Huawei imagine l’après-Google

S’il parvient à proposer une version dérivée d’Android, Huawei ne peut pas offrir directement à ses acheteurs non chinois les applications américaines qu’ils apprécient tant. Pour l’instant, le groupe met en place des solutions de contournement de l’interdiction tout en espérant faire émerger un écosystème applicatif concurrent.

Le 15 mai 2019, l’Amérique plaçait Huawei sur sa « Entity list », une liste noire qui interdit au groupe chinois de pouvoir travailler avec toute entreprise américaine (voir La rem n°52, p.96). Quatre jours plus tard, le 19 mai 2019, Google annonçait rompre toutes ses relations commerciales avec Huawei qui s’est retrouvé subitement privé de la version officielle d’Android, mais aussi du Play Store et des applications essentielles de Google comme Gmail ou YouTube, un « must have » sur les marchés occidentaux pour espérer écouler ses smartphones. Menacé sur la 5G qui a été à l’origine de sa confrontation avec les États-Unis, Huawei l’a été également sur la deuxième de ses activités à l’international, la commercialisation de smartphones. En effet, le groupe avait l’ambition de devenir le leader mondial sur ce marché dès 2019, une ambition manquée de peu avec 17 % des ventes selon Strategy Analytics, juste derrière Samsung qui résiste à la première place avec 21 % des ventes.

Cette ambition est toutefois de plus en plus compromise, en 2020 et au-delà. Certes, Huawei affiche une bonne résistance sur son activité « smartphones », le groupe ayant gagné 2,6 % de parts de marché dans le monde en 2019. Mais cette résistance est due d’abord au comportement nationaliste des consommateurs chinois qui ont soutenu la marque au lotus rouge par leurs achats. Or le marché chinois du smartphone est saturé. La hausse des ventes de Huawei peut expliquer la faible performance de ses concurrents locaux, Xiaomi et Oppo. Ailleurs dans le monde, ne pas disposer des applications de Google semble rédhibitoire. Ainsi, lors de la présentation de ses résultats 2019, le 31 mars 2020, Huawei a-t-il confirmé le recentrage des ventes en Chine. Alors que l’international avait représenté plus de la moitié de son chiffre d’affaires en 2018, ces activités n’en représentaient plus que 40 % en 2019, les ventes stagnant en Europe et en Afrique quand elles étaient déjà très faibles en Amérique du Nord. En Asie-Pacifique, les ventes de Huawei sont même en recul sur 2019.

Huawei doit donc inventer l’après-Google s’il doit rester demain un acteur mondial du smartphone. En effet, si les activités sur les équipements 5G relèvent du B to B et de décisions des autorités nationales, pressées par Donald Trump de bannir le géant chinois, les activités de Huawei sur le marché du smartphone dépendent de sa capacité à convaincre les particuliers. La tâche s’avère à cet égard très délicate sauf en Chine où, les services américains étant interdits, disposer d’un smartphone sans Facebook, Twitter ou YouTube fait partie des habitudes. Ailleurs, l’expérience connectée est dégradée, quand bien même les performances technologiques des smartphones Huawei comptent parmi les plus reconnues. En effet, le groupe a su rapidement atténuer sa dépendance aux acteurs technologiques américains et fabrique ses propres puces au sein de sa filiale HiSilicon.

D’ailleurs, cette résilience de Huawei a, le 15 mai 2020, conduit les États-Unis de Donald Trump à élargir aux puces fabriquées en dehors du sol américain les restrictions portant sur le recours à des technologies américaines. Cette décision va encore fragiliser l’approvisionnement de Huawei qui avait diversifié ses commandes auprès de fabricants non américains mais qui, pour leurs usines de gravure, dépendent de l’expertise américaine. Reste que des alternatives sont possibles même si la chaîne logistique de Huawei devra être repensée. En revanche, dans le logiciel, les limites du groupe chinois sont plus visibles car la performance repose ici sur la capacité à fédérer des communautés de développeurs et d’utilisateurs.

En ce qui concerne le système d’exploitation de ses nouveaux smartphones, Huawei est parvenu à limiter l’impact de son placement sur la Entity List américaine. En effet, il est possible d’utiliser Android sans l’aval de Google, le code source du système d’exploitation étant disponible en open source auprès de l’Android Open Source Project (AOSP), créé à l’origine par Google (voir La rem n°13, p.33). La version d’Android approuvée par Google étant interdite en Chine depuis 2010, c’est un dérivé Huawei d’Android qui y est commercialisé depuis une décennie. Perfectionné, ce dérivé se retrouve désormais dans les nouveaux smartphones de Huawei, le Mate 30 Pro lancé en France le 9 décembre 2019 et le P40 lancé le 21 avril 2020. À ce propos, Huawei précise à ses clients en France que ses smartphones utilisent l’interface EMUI, le nom de l’OS dérivé d’Android que le groupe chinois commercialise désormais.

Les choses se compliquent en revanche quand il s’agit d’accéder aux services phares de Google, comme le PlayStore, son magasin d’applications, et des applications les plus plébiscitées de Google, Maps, Gmail, et YouTube pour n’en citer que les plus connues. Avec le P30 comme le P40, il faut donc se résoudre à utiliser des alternatives, disponibles sur le Huawei AppGallery, qui remplace le PlayStore, telles des applications adaptées à l’interface EMUI puisque « les services et applications Google ne sont pas intégrés », comme le précise Huawei sur son site web français. Certes, le groupe chinois cherche à faire émerger une alternative au PlayStore. Déjà en 2015, Huawei avait investi un milliard de dollars pour inciter les développeurs à produire des applications pour son AppGallery. Désormais, ce sont les dévelop­peurs habitués à l’AppStore et au PlayStore qu’il faut convaincre de s’initier aux briques logicielles de Huawei pour décliner demain leurs applications sur leur propre magasin. Pour ce faire, un programme de soutien aux développeurs de 1,5 milliard de dollars est venu compléter, en septembre 2019, celui déjà lancé en 2015.

Fin 2019, l’AppGalery proposait toutefois moins de 50 000 applications en France et les grandes applications américaines en étaient évidemment absentes. Pour remédier à ce manque, Huawei organise un système de contournement des interdictions américaines afin de se procurer sur les smartphones Huawei, sans l’autorisation des éditeurs américains, une version de leurs applications phares. Impossibles à trouver sur la Huawei AppGallery, les applications peuvent être récupérées par le service Huawei Phone Clone qui calque les données d’anciens smartphones pour les implémenter dans les nouveaux P30 et P40 où Google est interdit. De plus, Huawei incite ses clients à explorer « différents stores alternatifs », tutoriels à l’appui, pour obtenir quand même l’accès aux applications américaines. Le site de Huawei par exemple propose de télécharger l’application TrouvApp dans l’AppGallery qui permet ensuite de télécharger les applications américaines sans que celles-ci soient direc­tement proposées dans l’AppGallery. La stratégie est d’ailleurs dénoncée par les premiers concernés, Google en premier lieu. Pour l’Américain, le détournement de ses applications au profit d’un écosystème qu’il ne contrôle pas est une menace à terme sur la domination de la version officielle d’Android. Là où Google propose ses services directement dans l’interface d’Android qu’il accrédite, Huawei est en revanche obligé d’utiliser des alternatives : en France, en Allemagne et en Italie, le moteur de recherche intégré aux smartphones Huawei est celui de l’éditeur Qwant. À l’évidence, l’objectif de Huawei est de faire émerger, à terme, tout un écosystème qui remettra potentiellement en question la domination de Google et d’Apple sur le marché des smartphones.

En effet, Google est presque absent du marché des smartphones et s’est concentré sur les OS et les applications. Apple est positionné sur le haut de gamme dans l’équipement grâce à son OS et à son AppStore. La domination américaine passe donc d’abord par l’omniprésence des deux groupes sur le marché des OS et des applications, le vrai moyen d’imposer des habitudes aux consommateurs : Google et Apple sont les prescripteurs de l’internet mobile. C’est cette position qu’attaque Huawei en cherchant à sortir par le haut du conflit qui l’oppose à l’administration américaine, à savoir passer du statut de géant du matériel électronique à celui de géant des logiciels destinés au grand public. À ce moment-là, Huawei deviendra un véritable acteur mondial de l’internet qu’il sera difficile de remplacer, ce qui est, en fait, déjà le cas, même si certains pays ont opté pour des équipements 5G européens et non chinois. Quand les usages sont installés, aucun décret, aucune loi ne peut rendre caduque une expérience de l’internet mobile.

Sources :

  • « Huawei promet 1,5 milliard de dollars pour les développeurs » Raphaël Balenieri, Les Echos, 19 septembre 2019.
  • « Huawei lance en France son premier smartphone sans Google », Nicolas Richaud, Les Echos, 10 décembre 2019.
  • « Huawei dit « jouer sa survie » en 2020 », Raphaël Balenieri, Les Echos, 2 janvier 2020.
  • « Smartphones : Apple et Samsung maintiennent les Chinois à distance », Raphaël Balenieri, Sébastien Dumoulin, Les Echos, 13 février 2020.
  • « Huawei organise son avenir sans Google », Elsa Bembaron, Le Figaro, 25 février 2020.
  • « Smartphones : Huawei montre les muscles », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 27 mars 2020.
  • « Huawei s’attend à une année difficile après avoir bien résisté », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 1er avril 2020.
  • « Semi-conducteurs : les États-Unis resserrent l’étau sur Huawei », Raphaël Balenieri, Florian Dèbes, Les Echos, 18 mai 2020. 

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