La publicité segmentée arrive à la télévision

La télévision en rêvait depuis longtemps : pouvoir adresser au téléspectateur une publicité ciblée suivant sa situation géographique et son profil, à l’instar de la publicité sur le web. Un décret gouvernemental signé le 5 août 2020 ouvre la voie à ce nouveau type de publicité audiovisuelle.

Déjà, en août 2017, Françoise Nyssen, alors ministre de la culture, avait lancé une consultation publique sur la simplification des règles relatives à la publicité télévisée. Dans un avis, publié le 6 mars 2018, portant sur l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet, l’Autorité de la concurrence mentionnait, à son tour, « la possibilité de développer des activités de publicité segmentée ». Un autre rapport publié en octobre 2018 par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation soutenait également l’idée d’autoriser la publicité segmentée à la télévision. Puis ce fut l’une des promesses de Franck Riester, ministre de la culture entre octobre 2018 et juillet 2020, que de promulguer un décret permettant l’assouplissement des règles de la publicité à la télévision. Ce sera finalement sous le mandat de Roselyne Bachelot, qui lui succéda, que le décret gouvernemental aura été signé, le 5 août 2020. L’article 13 du décret du 27 mars 1992, régi par la loi de 1986 sur la liberté de la communication, imposait jusqu’alors aux chaînes audiovisuelles nationales de diffuser des publicités « simultanément dans l’ensemble de la zone de service ». Seuls les services à la demande des chaînes de télévision étaient jusqu’alors autorisés à émettre des publicités différenciées selon le téléspectateur d’un même programme. Le nouveau décret entérine ainsi un assouplissement ouvrant la voie à une publicité dite segmentée, adressée ou ciblée, soit le ciblage du téléspectateur en fonction de ses coordonnées géographiques ou de son appartenance à un segment de clientèle, établi à partir de divers critères : âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, structure du foyer, centres d’intérêt…

Selon David Larramendy, président du Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV), « on assiste à une explosion de la publicité digitale, les Gafa se frottent les mains. Les acteurs traditionnels de la télévision, eux, sont bloqués par une réglementation figée depuis les années 1980 ». Alain Weill, PDG d’Altice France, renchérissait dans un livre blanc remis aux parlementaires en 2019 : « Le cadre actuel de régulation conduit à une situation ubuesque où l’on donne aux acteurs numériques internationaux ce dont on prive les médias traditionnels – au nom de principes de concurrence ou de pluralisme. » La publicité segmentée existe déjà depuis plusieurs années au Royaume-Uni, en Belgique ou encore aux États-Unis et représente, selon une étude du cabinet Oliver Wyman publiée en mai 2019, entre 2 et 5 % du chiffre d’affaires des régies publicitaires l’ayant mise en œuvre.

Trois types de segmentations

La première segmentation possible passe par la télévision numérique terrestre (TNT) utilisée, selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), par 54 % des foyers français au 4e trimestre 2019. La TNT émet un signal mais ne possède cependant pas de voie de retour. Il sera possible, sous la houlette de TDF (anciennement TéléDiffusion de France), d’opérer un décrochage dit local pour adresser une publicité ciblée selon la géolocalisation des décodeurs TNT. Anonyme par défaut, cette segmentation ne requiert pas de consentement préalable des utilisateurs.

Un deuxième type de segmentation s’appuie également sur la TNT mais requiert un téléviseur connecté (Smart TV) compatible avec l’Hybrid Broadcast Broadband TV (HbbTV), norme de télévision interactive soutenue par l’Union européenne depuis 2010 et intégrée dorénavant à la plupart des modèles des principaux fabricants de téléviseurs comme Samsung, Philips, LG, Sony, Panasonic. Cette norme permet aux chaînes de télévision d’enrichir la diffusion de leurs programmes de contenus additionnels tels qu’un guide détaillé des programmes ou la filmographie des acteurs, de proposer une offre de rattrapage (catch up TV) et surtout d’offrir au télé­spectateur des services interactifs comme des jeux, la participation à des sondages, le partage de commentaires ou d’images sur les réseaux sociaux. La norme HbbTV, qui nécessite une connexion internet, utilise les technologies du web dont notamment le HTML, le CSS et le JavaScript, et permet de créer une voie de retour au niveau des téléviseurs connectés. En janvier 2019, la régie publicitaire de France Télévisions a testé, avec TDF et deux annonceurs, Sofinco et St Hubert, la substitution d’un spot publicitaire national en TNT sur la chaîne de télévision France 2 par une publicité ciblée sur un panel de téléviseurs compatibles HbbTV.

Enfin, le ciblage par segment de téléspectateurs peut également s’appuyer sur l’offre de télévision proposée via les box des fournisseurs d’accès à internet (FAI). Dès 2017, Bouygues Telecom, Orange et SFR, réunis au sein de l’Association française du marketing mobile (AFMM), ont mené les premières réflexions avec le Syndicat national de la publicité télévisée, qui rassemble les principales régies publicitaires françaises, afin de s’accorder sur les normes techniques de ce nouveau type de publicité. Chose rare, Free, qui ne fait pas partie de l’AFMM, a rejoint le groupe de travail tant les enjeux sont importants. C’est la technologie de diffusion Internet Protocol Television (IPTV) qui permet la remontée, le traitement et l’analyse de données ainsi que la diffusion de la publicité segmentée via la box de l’opérateur.

D’un point de vue technique, « l’opérateur doit pouvoir altérer le signal de la chaîne. Il reçoit en amont une information qui indique que tel spot arrive et peut être remplacé par un spot personnalisé. Le spot diffusé en linéaire est écrasé par celui appelé à la demande et qui est ciblé. Le fichier est joué, et après cette case, au terme de la lecture, le décodeur reprend la main sur le flux linéaire » explique Christian Bombrun, directeur Produits et Services chez Orange et président de l’AFMM. Il s’agit donc de remplacer lors d’une coupure publicitaire composée de plusieurs spots linéaires à diffusion nationale l’un ou plusieurs d’entre eux par un spot ciblé. La diffusion du spot ciblé peut se faire directement à partir de la box du client ou en sollicitant un flux à partir d’un serveur distant, les deux techniques ayant leurs avantages et leurs inconvénients. Enregistrer le spot ciblé directement sur la box du client poserait notamment des problèmes de stockage.

Dans le cas d’une diffusion à distance, le temps de latence doit être extrêmement précis afin d’éviter le moindre retard dans la reprise du flux linéaire. La start-up française Quortex, qui vient de lever 2,5 millions d’euros, revendique pouvoir améliorer la qualité de ce flux vidéo. « Aujourd’hui, la qualité de la publicité personnalisée est médiocre, explique Marc Baillavoine, l’un des fondateurs de Quortex, notre technologie évite les temps d’attente, en permettant de passer d’un même flux, l’émission de télévision, à plusieurs milliers de flux différents, la publicité, en un claquement de doigt. ». La start-up travaille d’ores et déjà avec M6 et Salto, le projet de plateforme commune de SVOD conduit par France Télévisions, M6 et TF1, et elle serait en pourparlers avec l’un des plus grands opérateurs de télécommunications américains.

L’arrivée de la publicité segmentée sur les chaînes de télévision françaises n’implique pas pour le téléspectateur une augmentation du nombre de réclames. La publicité segmentée n’a en effet pas vocation à s’ajouter aux spots linéaires mais à en remplacer certains par des spots ciblés. Toutes les box des opérateurs ne sont pas encore compatibles et seule la moitié du parc national, soit 10 millions de box, pourront diffuser ce type de publicité. Ce sera au fournisseur d’accès (FAI) de faire le lien avec la régie publicitaire et les données de ciblage du téléspectateur. « Ce ciblage sera fait sur des critères géographiques et socio-­démographiques, mais également sur la base des informations obtenues dans le cadre de la navigation sur internet ou la consommation en ligne » précise Christian Bombrun. L’AFMM estime le coût pour chaque opérateur à une dizaine de millions d’euros.

Pour voir des spots ciblés selon son profil, le téléspectateur aura préalablement donné son « consentement libre, spécifique, éclairé et univoque », pour reprendre les consignes de la Cnil, et ce, conformément au règlement général sur la protection des données (RGPD, voir La rem n°42-43, p.21). Des questions subsistent cependant, notamment sur le recueil du consentement, qui devra passer par l’affichage d’un message sur l’écran et la télécommande de la box. Alors comment distinguer chaque personne au sein d’un même foyer ? Qu’en est-il du consentement des enfants ? Devra-t-on accepter la publicité chaîne par chaîne ? Isabelle Vignon, déléguée générale chargée du marketing et des études au Syndicat national de la publicité télévisée (SNPTV), interrogée sur BFM Business, apporte un élément de réponse : « On va sans doute s’orienter vers une mesure hybride : prendre les comportements d’écoute du foyer, les rapprocher de ceux des panels de Médiamétrie, et déterminer s’il s’agit de la maman, du papa ou de la jeune fille de 14 ans, en identifiant toutes les personnes qui constituent le foyer. »

L’arrivée de la publicité segmentée à la télévision ne fait cependant pas le bonheur de tout le monde. L’Alliance de la presse d’information générale (APIG) témoignait dans un communiqué publié en septembre 2019 « sa vive opposition au projet du ministère de la Culture visant à autoriser la publicité segmentée et géolocalisée sur les chaînes de télévision ». Elle redoute que des annonceurs locaux, clients de la presse écrite, reportent leurs budgets vers ce nouveau type de publicité. Pour tenter de préserver les intérêts de la presse et des radios locales, le décret du 5 août 2020 interdit aux annonceurs de diffuser l’adresse des magasins.

D’après le SNPTV, la manne financière pour les chaînes de télévision est estimée à 200 millions de recettes publicitaires supplémentaires d’ici à 2022. Les chaînes doivent encore se mettre d’accord sur le partage des recettes avec les FAI. Les négociations se tiennent en secret entre chaque opérateur et chaque chaîne. Sylvia Tassan Toffola, directrice générale de TF1 Pub, a annoncé que les premiers tests de publicité segmentée, prévus au premier semestre 2021, seront tout d’abord limités à un spot par écran publicitaire en dehors de la tranche horaire de 19 heures à 23 heures, avant une commercialisation à plus grande échelle à partir de l’été 2021. Plus avancée dans les négociations, France Télévisions a annoncé que ses premières publicités segmentées seraient diffusées dès novembre 2020 pour les clients des box Orange et Bouygues Telecom, ou tout du moins, pour ceux qui auront donné leur consentement.

Sources :

  • « Avis n° 18-A-03 du 6 mars 2018 portant sur l’exploitation des données dans le secteur de la publicité sur internet », Autorité de la concurrence, autoritedelaconcurrence.fr.
  •  « L’avenir de la publicité segmentée en France », Cabinet Olivier Wyman, oliverwyman.fr, mai 2019.
  • « Les chaînes de télévision appellent à un grand chamboulement publicitaire », Fabienne Schmitt, Nicolas Madelaine, lesechos.fr, 11 juillet 2019.
  • « Réforme de la publicité TV : un gain de plus d’une vingtaine de millions », Marina Alcaraz, lesechos.fr, 5 novembre 2019.
  • « Les chaînes TV et les opérateurs préparent l’arrivée des publicités ciblées », La Correspondance de la Presse, 30 décembre 2019.
  • « À quoi pourrait ressembler la publicité « ciblée » sur votre télévision ? », Léa Guedj, franceinter.fr, 13 février 2020.
  • « Publicité ciblée à la télévision : « La moitié des box seront compatibles » – Entretien avec Christian Bombrun, directeur Produits et Services d’Orange », Mathieu Chartier, lesnumeriques.com, 25 février 2020.
  • « Publicité ciblée à la télévision : « La moitié des box seront compatibles » », Mathieu Chartier, lesnumeriques.com, 25 février 2020.
  • « Ciblage publicitaire à la télévision : à quoi faut-il s’attendre ? », Amélie Charnay, 01net.com, 31 mai 2020.
  • « Streaming : Quortex lève 2,5 millions pour améliorer la diffusion en direct », Deborah Loye, business.lesechos.fr, 18 juin 2020.
  • « La publicité segmentée arrive dans votre télévision, entre espoirs et craintes », Marc Rees, nextinpact.com, 7 août 2020.
  • « TF1 mise sur la technologie pour relancer la pub », TP/AFP, strategies.fr, 24 septembre 2020. 

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