Le président et la presse. Retour à l’ancien monde

Interview d’Alexis Lévrier, historien du journalisme et maître de conférences à l’université de Reims – Propos recueillis par Françoise Laugée.

Jupiter et Mercure, c’est le titre de votre dernier ouvrage, le deuxième consacré aux rapports équivoques entre le pouvoir politique et les journalistes en France. Cet intitulé mérite une explication.

Jupiter renvoie, bien entendu, à Emmanuel Macron lui-même. Mais en réalité, ce terme a souvent été utilisé depuis l’avènement de la Ve République pour désigner de manière plus générale un pouvoir présidentiel incarné, vertical et centralisé. Au cours des années 1960, le mot a, par exemple, servi à désigner le général de Gaulle, en France comme à l’étranger. Deux décennies plus tard, cette référence au roi des dieux de la mythologie romaine a été employée de manière très récurrente par les conseillers de François Mitterrand. Le principal communicant du président socialiste, Jacques Pilhan, a même théorisé la notion de « présidence jupitérienne » : Jupiter, pour Jacques Pilhan, c’est l’idée d’un président maître des horloges, qui choisit le lieu et le moment de ses interventions médiatiques, et qui se tient le reste du temps à distance, en surplomb, sur une Olympe inaccessible.

JUPITER, POUR JACQUES PILHAN, C’EST L’IDÉE D’UN PRÉSIDENT MAÎTRE DES HORLOGES

Le paradoxe est qu’Emmanuel Macron n’a employé qu’une seule fois l’expression « président jupitérien », en 2016, dans une interview à Challenges1. Il répondait à François Hollande qui, le mois précédent, dans une interview au Débat, avait défendu une conception beaucoup plus horizontale du pouvoir présidentiel : il avait déclaré en effet qu’un président est désormais « un émetteur comme les autres », et que « l’époque de la parole rare et jupitérienne […] est révolue2 ». Emmanuel Macron n’a donc eu recours à ce mot que pour se démarquer du chef de l’État auquel il voulait succéder. Mais ce terme restera comme l’un des marqueurs essentiels de son quinquennat car il dit tout de la volonté qu’a ce jeune président de maîtriser son image à tout prix, quitte pour cela à instrumentaliser la presse et les médias.

RENDRE PLUS DIFFICILE LE TRAVAIL DES JOURNALISTES

Quant à la référence au dieu Mercure, elle a été utilisée dès l’avènement de la presse pour nommer un certain nombre de journaux (en particulier le Mercure galant, l’un des trois grands périodiques français contrôlés par l’État sous l’Ancien Régime). Mercure, c’est donc un équivalent du journalisme depuis l’invention de la presse. En choisissant le titre Jupiter et Mercure, il s’agissait de m’interroger sur les relations nécessairement conflictuelles entre le pouvoir présidentiel et la presse sous la Ve République.

Qu’est-ce qui caractérise le « très ancien « nouveau monde » » dans lequel, selon vous, s’établissent les relations entre Emmanuel Macron et la presse aujourd’hui ?

On a beaucoup parlé, au moment de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, du triomphe d’un « nouveau monde » ayant vocation à remplacer l’ancien : la jeunesse du candidat et la soudaineté de son émergence politique pouvaient expliquer le succès de cette expression. Mais du point de vue de son rapport à la presse et aux médias, c’est au contraire avec un très vieux monde que le candidat d’En Marche a d’emblée voulu renouer. Dans ses deux principaux textes programmatiques – un entretien à la revue Le 1 en 2015, puis une interview à Challenges en 2016 –, il a choisi en effet de revendiquer l’héritage de l’Ancien Régime, celui de Napoléon Ier comme celui des monarques républicains qui l’ont précédé. Or, tous ces modèles ont été caractérisés, à des degrés divers, à la fois par une méfiance à l’égard de la médiation journalistique et par la volonté d’instrumentaliser la presse.

Revendiquer cet héritage ne signifiait donc pas seulement, pour Emmanuel Macron, de refuser d’être « un émetteur comme les autres » : en s’inscrivant dans cette tradition monarchique, il a délibérément choisi d’imprimer sa marque sur l’évolution de la presse et des médias. Plusieurs lois votées durant ce quinquennat – sur les infox, sur le secret des affaires, ou sur la « sécurité globale » – témoignent de cette volonté du président d’influencer en profondeur les transformations du paysage médiatique. Dès les premiers jours de son quinquennat, il a par ailleurs donné des signes explicites de son intention de rendre plus difficile le travail des journalistes : il n’a pas hésité à les mettre à distance, à les sélectionner lors de ses déplacements, ou à leur imposer ses propres images. Un an après le début de son mandat, l’affaire Benalla a montré les limites et les dangers d’une telle attitude. L’un des rôles d’Alexandre Benalla, dès la campagne, était en effet d’empêcher une partie de la presse d’accéder au couple présidentiel, tout en réservant un traitement privilégié aux photographes de « Mimi » Marchand, directrice de l’agence Bestimage et grande amie du couple.

Emmanuel Macron a su par la suite assouplir dans une certaine mesure ses relations avec la presse : dès la fin de l’année 2018 et début 2019, il a accordé beaucoup plus d’interviews, pratiqué davantage le « off », et normalisé en partie sa communication. Il n’a pas renoncé pour autant à tenter de modeler les médias à son image. Mais se mettant alors dans les pas de François Mitterrand, bien plus qu’il ne le faisait au départ, il agit de manière plus discrète et plus habile qu’à ses débuts.

L’emballement médiatique porté par les réseaux sociaux et par l’information en continu ne met-il pas à mal à la fois la parole jupitérienne et le message de Mercure ?

Pour Mercure, c’est une difficulté à certains égards insoluble : les réseaux sociaux ont rendu possible le vieux rêve des lecteurs de journaux, celui de concurrencer les journalistes et de se substituer à eux. En livrant ses réflexions quotidiennes sur Twitter, ou en produisant sur Facebook des images filmées lors d’une manifestation, chaque internaute peut s’imaginer journaliste et prétendre concurrencer le travail de la presse. Les chaînes d’information ont, elles aussi, contribué à brouiller les statuts : à l’image de CNews, elles ont tendance à se transformer en médias d’opinion, où toutes les paroles se valent, et où chaque intervenant est qualifié d’« éditorialiste », même lorsqu’il n’a aucun lien avec la presse. La réponse, à mon sens, ne peut consister qu’à cultiver les valeurs spécifiques au journalisme : la préférence pour l’enquête, le reportage, l’investigation. C’est en enquêtant sur les éventuelles dérives de « Jupiter », et non en l’insultant comme on peut le faire sur les réseaux sociaux, que les journalistes peuvent assumer leur rôle critique à l’égard du pouvoir. Heureusement, et c’est l’un des aspects les plus rassurants de l’histoire médiatique de ce quinquennat, la presse écrite a, dans l’ensemble, su jouer ce rôle depuis l’élection d’Emmanuel Macron.

Pour Jupiter lui-même, les réseaux sociaux et l’information en continu rendent évidemment beaucoup plus difficile la volonté d’instrumentaliser les médias. Dans le seul entretien qu’il ait accordé durant sa vie3, Jacques Pilhan avait insisté sur la notion de « tv-centrisme » : il estimait que, les Français ayant besoin de communier chaque soir devant leur poste de télévision, l’essentiel était de trouver le moyen de s’adresser à eux avec efficacité à ce moment et par ce biais.

LES CHAÎNES D’INFORMATION ONT TENDANCE À SE TRANSFORMER EN MÉDIAS D’OPINION, OÙ TOUTES LES PAROLES SE VALENT

Compte tenu de l’hétérogénéité grandissante du paysage médiatique, il est évidemment impossible aujourd’hui pour un président et ses communicants de se contenter du prime time télévisuel. Mais, en la matière, Emmanuel Macron a montré qu’un chef de l’État pouvait rester « jupitérien » en s’adaptant aux outils médiatiques de la modernité. L’interview à Mcfly et Carlito par exemple, c’est du Pilhan 2.0 : l’une des trouvailles les plus ingénieuses du communicant de François Mitterrand avait en effet été une émission intitulée « Ça nous intéresse, Monsieur le Président », le dimanche 28 avril 1985. Face à un Yves Mourousi décontracté, qui n’avait pas hésité à poser une fesse sur le bureau présidentiel, François Mitterrand avait joué au président « chébran », capable de parler le langage de la jeunesse. Emmanuel Macron est allé plus loin dans la séquence diffusée le 23 mai 2021, puisque, à l’inverse de son prédécesseur socialiste, il a décidé de se passer de journalistes, en les remplaçant par des youtubeurs. Il a même accepté un gage qui ridiculise par avance l’entretien rituel du 14 Juillet : il s’est engagé en effet à ce que des photos grimaçantes des deux youtubeurs soient posées sur son bureau pendant l’interview qu’il accordera ce jour-là. Emmanuel Macron franchit donc une limite et va plus loin sans doute qu’aucun de ses devanciers dans la volonté de mêler information et divertissement. Mais, pour le reste, l’intention est la même qu’en 1985 : s’adresser à la jeunesse en parlant son langage et en utilisant des médias susceptibles de lui plaire. Les sondages publiés dans les jours qui ont suivi la diffusion de cette interview montrent que le président a, dans l’ensemble, atteint sa cible4.

Quant aux chaînes d’information, elles constituent une nouvelle donne avec laquelle Emmanuel Macron a appris à jouer. Plusieurs livres consacrés au président ont ainsi souligné que BFM est constamment allumée à l’Élysée.

EMMANUEL MACRON VA PLUS LOIN SANS DOUTE QU’AUCUN DE SES DEVANCIERS DANS LA VOLONTÉ DE MÊLER INFORMATION ET DIVERTISSEMENT

Aujourd’hui, face à la montée en puissance de CNews, le président et son équipe semblent particulièrement intéressés par la chaîne de Vincent Bolloré : ainsi, par l’intermédiaire de son conseiller Bruno Roger-Petit, proche de Pascal Praud et de l’équipe de Valeurs actuelles, le président a construit des liens avec cette chaîne comme avec la rédaction de l’hebdomadaire ultraconservateur. Fidèle en cela à la part sombre de l’héritage mitterrandien, il triangule avec l’extrême droite et notamment avec cette chaîne en pleine ascension.

Vous parlez du « rapport de force » entre les présidents de la Ve République et les journalistes. Le phénomène de concentration qui affecte le secteur des médias d’information depuis des décennies n’encourage pas non plus le débat démocratique. Quelle est la part de responsabilité des professionnels de l’information dans ce « rapport de force » ?

Ce phénomène de concentration est en effet un vrai problème d’un point de vue démocratique. Bien sûr, il y a beaucoup de fantasmes liés au rôle des grands actionnaires qui détiennent les principaux médias. Je ne pense pas, contrairement à ce que prétend la critique des médias venue de la gauche radicale, que les journalistes soient les marionnettes des oligarques qui possèdent les grands titres de presse ou les grands médias audiovisuels. Être proche de Xavier Niel n’a pas empêché, par exemple, Emmanuel Macron d’être l’objet de critiques récurrentes de la part du Monde.

Mais les évolutions en cours sont en train de changer la donne : la concentration des médias française entre les mêmes mains s’accentue dans des proportions considérables, en raison du retrait de certains acteurs (comme le groupe allemand Bertelsmann) et plus généralement de la crise structurelle que traverse la presse écrite (encore aggravée par les difficultés plus conjoncturelles liées à la situation sanitaire). Les difficultés du groupe Lagardère sont alarmantes, car il contrôle encore une radio (Europe 1) et des titres de presse (Le Journal du dimanche, Paris Match) qui jouent depuis plusieurs décennies un rôle important dans le débat public. Les ambitions politiques et médiatiques de Vincent Bolloré, qui s’apprête à reprendre Europe 1, risquent de rendre très difficile le travail de cette rédaction durant la campagne présidentielle à venir.

Comme on le voit sur CNews, c’est sans doute la première fois dans l’histoire récente qu’un actionnaire entreprend d’utiliser les médias qu’il contrôle pour servir explicitement un projet politique ultraconservateur.

VINCENT BOLLORÉ NOUS RAMÈNE À UNE ÉPOQUE ANTÉRIEURE AUX CONQUÊTES QUE LA PRESSE A DUREMENT ACQUISES À PARTIR DE LA IIIe RÉPUBLIQUE

J’ignore si son projet est de faire élire Marine Le Pen ou de permettre à un polémiste comme Éric Zemmour de troubler le jeu de la campagne électorale à venir. Mais la terreur qu’il fait régner sur la rédaction de cette chaîne, les évictions ou les pressions qu’ont subies tous les journalistes qui ont soutenu Sébastien Thoen et Stéphane Guy sont symptomatiques d’un mépris pour le journalisme lui-même. Vincent Bolloré nous ramène à une époque antérieure aux conquêtes que la presse a durement acquises à partir de la IIIe République, qu’il s’agisse de la loi de 1881, des syndicats, des chartes ou des conventions collectives. Le fait qu’il ait rencontré si peu de résistances pour l’instant, en interne comme en externe, montre la fragilité grandissante du journalisme et les menaces qui pèsent sur la profession tout entière.

Que penser du rôle du quatrième pouvoir en France, lorsque des médias se fourvoient en relayant la communication gouvernementale, comme ce fut le cas avec la fausse information du 1er mai 2019 relatant « l’assaut de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière par des manifestants violents » ?

Les médias commettent bien sûr des erreurs, et ce prétendu assaut de la Pitié-Salpêtrière le 1er mai 2019 en constitue un exemple évident. Il existe des réflexes, hérités de notre histoire monarchique, qui témoignent de la situation d’infériorité dans laquelle la presse s’est toujours trouvée par rapport au pouvoir en France. Cette tendance à relayer le discours du pouvoir politique, sans le discuter, est toujours régulièrement perceptible aujourd’hui. Elle apparaît notamment dans la persistance de rituels mis en place dès l’époque gaullienne, telles la conférence de presse ou l’interview à l’Élysée par des journa­listes heureux d’être là et rarement très offensifs.

CETTE TENDANCE À RELAYER LE DISCOURS DU POUVOIR POLITIQUE, SANS LE DISCUTER, EST TOUJOURS RÉGULIÈREMENT PERCEPTIBLE AUJOURD’HUI

Emmanuel Macron a su jouer avec ces usages (c’est l’un des aspects de ce « vieux monde »), et certaines interviews ont pu faire sourire. Je pense, par exemple, à l’entretien en marche – à tous les sens du terme – réalisé par Laurent Delahousse le 17 décembre 2017. Le chef de l’État n’était pas encore tombé de l’Olympe, et il parvenait à imposer aux médias des interventions conçues par ses conseillers, dans des conditions déterminées à l’avance par l’Élysée. Rien ne justifiait pour autant l’extrême complaisance des questions posées par ce journaliste.

Toutefois, la fausse nouvelle à laquelle vous faites référence ne s’explique pas seulement par une certaine docilité du journalisme face au discours tenu par le pouvoir. On a bien vu durant ce quinquennat que la presse était capable de dénoncer la communication trompeuse et parfois mensongère de l’Élysée : l’affaire Benalla en est bien sûr l’exemple le plus flagrant, mais l’on peut aussi songer à la manière dont, dès le printemps 2020, des journaux comme Libération, Mediapart ou Le Monde ont mis en évidence l’impréparation du pouvoir face à la crise sanitaire. Le problème est que les chaînes d’information ont perdu ce goût pour l’investigation et le reportage : elles envoient peu de reporters sur le terrain, et sont prisonnières par ailleurs d’une course à l’urgence et à l’instantanéité. Le risque pour ces chaînes, comme on l’a vu avec l’infox qu’elles ont relayée le 1er mai 2019, est de ne pas prendre le temps nécessaire à la vérification des informations qu’elles diffusent.

La campagne pour l’élection présidentielle de 2022 oscillera probablement entre « tradition » et « modernité ». Autrement dit se disputera-t-elle à la fois sur TF1 et sur Twitch ?

Oui, c’est en effet probable. Mais, je le disais, Emmanuel Macron a fait la preuve de son aptitude à utiliser la modernité dans un sens fidèle à la tradition. Il se sert bien sûr des réseaux sociaux ou des émissions de divertissement depuis son élection, et cela a même été un marqueur fort de son quinquennat : on peut penser aux interviews accordées à Konbini en décembre 2017 et en août 2019, à son intervention à l’occasion de son quarantième anniversaire dans une émission de Cyril Hanouna le 20 décembre 2017, à son entretien avec le youtubeur Hugo Travers en mai 2019, ou à la vidéo qu’il a réalisée à destination des lycéens sur l’application TikTok en juillet 2020. Il s’agit pour lui – et d’autres responsables politiques l’ont fait avant lui – de s’adapter à la fragmentation des publics et des pratiques médiatiques. Mais recourir à ces outils lui permet aussi de contourner la critique que pourraient lui apporter les journalistes. Dès ses premiers voyages, le président a tenu à l’écart les journalistes censés l’accompagner, tout en diffusant sur Facebook des vidéos réalisées par les services de l’Élysée. Il utilise ainsi les nouvelles technologies pour réaliser un vieux rêve du pouvoir politique : fabriquer ses propres mots et ses propres images.

DÈS SES PREMIERS VOYAGES, LE PRÉSIDENT A TENU À L’ÉCART LES JOURNALISTES CENSÉS L’ACCOMPAGNER, TOUT EN DIFFUSANT SUR FACEBOOK DES VIDÉOS RÉALISÉES PAR LES SERVICES DE L’ÉLYSÉE

Comme souvent avec Emmanuel Macron, cette idée avait été théorisée très en amont, et formulée dès la campagne. Dans son ouvrage Un personnage de roman, l’écrivain Philippe Besson, qui a suivi le candidat pendant de longs mois, raconte ainsi qu’Emmanuel Macron envisageait de limiter autant que possible ses interactions avec les journalistes. Son but, déjà, était d’imaginer un moyen de s’adresser directement à la population : « Il faut tenir les journalistes à distance, s’interdire de commenter, de réagir à chaud, il faut donner un cap et du sens, porter une historicité et une vision. C’est aussi de la générosité. Il faut trouver une présence directe, désintermédiée au peuple.5 » On voit cependant les risques propres à une telle conception de l’utilisation des médias. Contrairement à ce que laisse entendre Emmanuel Macron, il n’y a pas de « désintermédiation » lorsque l’on utilise une application comme Facebook ou lorsque l’on recourt au service de youtubeurs. Il s’agit simplement d’une autre médiation, plus moderne sans doute, mais qui permet surtout d’éviter toute réfutation et toute critique digne de ce nom.

Dans le même temps, Emmanuel Macron et ses adversaires politiques auront encore besoin des grandes chaînes de télévision. Le « tv-centrisme » dont parlait Jacques Pilhan n’a pas tout à fait disparu, au sens où même les réseaux sociaux reprennent et commentent massivement des contenus télévisuels. En digne héritier des monarques républicains qui l’ont précédé, Emmanuel Macron aime d’ailleurs prendre solennellement la parole à 20 heures pour s’adresser aux Français. Il a eu recours à plusieurs reprises à des allocutions de ce type en mars-avril 2020 et – preuve que les Français eux-mêmes restent attachés à ces interventions très verticales – il a réalisé des scores d’audience sans précédent6. Le point commun avec son utilisation des réseaux sociaux est qu’en prenant la parole face caméra, et en regardant ses concitoyens directement dans les yeux, il évite la confrontation avec les journalistes.

Le rapport remis au gouvernement par le conseiller d’État Jean-Marie Delarue formule des propositions pour remédier à la récente dégradation des relations entre les journalistes et les policiers. La nature de ces relations n’émane-t-elle pas avant tout d’une volonté « jupitérienne » ?

Ce quinquennat a été marqué par une réelle dégradation des rapports entre les forces de l’ordre et la presse. Emmanuel Macron n’en est évidemment pas le seul responsable, mais les journalistes pris à partie par la police lors des manifestations n’ont été soutenus que du bout des lèvres par le pouvoir politique. Les propositions du rapport Delarue vont dans le bon sens, puisqu’elles permettraient une plus grande souplesse notamment dans l’accréditation des journalistes lors des manifestations. Le rapport a été jugé « argumenté et équilibré » par Matignon, et il faut s’en réjouir. Il faut, de la même manière, saluer la décision du Conseil constitutionnel, qui le 20 mai 2020 a censuré l’ancien article 24 du projet de loi « Sécurité globale », qui allait aboutir à limiter encore les droits des journalistes lorsqu’ils couvrent des mouvements sociaux.

CE QUINQUENNAT A ÉTÉ MARQUÉ PAR UNE RÉELLE DÉGRADATION DES RAPPORTS ENTRE LES FORCES DE L’ORDRE ET LA PRESSE

Mais le fait qu’un rapport remis au gouvernement ou une décision du Conseil constitutionnel aient besoin de souligner la nécessité de respecter le travail de la presse est en soi très révélateur. Lorsqu’il se veut « jupitérien », le pouvoir est toujours tenté de limiter la liberté de la presse, et ce quinquennat ne fait pas exception à la règle. On peut rappeler, au-delà du cas des journalistes blessés lors des manifestations, qu’une dizaine de journalistes ont été convoqués par la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) lors de la seule année 2019.

LORSQU’IL SE VEUT « JUPITÉRIEN », LE POUVOIR EST TOUJOURS TENTÉ DE LIMITER LA LIBERTÉ DE LA PRESSE, ET CE QUINQUENNAT NE FAIT PAS EXCEPTION À LA RÈGLE

Bien sûr, les pressions qui ont pesé sur la presse durant les quatre années écoulées n’ont rien de commun avec les purges que les rédactions ont subies en 1968 ou en 1981, ni avec la mise sur écoute de journalistes par François Mitterrand dans les années 1980. Mais, avec l’arrivée de ce jeune chef de l’État, c’est bien à un retour d’une présidence très verticale et peu respectueuse de la presse que nous avons assisté. Les commentateurs ne l’ont sans doute pas suffisamment relevé à l’époque : en se référant à « Jupiter », dès son entretien à Challenges en octobre 2016, Emmanuel Macron avait annoncé une volonté d’utiliser Mercure tout en le méprisant.

Sources :

  1. « Macron ne croit pas « au président normal, cela déstabilise les Français » », challenges.fr, 16 octobre 2016.
  2. « Une France fraternelle. Entretien avec François Hollande », Le Débat, n° 191, septembre-octobre 2016, p. 8.
  3. « L’écriture médiatique », entretien avec Jacques Pilhan, Gallimard, Le Débat, 1995/5, n° 87, p. 3-15.
  4. www.sudouest.fr/politique/emmanuel-macron/sondage-les-jeunes-boostent-la-popularite-d-emmanuel-macron-3320980.php.
  5. Philippe Besson, Un personnage de roman, Julliard, 2017, p. 105.
  6. Son intervention du 16 mars a été suivie par 35,3 millions de téléspectateurs. Le 13 avril, son allocution a réalisé un score plus impressionnant encore puisqu’elle a atteint une audience cumulée de 36,7 millions de personnes.

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