Extension de la protection du secret des sources des journalistes aux États-Unis

L’attorney general limite le recours au compulsory process, clause qui permet la levée du secret des sources.

Classés au 44e rang mondial pour la liberté de la presse en 2021 par l’association Reporters sans frontières1, les États-Unis ne semblent pas, en pratique, garantir une protection de la liberté d’expression autant qu’ils le proclament. Toutefois, l’administration Biden donne un signe d’espoir à ce sujet. Le 19 juillet 2021, l’attorney general Merrick Garland, qui dirige le ministère de la justice (Department of Justice – DOJ), a choisi de s’adresser par une note de trois pages aux procureurs fédéraux leur demandant de ne plus exiger les sources des journalistes pour les besoins des enquêtes judiciaires2. Une telle note constitue une instruction sur la politique pénale fédérale à mettre en œuvre par tous les procureurs qui dépendent du DOJ.

Cette nouvelle doctrine tranche avec la pratique en vigueur sous les mandats précédents, lesquels sont illustrés par des tentatives gouvernementales de limiter la portée du premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique. Les procureurs ont en effet à leur disposition le compulsory process, une clause de procédure obligatoire qui leur permet d’obtenir des témoignages favorables au ministère public grâce à une citation à comparaître des journalistes. En 2010 et 2013, sous la présidence Obama, et donc sous la vice-présidence Biden, la clause de compulsory process a été utilisée par l’attorney general afin de poursuivre des journalistes de l’Associated Press et de Fox News3. En 2017, des révélations concernant des contacts entre Donald Trump et la Russie ont poussé l’ancien président américain à obtenir des fadettes de journalistes4 (et d’élus démo­crates5). En l’absence de toute législation fédérale sur leur protection, les journalistes peuvent donc être conduits à dévoiler leurs sources, contrairement aux trente-quatre États américains dans lesquels la protection légale est instituée localement. Cette absence de législation au niveau fédéral pourrait étonner, au regard de la protection constitutionnelle de la liberté d’expression par la Cour suprême. Mais ce serait oublier une sorte d’équilibre développée par la Cour suprême, depuis l’arrêt Near v. Minnesota de 1931, entre un exercice parfois abusif de la liberté de la presse et les restrictions qui peuvent lui être apportées6. L’objet de la politique initiée par l’administration Biden consiste donc à trouver un nouveau compromis entre le respect de la liberté de la presse et la conduite des enquêtes judiciaires, en conformité avec le premier amendement.

Le déséquilibre existant aux États-Unis au profit de la poursuite des infractions repose sur le poids des motifs l’ayant justifié : protection de la sécurité nationale ou volonté politique présidentielle. C’est cette forme d’excès qui a conduit l’attorney general Garland à rechercher une nouvelle voie. Sa note pose ainsi clairement le principe de la fin du recours à l’outil du compulsory process par les procureurs fédéraux, en prévoyant toutefois les conditions pour y recourir exceptionnellement.

L’abandon, par les institutions judiciaires fédérales, du recours à la clause dérogatoire autorisant d’enjoindre aux journalistes de dévoiler leurs sources ne souffre aucune ambiguïté. Cette interdiction s’étend à l’ensemble de la profession, des journalistes de la presse imprimée, audiovisuelle ou en ligne, à tous les acteurs de l’édition de la presse, mais également aux plateformes et aux hébergeurs. Le renoncement à citer les journalistes à raison de leurs sources s’étend aussi bien aux informations qu’ils détiennent qu’aux enregistrements dont ils pourraient être dépositaires ou qu’ils pourraient avoir effectués. Les journalistes ne seront donc plus appelés à témoigner directement au cours des procès fédéraux, ni même à produire les documents en leur possession, qui échappent désormais à l’obligation de transmission au ministère public fédéral (documents physiques, fadettes, métadonnées et contenus numériques). En outre, le compulsory process ne pourra pas plus être invoqué à la suite d’une publication de presse qu’au cours d’inves­tigations que mèneraient des journalistes. Par l’ampleur de la digue ainsi dressée, c’est une véritable immunité pénale au bénéfice des sources qui est créée par l’attorney general.

Néanmoins, la recherche d’un point d’équilibre implique de définir les conditions selon lesquelles les procureurs fédéraux pourront encore recourir au compulsory process. Ces circonstances sont limita­tivement décrites dans la note du procureur fédéral Garland. Elles sont d’ailleurs beaucoup plus précises que celles appliquées en France par la loi du 29 juillet 1881 modifiée par la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes. L’article 2 de la loi française sur la presse dispose ainsi, d’une part, qu’« il ne peut être porté atteinte direc­tement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi » et, d’autre part, que, « au cours d’une procédure pénale, il est tenu compte, pour apprécier la nécessité de l’atteinte, de la gravité du crime ou du délit, de l’importance de l’information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction et du fait que les mesures d’investigation envisagées sont indis­pensables à la manifestation de la vérité ». Il s’ensuit que les conditions auxquelles est subordonnée la levée du secret des sources demeurent très circonstancielles en France.

La nouvelle politique fédérale américaine s’avère moins interprétative, en optant pour l’application de critères liés à la nature des infractions justifiant le recours au compulsory process. D’une part, l’activité de presse demeure sous le contrôle du ministère public si le journaliste commet pour les besoins de son activité une infraction criminelle fédérale telle qu’un délit d’initié, ou obtient et conserve de manière illicite une information confidentielle gouvernementale ou classifiée. D’autre part, la clause dérogatoire demeure en vigueur : lorsque les informations faisant l’objet de l’enquête fédérale concernent un agent étranger ou un membre d’une organisation terroriste internationale ; lorsque le journaliste donne son accord, ou consent à se libérer du secret des sources sous la condition formelle de faire l’objet d’une assignation ou d’une citation pour ce faire ; ou si le ministère public a préalablement déjà publié les informations ; ou bien encore afin de prévenir d’un risque imminent de mort ou de graves lésions corporelles dues à un acte terroriste, un enlèvement, une infraction commise contre un mineur ou à une atteinte à une infrastructure cruciale (telle que la Maison-Blanche ou le Pentagone). La délimitation d’hypothèses précises du recours au compulsory process conforte la volonté gouvernementale fédérale initiée par le président Biden de protéger les journalistes des pouvoirs politique et judiciaire, en leur garan­tissant l’exercice de la liberté de la presse conformément au premier amendement.

Cette restriction des hypothèses de recours à la clause dérogatoire à l’encontre des journalistes est conforme à la lecture que la Cour suprême fait du premier amendement. Ce texte proclame : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi […] restreignant la liberté de parole ou de presse. » Ceci implique que, selon la Constitution américaine, l’État ne doit pas être en mesure de contrôler les sources d’information afin de défendre ou d’infirmer certaines croyances ou opinions7. La Cour suprême a cependant nuancé la portée du premier amendement en jugeant que l’exercice de la liberté d’expression n’est pas absolu8. Ceci ne contredit pas l’ambition de valorisation de la protection du secret des sources. En effet, les restrictions qu’implique le maintien, dans des cas restreints, de la clause dérogatoire sont assorties de garanties procédurales. L’intervention du deputy attorney general, le procureur général adjoint, est ainsi requise pour la mise en œuvre de la clause dérogatoire par un procureur fédéral.

La procureure générale adjointe Lisa Monaco a été chargée par son supérieur d’examiner la réglementation en vigueur afin de déterminer les conditions du maintien de l’exercice de cette clause dérogatoire concernant les journalistes. Cet examen comprend celui des procédures de protection des informations obtenues à la suite de la mise en œuvre du compulsory process, y compris celle de destruction ou de remise des supports transmis au parquet fédéral y ayant eu recours.

La note de l’attorney general Garland en date du 19 juillet 2021 constitue donc un tournant important concernant la protection du secret des sources des journalistes travaillant sur une affaire faisant l’objet d’une enquête judiciaire fédérale. Fruit d’une concertation préalable, lors de rencontres entre l’attorney general Garland et les représentants de la presse en juin 2021, cette nouvelle politique n’en demeure pas moins fragile. Formalisée dans une simple note, elle est donc susceptible de revirement, en cas d’élection d’une nouvelle administration ou à la suite d’une action contentieuse à son encontre. C’est pourquoi la note prévoit expressément que le département de la justice encourage tout vote du Congrès qui donnera un caractère législatif aux mécanismes de protection du secret des sources qu’elle décrit. Si le premier amendement interdit a priori au législateur fédéral d’intervenir, celui-ci peut néanmoins le faire si la disposition législative envisagée est particulièrement précise. C’est également le cas de la note de l’attorney general Garland.

L’adoption de cette législation reste cependant incertaine dans un contexte politique où la question n’est pas primordiale pour les membres du Congrès, notamment en raison de l’approche des élections mi-mandat (midterm elections) prévues en novembre 2022. Si une telle législation devait néanmoins être adoptée, avant ou après ces élections, il n’en reste pas moins qu’elle risquerait d’être modifiée si une majorité républicaine au Congrès s’en saisissait. Et le risque n’est pas à écarter, en l’absence de loi, qu’une nouvelle administration fasse de même avec la note de l’attorney general Garland. L’extension de la protection du secret des sources des journalistes est donc bien réelle lorsqu’une enquête judiciaire fédérale s’intéresse au travail de la presse, mais son avenir n’est pas assuré.

Sources :

  1. Reporters Sans Frontières – Etats-Unis, https://rsf.org/fr/etats-unis
  2. « Use of compulsory process to obtain information from, or records of, members of the news media », Office of the Attorney General, Washington DC, July 19, 2021 https://www.justice.gov/ag/page/file/1413001/download
  3. « Quand le gouvernement américain piétine le Premier amendement », Christophe Deloire, Benoît Hervieu, huffingtonpost.fr, 15 mai 2013.
  4. « L’administration Trump a obtenu les fadettes de journalistes enquêtant sur l’affaire russe », Kahina Sekkai, parismatch.com, 9 mai 2021.
  5. « Sous Donald Trump, des données personnelles d’élus saisies auprès d’Apple », AFP, lepoint.fr, 11 juin 2021.
  6. Cour suprême, Near v. Minnesota, 283 U.S. 697 (1931).
  7. « Liberté d’expression : aperçus de droit comparé », L. Pech, JCL Communication, fasc. 1250, n° 99.
  8.  Cour suprême, Whitney v. California,274 U.S. 357 (1927), opinion individuelle, p. 373.

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