 30 % de conseil pour 70 % d’opérationnel ; aujourd’hui, c’est 80 % de conseil pour 20 % d’opérationnel. » Ces 20 % d’opérationnel qui subsistent se logent dans les activités de création, qui restent l’apanage des agences, et dans les derniers contrats d’achat média. La création reste essen­tielle, que ce soit pour créer les supports classiques de communication ou pour accompagner les marques dans leur politique de brand content, ce qui permet à des groupes comme WPP, Omincom ou Havas, d’insister tout particulièrement sur cette dimension de leur activité. C’est beaucoup moins le cas pour l’achat média qui, lorsqu’il faisait les beaux jours des groupes de communication, imposait une main-d’œuvre importante et localisée, laquelle avait conduit les holding companies de la communication à créer des réseaux d’agences avec des antennes dans chaque territoire. C’est ce modèle d’organisation que l’internalisation de la communication par les annonceurs remet en question. Les grandes agences de communication doivent désormais se séparer de collaborateurs spécialistes de la commercialisation d’espaces, un secteur en voie d’auto­matisation complète, pour les remplacer par des consultants en marketing et des spécialistes des données, exploitées ici à des fins de marketing et de communi­cation. Ces nouvelles missions, plus rémunératrices du fait de leur meilleure valeur ajoutée, sont perçues comme l’avenir du métier par un groupe comme Publicis. Mais cet avenir conduit les groupes de communication sur les mêmes marchés que les cabi­nets de conseil.

En remontant de la communication vers le marketing, notamment grâce à la personnalisation de la communication publicitaire en ligne, les groupes de communication ont dû développer des compétences en matière informatique, ce qui explique le rachat de Sapient par Publicis en 2014 pour 3 milliards d’euros et, plus récemment, le rachat d’Epsilon, pour 4,4 milliards de dollars. Epislon est le numéro 2 mondial du CRM (Customer Relationship Managment, pour gestion de la relation client) grâce à sa capacité à établir des profils précis des consommateurs et de leurs comportements en recoupant et en exploitant les données qu’ils communiquent aux marques par de multiples canaux. Cette connaissance du consommateur, doublée d’une compétence technologique permettant d’affiner le placement des publicités, doit faire de Publicis un acteur majeur dans l’accompagnement des entreprises qui numérisent leur communication et leur marketing. Sauf qu’en remontant de la communication vers la gestion de la relation client et le conseil stratégique sur la transformation des procédures des entreprises, Publicis se trouve en concurrence directe avec des groupes de conseil comme Accenture ou Deloitte qui disposent aussi de capacités technologiques et d’effec­tifs spécialisés dans les stratégies d’entre­prise, mais également avec des groupes au profil plus technologique (à l’exemple de Capgemini), qui, grâce à la numé­risation des activités de communication, déploient leurs outils de traitement des données en direction du marketing et des marques. Pour ces derniers, qu’il s’agisse des sociétés de service informatique ou des cabinets de conseil, la convergence des métiers technologiques, du conseil stratégique en entre­prise, du marketing et de la communication est plus facile à gérer. Il leur suffit juste de racheter des structures spécialisées dans la communication numérique, sans nécessité donc de gérer la transition professionnelle de salariés issus des activités historiques de la communication, comme c’est le cas pour les grands groupes de communication. Certes, les activités de création relèvent du défi en termes d’intégration, parce que leurs métiers sont historiquement très éloignés des savoir-faire et savoir-être issus du conseil ou de la technologie. Mais, progressivement, créatifs et communicants acceptent le pari de la convergence des métiers. Aux États-Unis, Accenture s’est ainsi emparé de l’agence créative Droga5, en avril 2019, dont le fondateur, David Droga, est le créatif le plus primé aux Cannes Lions. En France, en octobre 2018, c’est Jean-Pierre Villaret, ancien président de Young&Rubicam, qui acceptait d’intégrer Capgemini.

De leur côté, les grands groupes de communication abandonnent en urgence leur ancienne organisation en réseau mondialisé d’agences et fusionnent leurs activités afin de proposer aux marques, non plus des expertises distinctes, dans l’achat média, dans la commu­nication numérique, dans les relations presse, mais une offre de communication globale qui allie métiers traditionnels, créativité et maîtrise de la communication numérique. C’est la logique du plan « Power of One », lancé par Publicis, après le rachat de Sapient, qui fédère des équipes issues de ses différentes agences sur une plateforme numérique unique, projet par projet, pour que chaque client puisse puiser dans les effectifs du groupe, où qu’ils soient localisés. C’est la logique également de WPP qui a fusionné, fin 2018, ses activités numériques de communication – le groupe étant leader mondial avec Wunderman (devant donc Epislon) – et ses activités historiques de communication réunies dans le réseau J. Walter Thomson. Cette réorganisation est complexe et les groupes de communication restent pénalisés par le poids de leurs anciens métiers face à de nouveaux venus beaucoup plus agiles. Les investisseurs ne s’y trompent pas. Alors que les revenus avant impôts de Publicis sont de 2 milliards d’euros, sa valeur en Bourse est de 11 milliards d’euros, soit cinq fois plus. Accenture a un bénéfice avant impôt de 6,7 milliards de dollars et une valeur en Bourse de 112 milliards de dollars, soit un multiple de 16. Publicis est encore considéré comme un groupe de communication qui se diversifie progressivement en direction du conseil stratégique. Accenture est déjà un groupe de conseil intégré qui ajoute le conseil en communication à ses activités historiques.

Pour résister à cette concurrence nouvelle que la Bourse salue, les grands groupes de communication misent sur leur créativité qui reste leur point fort, même si certains des créatifs les plus en vue acceptent d’intégrer des structures spécialisées dans le conseil. Ils misent aussi sur des tarifs attrayants, quitte à sacrifier leurs marges. C’est du moins ce qu’a affirmé Guillaume Pannaud, président de TBWA France, en annonçant en mars 2019 quitter l’AACC (Association des agences conseil en communication). Il a dénoncé à cette occasion l’absence de mobilisation de l’association qui repré­sente les intérêts des agences, ces dernières ayant vu leur marché perdre un quart de sa valeur en dix ans alors que les dépenses de communication des annonceurs ont augmenté. Cette baisse de la rémunération des agences serait due à un dumping tarifaire qui détruit le marché de la communication au profit des activités de conseil. Dans une interview accordée aux Echos, Guillaume Pannaud explique qu’« un chef de publicité issu d’une grande école est recruté en moyenne 2 300 euros mensuels. Les consultants recrutent au même niveau à 4 500 euros. Ces deux salaires étaient identiques il y a quinze ans ». Publicis et Havas, qui dominent le marché français de la communication, le premier en misant sur le conseil, le second en misant sur la convergence avec les médias et les contenus, seraient ainsi en train d’épuiser les ressources du secteur d’activité dont ils sont pourtant issus.

Sources :

  • « Les holdings de la publicité obligés de changer de logiciels », Alexandre Debouté, Le Figaro, 5 octobre 2017.
  • « Une figure de la publicité rejoint Capgemini », Véronique Richebois, Florian Dèbes, Les Echos, 25 octobre 2018.
  • « WPP met le pied sur l’accélérateur », Véronique Richebois, Les Echos, 28 novembre 2018.
  • Observatoire de l’e-pub. Bilan 2018, Paris, SRI, janvier 2019.
  • « La publicité digitale va capter plus de la moitié du marché aux États-Unis », Basile Dekonink, Les Echos, 21 février 2019.
  • Baromètre unifié du marché publicitaire 2018 (BUMP), France Pub, Irep, Kantar Media, Paris, mars 2019.
  • « Club Med crée son agence média interne », Véronique Richebois, Les Echos, 6 mars 2019.
  • « Club Med internalise le pilotage de sa publicité en ligne », Alexandre Debouté, Le Figaro, 12 mars 2019.
  • « Le silence dans le monde de la publicité a assez duré », interview de Guillaume Pannaud, président de TBWA, par Véronique Richebois, Les Echos, 28 mars 2019.
  • « Avec Epsilon, Publicis tente un gros coup de poker », Enguérand Renault, Le Figaro, 2 avril 2019.
  • « Publicis s’intéresse à l’américain Epsilon, géant du CRM », Véronique Richebois, Les Echos, 2 avril 2019.
  • « La vente de Droga5 à Accenture rebat les cartes sur le marché publicitaire », Véronique Richebois, lesechos.fr, 4 avril 2019.
  • « Publicis accélère son virage numérique en achetant Epsilon », Ingrid Vergara, Le Figaro, 15 avril 2019.
  • « Publicis accélère dans le digital en mettant la main sur l’américain Epsilon », Véronique Richebois, Les Echos, 15 avril 2019.
  • « La publicité en ligne a franchi le cap des 100 milliards de dollars aux États-Unis », Alexandre Debouté, Le Figaro, 10 mai 2019.

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