Maintien de l’ordre et liberté de la presse : une conciliation difficile

Nombreuses furent les mobilisations et protestations suscitées, à l’automne 2020, par l’article 24 de la proposition de loi « relative à la sécurité globale »1, perçu par la majorité des journalistes comme portant le risque de faire obstacle à la captation d’images des forces de l’ordre au cours des manifestations, voire à la couverture de ces manifestations par la presse et à la dénonciation médiatique des violences policières susceptibles d’y être commises.

Les tensions avaient été largement alimentées par la publication, en annexe à une circulaire du ministre de l’intérieur du 16 septembre 20202, d’un schéma national de maintien de l’ordre (SNMO). Présenté comme une « doctrine de gestion des manifes­tations » devant servir de « référence pour l’exercice du maintien de l’ordre » sur tout le territoire national et par l’ensemble des agents chargés de cette mission, ce document comportait plusieurs dispositions concernant les journalistes couvrant des manifestations. Trois d’entre elles – relatives aux obligations imposées aux journalistes en matière d’accréditation par les autorités, de port d’équipements de protection ou d’obéissance aux ordres de dispersion – ont été annulées, le 10 juin 2021, par un arrêt du Conseil d’État3, saisi de plusieurs recours pour excès de pouvoir, émanant notamment de syndicats de journalistes.

Entre-temps, la commission Delarue, chargée par le Premier ministre d’élaborer des propositions pour « concilier le travail des journalistes et celui des forces de l’ordre »4, avait, le 2 avril 2021, remis son rapport de mission5. La question de la conciliation entre les impératifs du maintien de l’ordre et le respect de la liberté de la presse s’est encore trouvée au cœur des débats parlementaires sur le texte, devenu la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République6 et, en particulier, sur son article 36, dit « Samuel Paty ». Conçue en réaction au tragique assassinat de ce professeur de lycée, cette disposition tendait également à répondre aux critiques formulées, en son temps, contre le projet d’article 24 et à tenir compte de la censure, par le Conseil constitutionnel7, du délit de provocation malveillante à l’identification d’un agent des forces de l’ordre, qui figurait à l’article 52-I de la version votée de la loi pour une sécurité globale préservant les libertés (voir La rem, n°57-58, p.5).

Largement inspiré des propositions de la commission Delarue, le nouveau SNMO, publié le 16 décembre 2021, prend également en compte les observations faites par le Conseil d’État dans son arrêt du 10 juin 2021. Reconnaissant « la place particulière des journalistes au sein des manifestations », ce SNMO comporte, dans sa deuxième partie, une section entière, intitulée « Journalistes » dont les dispositions visent à la fois à « protéger le droit d’informer » et à garantir « la sécurité physique des journalistes ».

Protection du droit d’informer

Reprenant presque mot pour mot les termes de l’arrêt du Conseil d’État du 10 juin 2021 selon lequel « la présence de la presse et des journalistes lors des manifestations revêt une importance particulière en ce qu’elle permet de rendre compte des idées et opinions exprimées et du carac­tère de cette expression collective ainsi que, le cas échéant, de l’intervention des autorités publiques et des forces de l’ordre »8, le SNMO considère même cette impor­tance comme « primordiale ». Il prévoit différentes mesures destinées à garantir, pendant les manifes­tations, l’accès des journalistes à l’information, mais subordonne ce libre exercice de leur profession à une attestation préalable de leur qualité, jugée indispensable à une claire identification, par les forces de l’ordre, des journalistes présents sur le terrain.

Identification des journalistes couvrant une manifestation

Les journalistes professionnels couvrant une manifestation peuvent naturellement justifier de leur qualité par la présentation de leur carte d’identité de journaliste professionnel ou, le cas échéant, de leur carte de presse internationale, délivrée par la Fédération internationale des journalistes. Faute de posséder une carte de presse, les journalistes et les personnes (techniciens ou agents de sécurité) qui les accompagnent lors de manifes­tations pourront présenter aux forces de l’ordre « une attestation normalisée d’identification, fournie par leur employeur ou commanditaire (éditeur de presse écrite, entreprise de l’audio­visuel, agence de presse) ou leur école de journalisme ». La qualité de journalistes habilités à couvrir une manifestation est ainsi reconnue, non seulement aux journalistes non titulaires de la carte de presse parce que volon­tairement indépendants ou pigistes occasionnels, mais également aux futurs journalistes encore en cours de formation. À la différence de la protection du secret des sources, réservée par la loi de 1881 aux seuls journalistes professionnels tels que définis par la loi, les étudiants des écoles de journalisme qui seraient amenés à couvrir des manifestations dans le cadre de leur formation seraient, à cet égard, assimilés à de véritables professionnels de l’information.

Le SNMO ajoute que, pour suppléer à l’absence éventuelle de carte de presse ou d’attestation d’identification, « un document ad hoc » devrait être élaboré d’ici le 1er juillet 2022. Sans en faire une obligation pour les journalistes présents lors de manifestations, à l’égard desquels, comme l’avait rappelé le Conseil d’État dans son arrêt du 10 juin 2021, le ministre de l’intérieur ne dispose d’aucune compétence pour édicter des règles, le SNMO souligne néanmoins que le port de signes distinctifs, tels que des brassards ou des gilets avec la mention « Presse », sont de nature à faciliter l’identification des journalistes par les forces de l’ordre.

Accès des journalistes à l’information sur les manifestations

La liberté de la presse, à laquelle le juge des référés du Conseil d’État a, par une ordonnance du 3 février 20219, reconnu le caractère de liberté fondamentale, à l’instar de la liberté d’expression et de la liberté de communication des idées et des opinions dont elle constitue l’une des composantes, postule d’abord le libre accès des journalistes à l’information. Par analogie avec la décision prise, en l’espèce, à propos de la mise en place d’un périmètre de sécurité et des contrôles d’identité opérés lors de l’évacuation de camps de migrants, le respect de la liberté de la presse au cours des manifestations interdirait toute pratique qui aurait « pour objet ou pour effet de priver les journalistes en particulier de toute visibilité sur le déroulement des opérations de telle sorte qu’ils dépendraient exclusivement des informations délivrées par le service de communication des préfectures ».

Le SNMO de décembre 2021 semble avoir pris en compte ces considérations puisqu’il autorise les journalistes, « aux fins de couvrir le mieux possible la manifestation », à « circuler librement au sein des dispositifs de sécurité mis en place ». Il prévoit néanmoins l’établis­sement, pour toute la durée d’une manifestation, d’un canal dédié aux échanges avec les médias, géré par un référent désigné au sein des forces de l’ordre et spécialement formé à cette mission. Automatiquement accessible, sur simple demande, à tous les journalistes, ce canal « permettra de fournir des informations opérationnelles et de régler les difficultés rencontrées ». La disposition du SNMO de septembre 2020, qui réservait aux seuls journalistes « titulaires d’une carte de presse, accrédités auprès des autorités » l’accès au canal dédié d’information, a été jugée attentatoire à la liberté la presse, l’accréditation exigée étant « susceptible, faute de précision, de permettre un choix discrétionnaire des journalistes accrédités ». Reprenant les termes de l’arrêt du Conseil d’État du 10 juin 2021, le SNMO garantit encore l’accès des journalistes à l’information au cours des manifestations en leur accordant la faculté de « continuer d’exercer leur mission lors de la dispersion d’un attroupement sans être tenus […] de quitter les lieux ». Les journalistes doivent cependant se positionner de façon à ne pas être confondus avec les manifestants et à ne pas gêner l’action des forces de l’ordre.

À propos du droit à l’image, le SNMO rappelle enfin que, conformément aux dispositions d’une circulaire du 23 décembre 200810, annexée au document, les forces de l’ordre ne peuvent pas « s’opposer à la captation d’images ou de sons lors des opérations dans des lieux publics, à l’exception des personnels affectés dans des services soumis légalement à l’anonymat ». Le délit de mise en danger de la vie ou des biens d’une personne ou des membres de sa famille par la divulgation, dans un but malveillant, d’informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser, qui a été institué à l’article 223-23-1 du code pénal par l’article 36 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, a d’ailleurs été validé par le Conseil constitutionnel11. Aux députés, auteurs de la saisine, qui estimaient que cette disposition risquait « de faire obstacle aux investigations de journalistes, notamment lorsqu’ils filment les forces de l’ordre dans le cadre de manifestations », il a été répondu que le nouvel article ne méconnaissait pas la liberté d’expres­sion et de communication, « ni aucune autre exigence constitutionnelle ». L’élément matériel du délit de l’article 223-23-1 du code pénal réside certes dans la divulgation d’informations permettant d’identifier ou de localiser une personne, ce qui inclut notam­ment la publication, par un journaliste, d’images de policiers ou gendarmes. Mais l’élément moral du délit suppose une intention de nuire, nécessairement exclue lorsque la diffusion de ces données personnelles est réalisée dans un but d’information du public. Destiné à assurer la protection des personnes contre la divulgation malveillante d’informations qui les concernent et la répression de cette pratique de doxing, l’article 223-23-1 du code pénal ne porte pas atteinte au droit des journalistes d’informer. Il a plutôt pour vocation de garantir leur sécurité.

Garantie de la sécurité des journalistes

Au regard de la multiplication des violences commises à l’encontre des journalistes et des menaces physiques ou verbales dont ils sont régulièrement victimes, dans la vie réelle comme sur les réseaux sociaux numériques, la protection de la sécurité des journalistes est devenue une impérieuse nécessité, non seulement dans le cadre particulier des manifestations, mais aussi, de façon plus générale, pour garantir le libre exercice de leur métier dans l’espace public.

Intégrité physique des journalistes lors des manifestations

Après avoir réaffirmé « la nécessité de préserver l’intégrité physique des journalistes sur le terrain », le SNMO de septembre 2020 prévoyait que « les journalistes peuvent porter des équipements de protection, dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction ou provocation ». Bien que destinée à rappeler que les journalistes couvrant une manifes­tation à titre professionnel pouvaient porter des masques, des lunettes ou des casques de sécurité, sans encourir le risque de poursuites, sur le fondement de l’article 431-9-1 du code pénal, pour dissimulation volontaire de leur visage « au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation sur la voie publique », cette disposition a été jugée illégale par le Conseil d’État. Le ministre de l’intérieur n’avait aucune compétence pour édicter « dans des termes au demeurant ambigus et imprécis, des conditions au port, par des journalistes, d’équipements de protection lors des manifestations ».

Le nouveau SNMO de décembre 2021 permet ainsi aux journalistes de porter de tels équipements de protection, sans assortir cette faculté d’aucune condition. Pour leur éviter d’être la cible de manifestants violents, le SNMO leur offre également « la possibilité de se positionner, de manière dérogatoire, derrière les cordons des forces de l’ordre ». Il est enfin précisé que le canal dédié aux échanges avec les médias, mis en place au cours d’une manifestation, pourra également être utilisé pour « signaler les violences contre les journalistes », afin de les faire cesser.

Libre exercice du métier de journaliste dans l’espace public

Au-delà du seul contexte des manifestations, la protec­tion de la sécurité des journalistes est devenue une préoccupation majeure des pouvoirs publics pour garantir le libre exercice du métier de journaliste dans l’espace public et, par là-même, de la liberté de la presse.

Exposés, en raison de leurs fonctions, à des risques particuliers de divulgation de leurs informations person­nelles afin de leur nuire, les journalistes et les membres de leur famille bénéficient, du fait de l’une des circonstances aggravantes du délit de l’article 223-1-1 du code pénal, d’une protection particulière. Le délit de mise en danger de la vie d’autrui par la diffusion malveillante d’informations privées est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Mais « les peines sont portées à cinq ans d’emprison­nement et à 75 000 euros d’amende » lorsque l’infraction est commise au préjudice « d’un journaliste, au sens du deuxième alinéa de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ». Plus récem­ment, une proposition de loi visant à protéger l’exercice du métier de journaliste12 entend encore faire de la commis­sion, à l’encontre d’un journaliste, de certains crimes et délits de violences, une circonstance aggravante desdites infractions.

Au-delà du seul cas particulier des manifestations, la coopération entre les forces de l’ordre et la presse est donc indispensable et le SNMO prévoit, à cette fin, l’établissement de contacts réguliers entre le ministère de l’intérieur et les journalistes, ainsi que l’installation d’un comité de liaison mensuel avec la presse. La délicate conciliation entre les exigences du maintien de l’ordre et les contraintes du travail journalistique passe aussi, selon le nouveau SNMO, par « une meilleure connaissance mutuelle ». Pourraient y contribuer la réalisation d’exercices conjoints avec l’embarquement de journalistes, ainsi que, excellente initiative, « la formation initiale et continue des policiers et gendarmes au droit de la presse ».

Sources :

  1. Proposition de loi n° 3452, AN, 20 octobre 2020.
  2. https://www.legifrance.gouv.fr
  3. CE, 10 juin 2021, n° 444849, 445063, 445355, 445365.
  4. Lettre de mission du Premier ministre à M. Jean-Marie Delarue du 22 décembre 2020.
  5. Les relations entre la presse et les forces de l’ordre, J.-M. Delarue, rapport de la Commission indépendante, vie-publique.fr, 2 avril 2021.
  6. Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, JORF, 25 août 2021.
  7. Décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021.
  8. CE, 10 juin 2021, n° 444849, § 10.
  9. CE, réf., 3 février 2021, n° 448721. 
  10. Circulaire du ministre de l’intérieur du 23 décembre 2008 relative à l’enregistrement et à la diffusion éventuelle d’images et de paroles de fonctionnaires de police dans l’exercice de leurs fonctions, également applicable aux militaires de la gendarmerie. 
  11. Décision n° 2021-823 DC du 13 août 2021. 
  12. Proposition de loi « visant à protéger l’exercice du métier de journaliste », présentée par M. Belkhir Belhaddad, député, Assemblée nationale, n° 4840, 21 décembre 2021.

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