Twitter : Elon Musk achète sans convaincre

Des faux comptes, des espions, une offre très ou trop généreuse, un renoncement puis un rachat : entre Elon Musk et Twitter, difficile de savoir qui cherche à induire l’autre en erreur.

L’annonce avait fait grand bruit. Dévoilée progressivement début avril 2022, la proposition de rachat de Twitter par Elon Musk s’est finalement concrétisée le 25 avril 2022, quand le conseil d’administration de Twitter a accepté l’offre de rachat pour 44 milliards de dollars (voir La rem n°61-62, p.51). Certains estimaient que cette offre était extrêmement, voire trop généreuse, puisque le 6 juin 2022, jour où Elon Musk a, par la voix de ses avocats, menacé très officiellement de mettre un terme à son projet de rachat, l’action de Twitter valait 38,52 dollars en Bourse. Or, le prix proposé par Elon Musk était de 54,20 dollars par action. Et l’action de Twitter ne s’est pas alignée sur le prix proposé par Elon Musk, signe des doutes des marchés financiers sur la possibilité de l’opération.

Plusieurs facteurs expliquent ce décalage, le contexte économique notamment. En effet, l’inflation entraîne presque automatiquement une baisse des investissements publicitaires des annonceurs dont dépend Twitter. Mais ce sont surtout les échanges publics entre Twitter et Elon Musk qui n’arrangent rien. En envisageant d’abandonner le rachat le 6 juin 2022, Elon Musk a pointé le refus de Twitter de lui communiquer les informations qu’il demande sur les faux comptes. Twitter estime à 5 % du total l’ensemble des faux comptes, essentiellement des « bots », des robots qui gonflent artificiellement la notoriété de certains contenus, des comptes où, par conséquent, les messages publicitaires ne sont pas vus. Ces comptes pénalisent ainsi les revenus de Twitter parce qu’ils conduisent le réseau social à consentir des décotes sur ses tarifs publicitaires et parce qu’ils génèrent des coûts liés à leur identification et à leur suppression. Pour Elon Musk, Twitter ment : il pourrait y avoir au moins 20 % de faux comptes, ce qui change complè­tement les perspectives économiques de Twitter. Et Elon Musk d’en tirer toutes les conséquences. En refusant de communiquer toutes les données nécessaires sur le calcul du nombre d’utilisateurs actifs et les faux comptes, Twitter enfreint les obligations prises dans l’accord de rachat, ce qui rend ce dernier potentiellement caduc.

Faute d’accord sur le nombre de faux comptes, les avocats d’Elon Musk ont transmis un courrier à la Security Exchange Commission (SEC) le 9 juillet 2022, annonçant qu’Elon Musk renonçait à racheter Twitter. Ils considèrent que le nombre plus élevé de faux comptes est un « changement matériel » suffisant qui justifie l’annulation pure et simple des termes du contrat. Il revient au tribunal de Delaware de trancher, là où le contrat de cession a été enregistré. Selon la jurisprudence, un contrat peut être annulé si des changements matériels ultérieurs sont portés à la connaissance de l’acquéreur et si ces changements affectent de manière profonde les perspectives économiques de l’entreprise sur le moyen et le long terme. Autant dire qu’Elon Musk devra prouver ces changements matériels, à savoir un nombre de faux comptes plus élevé que les 5 % annoncés, et prouver que ces faux comptes affectent dans la durée les perspectives de l’entreprise. Or, les réseaux sociaux numériques sont connus pour accueillir nombre de faux comptes, nombre de comptes automatisés, gérés grâce au développement de l’intelligence artificielle, et tous ces comptes, généralement, ne posent pas problème. Ainsi, beaucoup d’entreprises ont des robots qui gèrent automatiquement leurs échanges sur Twitter sans qu’il soit possible de qualifier ce type de comptes automatisés comme nuisibles au fonctionnement de Twitter, à l’inverse des « bots » qui alimentent la dés­information en ligne et participent d’actions cyber­criminelles. Le débat sur la définition des « faux » comptes est donc par nature complexe, comme celui sur ses conséquences économiques.

Au moins, le lancement de la procédure d’annulation du rachat aura-t-il eu pour conséquence de forcer Twitter à communiquer des données supplémentaires sur les comptes identifiés comme faux, le tribunal enquêtant sur les 9 000 comptes évalués au quatrième trimestre 2021. Cette procédure doit aussi permettre à Twitter de mettre rapidement un terme aux accusations publiques d’Elon Musk qui minent l’image de la société. Twitter a en effet obtenu, contre Elon Musk, que le procès ait lieu rapidement. Le réseau social espérait septembre 2022, la date a été finalement fixée au 17 octobre, l’accord de rachat expirant le 25 du même mois, quand Elon Musk espérait un report en février 2023. Si Elon Musk ne l’emporte pas, le contrat prévoit une indemnité de rupture de 1 milliard de dollars. Mais la question ne se posera pas : le 4 octobre 2022, Elon Musk a finalement confirmé le rachat de Twitter, estimant probablement que ses chances devant le tribunal sont bien trop faibles.

Le tribunal avait en effet deux options : soit il forçait Elon Musk à racheter Twitter ou à mettre fin à la transaction tout en payant les pénalités prévues par le contrat, considérant irrecevables ses arguments sur les faux comptes ; soit il souscrivait à l’analyse d’Elon Musk et déclarait le contrat de rachat invalide, Elon Musk devant alors se débarrasser des 9 % du capital de Twitter qu’il contrôle déjà. L’interprétation que les juges auraient faite de la situation de Twitter aurait donc été décisive. Ainsi, en publiant ses résultats du deuxième trimestre le 22 juillet 2022, Twitter a fait part de mauvaises performances financières, en partie liées aux coûts engagés autour du projet de rachat, tout en annonçant une hausse de son nombre d’utilisateurs, passé de 230 à 238 millions, signe d’une bonne dynamique, malgré les faux comptes. Fin août 2022, CNN et le Washington Post ont en revanche dévoilé une série d’accusations contre Twitter, portées par son ancien chef de la sécurité, Peiter Zatko, licencié en janvier 2022. Celui-ci estime que l’actuel management de Twitter, documents à l’appui, ne lutte pas vraiment contre les faux comptes alors qu’il est au courant de défaillances graves et même de menaces pour la sécurité nationale, avec des espions connus au sein même de l’entreprise où les données des utilisateurs sont à portée de main des salariés. Entre les nouveaux utilisateurs et les espions, Elon Musk a donc choisi les nouveaux utilisateurs pour éviter de perdre un procès. Mais la contestation du rachat et ses conséquences n’auront pas aidé à améliorer les perspectives de sa probable future nouvelle société. En effet, après ces révélations, Twitter a désormais l’assurance d’être l’objet de vigilances appuyées de la part de toutes les autorités, qu’elles s’occupent de concurrence, de modération des contenus en ligne ou de sécurité nationale.

Sources :

  • « Elon Musk menace d’abandonner son rachat de Twitter », Raphaël Balenieri, Les Échos, 7 juin 2022.
  • « Elon Musk menace d’annuler son rachat de Twitter », Chloé Woitier, Le Figaro, 8 juin 2022.
  • « Twitter en position de faiblesse après le retrait de l’offre de rachat d’Elon Musk », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 11 juillet 2022.
  • « Le début d’un lent et douloureux divorce entre Twitter et Elon Musk », Hortense Goulard, Les Échos, 11 juillet 2022.
  • « Rachat de Twitter : Musk refuse un procès accéléré », Marie Bellan, Les Échos, 18 juillet 2022.
  • « L’incertitude créée par Elon Musk plombe les résultats de Twitter », Raphaël Balenieri, Les Échos, 25 juillet 2022.
  • « Twitter baisse en Bourse, plombé par les accusations de son ancien chef de la sécurité », Marina Alcaraz, Les Échos, 25 août 2022.
  • « D’inquiétantes révélations sur Twitter font surface », Tom Kerkour, Le Figaro, 25 août 2022.
  • « Devant le Sénat américain, le lanceur d’alerte Peiter Zatko déclare la guerre à Twitter », Raphaël Balenieri, Les Échos, 14 septembre 2022.
  • Elon Musk agrees to complete Twitter deal at original $44 billion prize, ending legal fight », Todd Splangler, variety.com, 4 octobre 2022.
Alexandre Joux, directeur de l'Ecole de journalisme et de communication d'Aix-Marseille (EJCAM), Aix-Marseille Université, IRSIC (Institut de recherche en sciences de l'information et de la communication)

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici