Obligation faite à Twitter de fournir des informations sur les moyens mis en œuvre pour lutter contre la propagation de messages haineux

Cour d’appel de Paris, 20 janvier 2022.

Diverses associations de lutte contre différentes formes de discrimination telles que l’UEJF (Union des étudiants juifs de France), SOS Homophobie, SOS Racisme, le Mrap (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples), la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) reprochaient à la société Twitter International de ne pas lutter efficacement, par les moyens qu’il lui appartenait de mettre en œuvre, contre la propagation de messages haineux et discriminatoires mis en ligne par les internautes utilisateurs de son service. Envisageant d’engager à son encontre une action en justice, les associations ont obtenu, en référé, qu’il soit ordonné à Twitter de leur fournir des renseignements sur les moyens que la plateforme employait pour respecter ses obligations. La cour d’appel a confirmé cette décision.

Dispositions légales

Pour obtenir les éléments de preuve du non-respect par Twitter de ses obligations légales telles que déterminées par la loi du 21 juin 2004, les associations à l’origine de la procédure ont, dans la perspective d’une éventuelle action en justice, demandé au juge des référés, sur la base de l’article 145 du code de procédure civile, qu’il soit ordonné à Twitter de communiquer les moyens mis en œuvre pour se conformer auxdites obligations.

Loi du 21 juin 2004

En son article 6.I.2 et 3, la loi (maintes fois modifiée et complétée) n° 2004-575, du 21 juin 2004, dite « pour la confiance dans l’économie numérique » (LCEN), pose pour principe que « les personnes physiques ou morales qui », comme Twitter, assurent, « pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne peuvent pas voir leur responsabilité » civile et pénale « engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effecti­vement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ».

Les conditions dans lesquelles les contenus litigieux doivent être notifiés à de tels opérateurs ou hébergeurs sont déterminées par l’article 6.I.5 de la même loi. L’article 6.I.7 ajoute que les hébergeurs ne sont pas soumis « à une obligation générale de surveiller les informations » qu’ils « transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Par des dispositions qui y ont été plus récemment introduites, le même article 6.I.7 pose cependant que, « compte tenu de l’intérêt général attaché à la répression de l’apologie, de la négation ou de la banalisation de crimes contre l’humanité, […] de l’incitation à la haine raciale, à la haine à l’égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur handicap », lesdits hébergeurs « doivent concourir à la lutte contre la diffusion des infractions visées ». Il y est ajouté que, à cette fin, les hébergeurs « doivent mettre en place un dispo­sitif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données et rendre publics les moyens » qu’ils « consacrent à la lutte contre les activités illicites », et qu’ils « ont également l’obligation d’informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites […] qui leur seraient signalées et qu’exerceraient les destinataires de leurs services ». Y sont encore définies les peines encourues en cas de non-respect de ces différentes obligations.

Article 145 du code de procédure civile

Envisageant d’engager, contre Twitter, une action en justice pour non-respect de ces différentes obligations, les associations mentionnées ont, sur la base de l’article 145 du code de procédure civile, cherché à s’en ménager les moyens de preuve.

Aux termes de cet article, « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ». C’est sur la base de ces dispositions que la justice s’est prononcée.

Décisions de justice

En cette affaire, a été rendue l’ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Paris, du 6 juillet 2021. Elle fut confirmée par l’arrêt de la cour d’appel de Paris, du 20 janvier 2022.

Ordonnance du juge des référés

Se référant aux dispositions rappelées, les associations à l’initiative de cette action ont demandé au juge des référés de désigner un expert ayant pour mission : de se faire remettre tout document relatif aux moyens matériels et humains mis en œuvre, par Twitter, pour lutter contre les infractions d’apologie de crimes contre l’humanité, l’incitation à la haine raciale et sexiste ; de se faire communiquer les informations rela­tives au nombre, à la localisation, à la nationalité, à la langue et au profil des personnes affectées au traitement des signalements ; de se faire communiquer le nombre de signalements, les critères et le nombre de retraits effectués, et le nombre d’informations transmises aux autorités.

En défense, la société Twitter demanda notamment qu’il soit jugé que la mesure sollicitée par les associations était dépourvue de motif légitime et, par voie de conséquence, qu’elle soit rejetée. Par l’ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Paris, du 6 juillet 2021, n° 20/53181, il a été ordonné à Twitter de commu­niquer aux associations : tout document relatif aux moyens matériels et humains mis en œuvre pour lutter contre la diffusion des informations litigieuses ; le nombre, la localisation, la nationalité, la langue des personnes affectées au traitement des signalements ; le nombre des signalements, les critères et le nombre des retraits effectués ; et le nombre d’informations transmises aux autorités. Twitter a fait appel de cette décision.

Arrêt de la cour d’appel

À l’appui de son appel, visant à obtenir l’infirmation de l’ordonnance de référé, la société Twitter tenta notamment de faire valoir : qu’une mesure sollicitée au visa de l’article 145 du code de procédure civile doit reposer sur des faits précis, objectifs et vérifiables ; que, la liberté d’expression étant un droit fondamental, seul un juge, et non une association, peut déterminer si un contenu est haineux et si un hébergeur a commis une faute en refusant de supprimer ce contenu ; que le caractère raciste de certains des messages dénoncés est très discutable ; que, s’agissant de l’obligation de supprimer des messages, connaître les procédures et moyens employés ne permet absolument pas de savoir si cette obligation est remplie ; que les considérations relatives au taux de messages signalés supprimés ne sont pas pertinentes et n’établissent en rien sa responsabilité ; qu’elle remplit l’obligation de mettre en place un dispositif permettant aux usagers de signaler les messages haineux ; et que l’obligation enfin de rendre publics les moyens consacrés à la haine en ligne n’est nullement précisée par les textes.

À l’encontre de cette argumentation, les associations ont fait valoir : que les enquêtes qu’elles ont produites prouvent que la société Twitter supprime une faible proportion de messages haineux publiés sur son réseau ; que les pièces dont elles demandent la commu­nication visent à déterminer quels procédés et moyens sont employés pour remplir l’obligation légale de modération ; que celles-ci sont pertinentes au regard de l’action judiciaire envisagée ; et que ladite société a l’obligation légale de rendre publics les moyens qu’elle consacre à la lutte contre la haine en ligne.

Pour fonder sa décision, la cour d’appel se réfère d’abord à l’article 145 du code de procédure civile. Elle considère que, pour être recevables en leur demande, les associations doivent justifier de faits suffisants rendant crédibles les allégations selon lesquelles Twitter ne respecterait pas son obligation de concourir à la lutte contre les contenus haineux. En ce sens, il est retenu que, selon une étude, sur un total de 1 100 tweets dénoncés, seuls 126 messages ont été supprimés, et qu’il a été constaté, par huissier et par des membres des associations, que différents messages, dont les termes de caractère haineux et discriminatoire sont reproduits, n’ont pas été supprimés.

Pour la cour d’appel, les éléments d’information sollicités par les associations sont de nature à permettre d’établir si, conformément aux dispositions de la loi du 21 juin 2004, la société Twitter concourt à la lutte contre les messages de haine, et en particulier si elle informe promptement les autorités publiques des activités illicites qui lui seraient signalées, et si elle remplit son obligation de rendre publics les moyens qu’elle consacre à la lutte contre de tels contenus. La cour d’appel de Paris, pôle 1, ch. 2, dans l’arrêt du 20 janvier 2022, n° 21/14325, conclut qu’il y a lieu de confirmer le jugement.

Imposer, comme le font les dispositions légales mentionnées et sur lesquelles est fondé l’arrêt confirmatif d’appel, aux fournisseurs d’hébergement de mettre en place, y compris à l’encontre des messages de haine aussi intolérables soient-ils, des mécanismes d’un contrôle privé pouvant aller jusqu’à leur suppression en l’absence de toute intervention d’un juge ou de manière préalable à celle-ci, ne constitue-t-il pas une menace pour la liberté de communication ? Au regard de l’exigence de cette liberté, ne suffirait-il pas de faire constater, par huissier, l’existence de pareils messages et, comme cela est fait à l’égard d’autres médias, s’agissant au moins des écrits imprimés, d’en saisir la justice ? La multiplication des canaux de diffusion ne devrait-elle pas entraîner la généralisation du système, de type répressif, de contrôle et de sanction par les juges des abus de la liberté d’expression plutôt que, en contradiction avec le principe énoncé, l’extension de l’instauration de mécanismes de contrôle préalable ou préventif exercé par des opérateurs privés ?

Sources :

  • Derrière les écrans. Les nettoyeurs du Web à l’ombre des réseaux sociaux, Sarah T. Roberts, La Découverte, 2020.
  • « « On voyait tout le temps des morts » : modérateur sur les réseaux sociaux, un éprouvant travail de l’ombre », Marion Durand, La Croix, 26 janvier 2022.

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