Le service public audiovisuel sous pression au Royaume-Uni

Critiquée par les conservateurs, la BBC échappe au pire alors que la suppression de la redevance a été envisagée. Pour Channel 4, la privatisation est annoncée.

« Hypocrite » et « condescendante », « à gauche » : voilà résumé, en ces termes, le regard porté sur la BBC par Nadine Dorries, secrétaire d’État au numérique, à la culture, aux médias et aux sports du gouvernement de Boris Johnson. Le jugement, sans appel, trahit bien la polarisation des opinions au Royaume-Uni concernant la BBC et, plus généralement, le service public audiovisuel. Certains, nombreux parmi les conser­vateurs, ne lui ont jamais pardonné son tropis­me londonien pro-« remain ». D’autres défendent, en revanche, la nécessité d’un service public vérita­blement indépendant (« de gauche » selon les conservateurs) dans un pays où les chaînes d’information en continu penchent plutôt très à droite : après GB News, TalkTV, la nouvelle chaîne d’information et de débats du groupe de Rupert Murdoch, a débuté ses émissions le 25 avril 2022 (voir La rem n°60, p.66).

Certes, la BBC n’est pas parfaite : elle peine, comme ailleurs, à rassembler le public jeune ; elle résiste, tant bien que mal, à la concurrence des services de SVOD (vidéo à la demande par abonnement) ; elle peut céder parfois au politiquement correct (à titre d’exemple, en 2020, la BBC a souhaité supprimer de la cérémonie de clôture de son cycle annuel de concerts les chants Rule, Britannia ! et Land of Hope and Glory parce qu’ils pouvaient renvoyer au passé colonial britannique – ils représentent pourtant l’équivalent de l’hymne national). La BBC sait toutefois être exemplaire. Son traitement de la crise sanitaire a été loué, y compris par Boris Johnson dont les positions initiales étaient éloignées du consensus sanitaire dominant en Europe. Elle contribue à financer une production originale importante au Royaume-Uni. Elle constitue enfin un élément essentiel du soft power britannique. Partant, la BBC se retrouve très souvent prise en otage par le monde politique britannique qui, à travers elle, espère peser sur la société ou, plus prosaïquement, tirer parti des débats que toute initiative à son égard ne manque d’entraîner.

C’est dans ce contexte que la BBC a accueilli son nouveau directeur général, Tim Davie, le 1er septembre 2020. Réputé proche des conservateurs, il a d’emblée indiqué la nécessité d’économies, une réduction possible de l’offre linéaire et un développement des services numériques, notamment commerciaux, à l’instar du service BritBox, le service de SVOD lancé avec ITV et commercialisé aux États-Unis. Quant aux journalistes, ils ont été sommés de se tenir à distance de toute forme de militantisme, au risque sinon de perdre leur poste : « Si vous voulez être un éditorialiste borné ou un militant partisan sur les réseaux sociaux, c’est un choix qui se respecte, mais vous ne devriez pas être à la BBC. » Reste que Tim Davie défend la mission de service public de la BBC, qu’il entend mieux développer sur les territoires afin d’en corriger l’image trop londonienne pour certains.

Et il n’hésite pas à revenir sur d’anciennes décisions qui pourtant semblaient s’inscrire dans sa politique de réduction des coûts. La BBC a en effet obtenu de l’Ofcom (Office of communications), le régulateur britannique des communications, le droit d’utiliser à nouveau une fréquence pour diffuser sa chaîne dédiée aux 16-34 ans qui avait basculé en ligne en mars 2016 (voir La rem n°37, p.45). L’objectif, alors, était de limiter les coûts de diffusion et d’aller chercher, en ligne, des jeunes soupçonnés de délaisser le petit écran. Las, les audiences en ligne sont de 70 % inférieures à celles de la chaîne avant sa fermeture, une raison qui a justifié son retour à l’antenne le 1er février 2022. Cet épisode n’est pas sans conséquences pour la BBC, accusée par ses détrac­teurs de ne pas réussir, sur l’internet, à convaincre les plus jeunes, partis sur les réseaux sociaux et les services de SVOD.

Finalement, la BBC n’aura pas échappé à des mesures nouvelles, même si elles préservent l’essentiel jusqu’en 2027. Alors que la secrétaire d’État aux médias, Nadine Dorries, a plaidé pour la suppression pure et simple de la redevance dans The Mail on Sunday du 16 janvier 2022, le directeur général de la BBC a finalement obtenu que celle-ci soit maintenue jusqu’en 2027. En revanche, son montant sera gelé pendant deux ans, à 159 livres, soit 190 euros, avant d’être légèrement relevé à partir de 2024. Or, la redevance rapporte chaque année à la BBC quelque 3,2 milliards de livres (3,8 milliards d’euros) et représente 70 % de son budget. Le développement de nouvelles recettes commerciales s’impose donc car les économies ne suffiront pas. Enfin, ce sursis jusqu’en 2027 ne règle pas définitivement les défis auxquels est confrontée la BBC puisque la suppression de la redevance est encore évoquée pour cette échéance, laquelle serait remplacée possiblement par une dotation budgétaire de l’État, par le recours à la publicité ou à l’abonnement ; une privatisation est même envisagée par certains.

Ces débats, centrés dans un premier temps sur la BBC, expliquent en grande partie la décision du gouvernement britannique de vendre Channel 4. Annoncée par un tweet de Nadine Dorries le 4 avril 2022, la privatisation de Channel 4 était évoquée depuis juin 2021, la secrétaire d’État aux médias considérant que l’arrivée d’investisseurs privés est le seul moyen de donner à Channel 4 les moyens d’investir davantage dans la production. Assurément le statut de chaîne publique la pénalise. Déjà, en 2016, le gouvernement avait envisagé la cession de cette chaîne atypique, en vain, alors qu’elle était valorisée autour de 1 milliard de livres. Depuis, Channel 4 a perdu de sa superbe. Rien qu’en 2020, la chaîne a vu son audience reculer de 10 %, alors que les Britan­niques se ruaient sur les services de SVOD en plein confi­nement.

Or, pour Channel 4, les changements dans la consommation des programmes ont des conséquences importantes. Channel 4 ayant la particularité d’être financée presque exclusivement par la publicité, qui représente 90 % de son budget, la perte d’intérêt pour la télévision menace son modèle économique. Son public de jeunes adultes est, par ailleurs, celui qui, le premier, a fait migrer en ligne une partie de sa consommation audiovisuelle. D’où les arguments de Nadine Torries. Mais cette spécifi­cité protège aussi Channel 4, ce qui a expliqué en partie l’échec de sa privatisation en 2016. Si la chaîne a des missions de service public, elle ne coûte rien aux Britan­­niques et contribue au financement de la production indé­pendante et à la diversité de la création. Une fois privatisée, rien ne dit qu’elle continuera de jouer encore ce rôle dans l’écosystème britannique de la production et de la diffusion audiovisuelles. Au moins ne manquera-t-elle pas d’attirer les convoitises. En effet, Channel 4 a une part d’audience aux alentours de 10 % et affiche des bénéfices (74 millions de livres en 2020 pour un chiffre d’affaires de 934 millions de livres).

La chaîne fait donc partie des piliers de l’audio­visuel britannique et sa privatisation, qui devra être votée par le Parlement, ne manquera pas de susciter des oppositions, surtout si un acteur étranger en prend le contrôle. C’est pourquoi la vente de Channel 4 ne devrait pas être effective avant 2023, juste avant les élections législatives qui renouvelleront le Parlement britannique. Entre-temps, rien ne permet de penser qu’une décision différente ne sera pas prise. En effet, ce n’est pas la première fois que la chaîne est confrontée à un tel projet. Créée en 1982 sous le gouver­nement de Margaret Thatcher pour introduire plus de concurrence et plus de diversité dans la production audiovisuelle, elle est restée depuis dans le service public britan­nique et s’est imposée comme un complément indispensable de la BBC.

Sources :

  • « Discours inaugural choc pour le boss de la BBC », Alexandre Counis, Les Échos, 7 septembre 2020.
  • « Le patron de la BBC recadre les humoristes de gauche », Arnaud de La Grange, Le Figaro, 18 septembre 2020.
  • « Au Royaume-Uni, la BBC relance sa chaîne jeunesse à la télévision », Caroline Sallé, Le Figaro, 5 mars 2021.
  • « Au Royaume-Uni, l’État veut privatiser Channel 4 », Arnaud de La Grange, Le Figaro, 25 juin 2021.
  • « Redevance : la BBC échappe au pire », Ingrid Feuerstein, Nicolas Madelaine, Les Échos, 18 janvier 2022.
  • « La mise à la diète de la BBC, un cadeau pour les contribuables britanniques », Caroline Sallé, Le Figaro, 18 janvier 2022.
  • « Londres lance la privatisation controversée de Channel 4 », Ingrid Feuerstein, Les Échos, 6 avril 2022.
  • « Boris Johnson lance la privatisation de Channel 4 », Claudia Cohen, Le Figaro, 7 avril 2022.
  • « Murdoch lance sa chaîne TalkTV au Royaume-Uni », Nicolas Madelaine, Les Échos, 25 avril 2022.

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