Satellites : le New Space rebat les cartes de la connectivité

Emmenés par Starlink, les acteurs américains du New Space imposent les constellations en orbite basse comme nouveau moyen de se connecter à l’internet. Mais les satellites géostationnaires participeront aussi à l’internet spatial, les stratégies de « double orbite » étant défendues par la Commission européenne et par Eutelsat, qui fusionne avec OneWeb.

Né dans un contexte militaire pour sécuriser les communications internationales, le marché du satellite s’est ensuite structuré autour de la diffusion de programmes de télévision, notamment depuis les années 1990, quand la diffusion par satellite est passée au numérique, autorisant une augmentation très importante du nombre de chaînes distribuées. Les groupes historiques actuels en sont le témoignage qui dépendent encore de cette activité : ainsi du luxembourgeois SES, du français Eutelsat ou encore de l’américain Intelsat.

Aujourd’hui, les satellites sont en mesure de fournir un accès à l’internet, même si le temps de latence est plus élevé que sur les réseaux filaires, du fait de l’éloignement des satellites par rapport à la terre. Autant dire que les satellites peuvent utilement compléter les réseaux filaires quand ils proposent une distribution unidirectionnelle de données, par exemple du téléchargement ou du streaming de contenus gourmands en bande passante, à l’instar des images animées, mais sont encore très peu compétitifs quand le service en ligne repose sur une interaction entre son éditeur et son consommateur, ainsi des jeux vidéo ou des échanges audio ou vidéo sous IP. Cette barrière-là devrait pourtant très bientôt disparaître et permettre au marché des satellites de concurrencer directement celui des opérateurs « terrestres » de télécommunications. De nouvelles sociétés, regroupées souvent sous la bannière du New Space, sont en effet en train de déployer des moyens nouveaux pour gérer la connectivité depuis l’espace (voir La rem n°48, p.33). Il s’agit de tous les acteurs qui ont misé sur l’orbite basse.

Le marché des satellites s’est en effet construit autour de l’orbite géostationnaire, à 36 000 kilomètres de la terre, permettant à un même satellite d’arroser, de manière constante, la même région du globe, les satellites devenant ainsi des antennes géantes de télévision. En misant sur l’orbite basse, les acteurs du New Space se rapprochent fortement de la terre puisque leurs satellites évoluent entre l’atmosphère et 2 000 kilomètres du sol. Cette proximité a des avantages et des inconvénients. Elle réduit mécaniquement le temps de latence, elle permet de magnifiques photos de la terre toute proche (les selfies de Thomas Pesquet depuis la station spatiale internationale, en orbite basse, en sont l’un des exemples récents). En revanche, la zone de couverture des satellites en orbite basse est beaucoup plus limitée, faute de recul suffisant par rapport à la terre. Il est donc nécessaire, pour couvrir complètement une région du globe, de lancer non pas quelques satellites, mais des flottes entières qu’il faut connecter entre elles afin de faire émerger une constellation de satellites interconnectés. Ensemble, ces derniers assurent une couverture qui s’étend potentiellement à toute la surface du globe. Ces constellations incarnent le New Space, même si certaines sont encore en projet.

OneWeb est l’un des plus anciens projets de constellation, né au milieu des années 2010 aux États-Unis et financé à l’origine par Qualcomm et Virgin Group. Après s’être déclaré en faillite en 2020, OneWeb sera racheté par le groupe indien Bharti Enterprises, contrôlé par Sunil Mittal, et par l’État britannique. Puis, Eutelsat montera à son capital dès avril 2021, moyennant 500 millions d’euros, auxquels s’ajouteront encore 165 millions d’euros octobre 2021, faisant de l’opérateur historique de satellites le deuxième actionnaire de OneWeb, avec 22,9 % du capital, derrière l’indien Bharti (30 % du capital). Cette opération est « structurante » parce qu’elle annonce la réorganisation du marché des satellites autour d’un concept stratégique nouveau, les approches dites « multi-orbites ».

Les autres constellations sont le fait d’entrepreneurs du New Space qui incarnent la capacité d’innovation et de transformation de l’économie américaine, au premier rang desquels Elon Musk. Passionné par l’espace, il a lancé SpaceX en 2022, son entreprise dédiée à l’exploration spatiale. Elle a déjà révolu­tionné le marché des lanceurs en faisant la preuve qu’il est possible de réutiliser les fusées, une avancée majeure qui permet désormais à SpaceX d’envisager de concurrencer le marché des vols long-courriers en diminuant drastiquement les temps de trajet, réduits à presque rien en orbite basse : un vol spatial Paris-New York prendrait une heure. La planète Mars est éga­lement dans la ligne de mire. SpaceX a aussi lancé Starlink, une constellation qui semble finalement relever d’un segment de marché déjà stabilisé. Sauf que Starlink est la première constellation dont le déploiement est suffisamment avancé pour être en mesure de commercialiser, pour la première fois, un accès à l’internet par satellite auprès du plus grand nombre. L’enjeu est majeur pour l’équilibre financier de SpaceX : si les projets les plus ambitieux de l’entreprise concernent le spatial, ce marché ne représente au mieux que 8 milliards de dollars par an, quand le marché de l’accès à l’internet représente quelque 1 000 milliards de dollars par an. D’autres projets de constellations portés par des acteurs du New Space sont en cours de déploiement, dont le projet Kuiper de Jeff Bezos (Amazon).

Ces constellations en orbite basse vont ouvrir un marché nouveau de la connexion à internet. Aujourd’hui encore, entre 3 et 5 % de la population mondiale n’est pas raccordée à un réseau, du seul fait de son éloignement des infrastructures terrestres de l’internet. C’est le cas, par exemple, dans certains territoires ruraux des États-Unis, en Australie, dans certaines zones montagneuses. L’absence de connec­tivité concerne donc des marchés solvables et pas seulement des déserts humains. S’ajoute le besoin de connectivité en mer et dans le ciel, qui concerne là encore des marchés solvables. À l’inverse, le marché historique du satellite, celui de la distribution des chaînes de télévision par les satellites en orbite géo­stationnaire, est en déclin, la consommation de programmes vidéo passant de plus en plus par les services de SVOD, donc reposant sur une distribution de pair à pair. Certains en ont déduit que l’avenir du satellite se trouvait à moins de 2 000 kilomètres de la terre.

C’est le cas de Starlink qui, avec une flotte de 3 000 satellites lancés sur 40 000 prévus, est déjà opérationnelle. Dans un premier temps, l’offre de connectivité de Starlink s’est présentée comme une alternative spatiale à l’absence d’opérateur terrestre pour la partie de la population non connectée. Pour y accéder, il est nécessaire de s’équiper d’une parabole (480 euros) et d’un abonnement (50 euros par mois), cette offre étant désormais disponible en France où l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes) a autorisé le service le 2 juin 2022. Starlink se positionne également sur la connectivité mobile puisqu’il est également possible de connecter les smartphones au satellite, ce qui évite l’achat d’une parabole. Le service est encore expérimental. Starlink a passé un partenariat avec T-Mobile (filiale de Deutsche Telekom) en août 2022 afin de proposer aux abonnés de l’opérateur, à partir de la fin 2023, d’envoyer des SMS depuis les zones du territoire américain non couvertes en 4G ou en 5G. Les débits sont donc encore très faibles puisqu’ils limitent l’internet spatial aux seuls SMS, la communication de données et la voix étant pour l’instant exclues. L’internet par satellite depuis les smartphones, rebaptisés « satphones » pour l’occasion, fait donc partie des révolutions à venir en matière de connectivité. Cette possibilité est déjà anticipée par les fabricants de terminaux, ainsi du nouvel iPhone (le numéro 14, présenté le 7 septembre 2022) qui permet, grâce à un accord avec l’opérateur de satellites Globalstar, de proposer l’envoi de SMS d’urgence avec géolocalisation de l’utilisateur dans les zones blanches.

Qualcomm est par ailleurs à l’origine d’un nouveau projet de constellation de satellites annoncé en juillet 2022, en partenariat avec Thales et Ericsson. Il s’agit là encore de développer le marché des satphones, Qualcomm fournissant les terminaux, Ericsson les cœurs de réseau et Thales les satellites. Autant dire que cette constellation envisage tout simplement de se passer des opérateurs historiques de télécommunications ou, au moins, de remplacer de bout en bout le réseau d’antennes au sol. Mais ces projets présentés comme « révolutionnaires » devraient plutôt conduire à développer les complémentarités entre les réseaux terrestres et le spatial, une approche qu’incarne à sa manière Eutelsat.

Présent dans le capital de OneWeb depuis 2021, Eutelsat a en effet franchi un pas décisif en annonçant sa fusion avec OneWeb le 26 juillet 2022. Cette fusion réunit, d’un côté, un acteur majeur du New Space, OneWeb – toujours déficitaire et qui a devant lui des investissements massifs à consentir pour finaliser le déploiement complet de sa constellation –, et, d’un autre côté, un acteur du marché historique des satellites, Eutelsat – très rentable grâce à la distribution de chaînes de télévision, mais qui doit se transformer pour développer ses activités de télécommunications. Le positionnement de OneWeb sur la connectivité basse orbite a ainsi conduit Eutelsat à accepter une fusion entre égaux puisque les actionnaires des deux groupes détiendront chacun la moitié de la nouvelle entité. Eutelsat étant actionnaire de OneWeb, il en prend toutefois le contrôle, même si OneWeb restera une filiale du nouvel Eutelsat, installée au Royaume-Uni.

Cet accord, s’il valide la fin d’un modèle économique tourné vers la distribution des chaînes de télévision, ne signifie pas pour autant la fin des satellites en orbite géostationnaire. Eutelsat a d’ailleurs procédé au lancement d’un nouveau satellite géostationnaire en septembre 2022, le satellite Konnect VHTS, qui offre des débits de 500 gigabits par seconde, proches donc de ceux de la fibre optique. Mais ces débits sont surtout garantis en voie descendante et sont donc parfaitement adaptés à la distribution de la vidéo à la demande, qui nécessite une connexion puissante et stable mais en sens unique. La capacité du satellite est déjà réservée par Orange pour le marché français et par Telecom Italia en Italie. Il y a donc une place pour les satellites géostationnaires à côté des constellations en orbite basse qui offrent de leur côté des temps de latence réduits pour répondre aux besoins de services interactifs. C’est du moins la position d’Eutelsat qui défend une approche « double orbite » où les satellites géostationnaires sont mobilisés pour répondre à certains besoins de connectivité et pour décharger d’une partie des flux les constellations en orbite basse, dédiant ces mêmes constellations à la prise en charge des demandes de connexion nécessitant une réponse très rapide. Par ailleurs, la double orbite permet de limiter le nombre de satellites en orbite basse, sur laquelle les risques d’encombrement et de brouillages augmentent de jour en jour.

La même approche a été retenue par l’Union européenne, qui mise aussi sur la double orbite pour son projet de constellation sécurisée. Le 15 février 2022, la Commission européenne a présenté son projet de constellation satellitaire duale, qui devra répondre à des enjeux de souveraineté pour le secteur militaire, mais aussi pour le secteur civil, le besoin de connectivité mobile en tous points du territoire européen étant appelé à se développer, par exemple avec le déploiement des voitures autonomes. Pour la partie militaire, disposer d’une constellation satellitaire souveraine garantit un accès à l’internet en cas de cyberattaque qui paralyserait les réseaux terrestres. À cet égard, Starlink a déjà fait les preuves de son efficacité en étant mis à la disposition des Ukrainiens après l’attaque russe du 24 février 2022. Elon Musk veut désormais déployer son service en Iran.

Le projet européen a ceci de particulier qu’il mise sur le cryptage quantique afin de sécuriser les communications, l’augmentation des capacités de calcul liée à l’informatique quantique autorisant un déchiffrement rapide des clés de cryptage actuellement utilisées sur les réseaux de communication électronique. L’enjeu pour l’Union européenne est également de préempter des fréquences en orbite basse avant qu’il ne soit trop tard. La règle du « premier arrivé, premier servi », en vigueur à l’Union internationale des télécommunications (UIT), favorise en effet les pays qui sauront déployer au plus tôt leurs constellations. Mais l’Europe devra trouver des consensus entre États membres, prompts à s’opposer sur les retombées économiques territoriales de ces projets en commun. Pour l’instant, le lancement du projet de constellation est prévu en 2024 après des appels d’offres en 2023 qui confieront une partie du projet à des industriels privés. Cette constellation viendra ainsi compléter les deux autres systèmes satellitaires européens, Galileo pour le GPS et Copernicus pour l’observation de la Terre.

Sources :

  • « Spatial : l’Europe tente de définir sa place sur la scène mondiale », Anne Bauer, Les Échos, 14 février 2022.
  • « Le plan de l’Europe pour se doter d’une constellation spatial souveraine », Anne Bauer, Les Échos, 16 février 2022.
  • « Après consultation publique, l’Arcep attribue une nouvelle autorisation d’utilisation de fréquences à Starlink », communiqué de presse, arcep.fr, 2 juin 2022.
  • « Thales, Ericsson et Qualcomm veulent mettre la 5G dans l’espace », Raphaël Balenieri, Les Échos, 12 juillet 2022.
  • « Eutelsat joue la carte OneWeb pour assurer son avenir à long terme », Anne Bauer, Anne Drif, Les Échos, 26 juillet 2022.
  • « Eutelsat défend son projet de reprise de OneWeb », Anne Bauer, Anne Drif, Les Échos, 27 juillet 2022.
  • « Eutelsat, nouveau géant de l’internet spatial », Véronique Guillemard, Le Figaro, 27 juillet 2022.
  • « Elon Musk fait de T-Mobile son allié dans l’Internet par satellite », Raphaël Balenieri, Les Échos, 29 août 2022.
  • « Bientôt retraitée, Ariane 5 met en orbite un satellite de télécommunications XXL », A.B., Les Échos, 9 septembre 2022.
  • « SpaceX renforce son offre d’internet par satellite en Europe », Cyrille Vanlerberghe, Le Figaro, 13 septembre 2022.
  • « SpaceX et Elon Musk se lancent à la conquête des internautes français », Anne Bauer, Les Échos, 13 septembre 2022. 
Alexandre Joux, directeur de l'Ecole de journalisme et de communication d'Aix-Marseille (EJCAM), Aix-Marseille Université, IRSIC (Institut de recherche en sciences de l'information et de la communication)

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici