La PQR, ses territoires et ses modèles d’affaires

Interview de Jean-Clément Texier

Propos recueillis par Alexandre Joux

Vous avez publié, avec Richard Werly, Presse et territoires. Une si fertile proximité, un ouvrage qui rappelle l’importance de la presse quotidienne régionale. La Provence vient d’être rachetée par l’armateur CMA-CGM, une actualité qui me conduit à demander au spécialiste de la PQR que vous êtes de dresser un bref panorama des groupes de presse régionale en France.

Grâce au rapport d’information du sénateur Michel Laugier sur « La situation de la presse quotidienne régionale », paru en juillet 2022, suivi de Presse et territoires sorti en novembre 2022, nous disposons d’un précieux état des lieux des titres régionaux dans l’Hexagone. La PQR en France maille l’ensemble du territoire : il n’existe aucun endroit dans le pays qui ne dispose pas de « son » titre enraciné dans l’histoire locale. Il n’existe pas dans le pays de « désert médiatique », ce qui est un cas unique en Europe. La presse quotidienne régionale s’est constituée au fil du temps sur la base de structures actionnariales et parfois familiales anciennes qui ont peu évolué ces dernières années. Différents groupes dominent ainsi des territoires, souvent avec plusieurs titres, en évitant de se concurrencer frontalement par une forme d’accord tacite jamais remis en cause. Les politiques éditoriales sont cependant bien distinctes. Ainsi, dans l’est du pays, un même contenu peut être publié dans des titres différents, alors que le système des éditions en partie locale est privilégié à l’ouest. Les groupes de PQR se présentent donc comme des monopoles territorialisés dans le traitement et la diffusion de l’information locale. Cette structuration s’est étalée des années 1950 aux années 1980, avec en particulier la figure de Robert Hersant, qui a constitué un groupe de presse locale et nationale (notamment avec Le Figaro) dominant le paysage français.

La presse quotidienne régionale et départementale compte 43 millions de lecteurs chaque mois sur tous les supports, soit les deux tiers de la population française. Elle englobe 51 titres, déclinés en 91 versions locales et vendus à 6,6 millions d’exemplaires par parution en moyenne. Le nombre de publications est stable par rapport à 2010, malgré quelques opérations de regroupements.

Mais les héritiers de Robert Hersant, qui contrôlait à son zénith près du tiers de la PQR, ont dû, à la fin du XXe siècle, céder par blocs leur groupe, très fortement endetté : La Voix du Nord, cédée à Rossel, Le Progrès et Le Dauphiné libéré rachetés par L’Est républicain, lequel a été ensuite racheté par Le Crédit mutuel, le propriétaire de L’Alsace. Quant à son fils, Philippe Hersant, qui avait repris La Provence et Nice Matin pour 160 millions d’euros, il a dû les revendre pour une quarantaine de millions d’euros à Bernard Tapie, voici moins de dix ans. La France compte-t-elle encore un champion régional ?

Dix acteurs structurent aujourd’hui le territoire métropolitain.

IL N’EXISTE PAS DANS LE PAYS DE « DÉSERT MÉDIATIQUE », CE QUI EST UN CAS UNIQUE EN EUROPE

Les groupes Ebra et Sipa-Ouest-France représentent, à eux deux, près du tiers
de la diffusion de la presse quotidienne d’information politique et générale :

  • Ebra, propriété de la banque mutualiste Crédit mutuel, réparti au sein des régions Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes ;
  • Sipa-Ouest-France, sous la gouvernance d’une association, couvre les régions Normandie, Bretagne et Pays de la Loire ;
  • La Voix du Nord, propriété de l’éditeur belge Rossel, cible les Hauts-de-France, la région Grand Est et la région Normandie ;
  • Sapeso – Société anonyme de presse et d’édition du Sud-Ouest – en position dominante sur la région Nouvelle-Aquitaine ;
  • Centre France – La Montagne, dépendant d’une fondation, couvre les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Centre-Val de Loire et Nouvelle-Aquitaine ;
  • La Dépêche du Midi, appartenant depuis cent cinquante ans à la famille Baylet, cible la région Occitanie ;
  • Nice-Matin, racheté par la holding NJJ de Xavier Niel, axé sur les départements du Var et des Alpes-Maritimes ;
  • La Provence, groupe racheté en 2022 par l’armateur marseillais CMA-CGM, présent surtout dans les Bouches-du-Rhône et en Corse ;
  • Le Télégramme, dans le Finistère, piloté par la famille Coudurier depuis cinq
    générations ;
  • La Nouvelle République du Centre-Ouest, propriété de la famille Saint-Cricq, dessert les Pays de la Loire.

Ces groupes fonctionnent-ils sur le même modèle ?

Il n’existe pas un mais des modèles de presse quotidienne régionale. Le groupe Sipa-Ouest-France rassemble 85 titres, dont le premier tirage de la presse quotidienne, Ouest-France, avec 630 000 numéros chaque jour. Le groupe représentait 8,7 % des tirages nationaux en 2019 et 14,5 % des tirages régionaux. Sipa vit sous une structure originale, puisqu’il est détenu en totalité par une association loi 1901, l’Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, constituée en 1990 autour du quotidien Ouest-France. Son modèle économique s’appuie essentiellement sur la diffusion du journal ; il ne cherche pas à développer outre mesure une activité hors presse comme l’événementiel. Via Publihebdos, il est aujourd’hui le premier acteur de la presse hebdomadaire régionale et il s’est doté d’un site d’information ciblé sur l’hyper proximité, actu.fr.

Cette plateforme multilocale est née en 2017. Son objectif est d’avoir une puissance nationale avec des informations de proximité. Fort de 850 salariés, dont la moitié de journalistes, Publihebdos continue d’embaucher alors que la PQR licencie. Avec 90 millions d’euros de chiffre d’affaires, elle se révèle être la plus rentable des filiales de Sipa-Ouest-France avec une rentabilité proche de 10 %. En partenariat avec le groupe La Voix du Nord, Sipa-Ouest-France édite le quotidien gratuit 20 Minutes, qui peine à passer du modèle imprimé au format numérique ; en quelques années, son chiffre d’affaires a chuté de 60 à 30 millions d’euros. En 2022, il a encaissé une perte de 4 millions d’euros. Depuis le début du XXIe siècle, Sipa-Ouest-France a connu un revers majeur : la décomposition accélérée de sa filiale de journaux gratuits, Spir Communication, qui générait de copieux bénéfices. Et il a commis une erreur stratégique majeure en se dégageant prématurément du site de petites annonces gratuites Le Bon Coin.

LA MUTUALISATION N’EST DONC PAS CONÇUE COMME UNE UNIFORMISATION DE L’INFORMATION

Est-Bourgogne-Rhône-Alpes, dit Ebra, premier groupe de presse de l’Hexagone, présente un modèle tourné davantage vers les métiers traditionnels de l’édition. Le Crédit mutuel en est l’actionnaire unique. L’entité possède 18 titres et rayonne sur tout l’est de la France, avec, par exemple L’Alsace, Le Bien public, Le Dauphiné libéré, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Est républicain, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, Le Républicain lorrain, Vosges Matin. Ebra représente, en 2019, 9,4 % des tirages nationaux et 17,7 % des tirages régionaux. Ses ressources se composent à 68 % de la vente des journaux, à 24 % de la publicité, à 3 % du hors presse et des hors-séries, à 5 % d’événementiel. En 2022, il a pris le contrôle de l’éditeur numérique Humanoid pour quelques dizaines de millions d’euros. Frappé comme l’ensemble de la presse par la crise des ventes, le groupe a concentré ses efforts sur la maîtrise des coûts, en particulier par la mutualisation des fonctions support et par la création d’un bureau d’information générale à Paris chargé de traiter l’actualité nationale et internationale pour l’ensemble des titres. Toutefois, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire – territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin. Le président du Crédit mutuel, Nicolas Théry, le souligne : « Chaque titre conserve sa propre ligne éditoriale. » La mutualisation n’est donc pas conçue comme une uniformisation de l’information, et elle permet au groupe de se concentrer d’abord sur l’éditorial.

À l’opposé, Le Télégramme a développé une stratégie souvent mentionnée qui fait une place moins importante à la publicité, mais privilégie la diversification, notamment l’événementiel. Le groupe breton possède ainsi des participations dans la Route du Rhum, mais également dans des festivals comme les Francofolies ou le Printemps de Bourges. Environ la moitié de son chiffre d’affaires provient de ces activités éloignées de son cœur de métier éditorial, pour cependant lui offrir une assise économique relativement solide. Son exemplaire réussite est constituée par HelloWork, son site web d’offres d’emploi, filiale à 100 % dont Le Télégramme a fait le choix, voici plus de dix ans, pour des montants significatifs, de racheter les parts des actionnaires minoritaires, Le Monde et Le Nouvel Observateur.

PARLER D’UN RÔLE SOCIAL UNIQUE DE LA PRESSE QUOTIDIENNE RÉGIONALE SERAIT RÉDUCTEUR

En 2022, HelloWork a enregistré une croissance de 33 % pour atteindre un chiffre d’affaires de 94 millions d’euros, avec une confortable marge. Fort de 470 collaborateurs répartis entre Rennes, Paris et Bordeaux, HelloWork n’entend pas s’arrêter là. Figurant parmi les cinq premiers acteurs du recrutement, il vient de mobiliser 50 millions d’euros pour sa croissance externe. Avec HelloWork, Le Télégramme détient une pépite comparable à StepStone chez Springer dont la mise en bourse dépasserait en valeur très largement les activités traditionnelles du groupe.

Si les stratégies sont diversifiées, le lien au territoire semble réunir ces titres. D’ailleurs, dans votre ouvrage, qui donne la parole aux dirigeants de plusieurs de ces groupes, Jean-Nicolas Baylet parle de « fusion essentielle » entre le journal local et le territoire. Quel rôle social la PQR joue-t-elle selon vous ?

Parler d’un rôle social unique de la presse quotidienne régionale serait réducteur. Car dans les faits, celle-ci exerce ce rôle sous plusieurs formes et dans plusieurs dimensions. Citons-en au moins quatre. Le premier rôle social, essentiel, des quotidiens départementaux et régionaux est d’être le miroir des territoires dans lesquels ils sont implantés et diffusés. Ils offrent à tous les acteurs de ces zones une visibilité décisive pour leur permettre de mener leurs actions. Cela est vrai pour la politique locale, mais aussi pour le tissu associatif, les entreprises, les services publics… Le deuxième rôle social de la PQR est la mise en relation des acteurs. De plus en plus, les journaux régionaux sont, comme leurs homologues nationaux, des organisateurs d’événements ou de conférences. Ils jouent le rôle de têtes de réseaux. Ils ne sont pas seulement les animateurs du débat public. Ils sont aussi les piliers de territoires en mouvement. Troisième rôle pour les quotidiens régionaux : être le porte-voix de ces territoires. « Porte-voix » ne veut pas dire « miroir ». « Porte-voix » veut dire « porter le message des territoires au-delà de leurs frontières ». On sait combien les dirigeants politiques sont à l’écoute de la PQR. Un quotidien régional contribue au dynamisme d’un département ou d’une région. La presse est constitutive de la force collective des territoires. Le quatrième rôle est lié au lien social. Il se mesure au niveau des lecteurs. Recevoir dans sa boîte aux lettres un quotidien, c’est appartenir à une collectivité, c’est partager le destin de celle-ci. Aucun autre acteur public ne peut remplir autant de fonctions sociales. C’est dire combien les territoires ont besoin d’une PQR dynamique, qu’elle soit sous forme imprimée ou numérique. Car là est le défi : transformer le média sans renoncer à aucun de ses rôles, à aucune de ses missions qui sont sa raison d’être.

Ce défi, comment se traduit-il ?

Il y a, bien sûr, les bataillons de journalistes : 6 000 rédacteurs, le tiers des effectifs de la profession, secondés par 25 000 correspondants, produisent plus de 35 000 articles par jour. Ils sont le cœur de la presse quotidienne régionale, dont les effectifs restent importants. Journalistes ? Ne recourons pas ici à des catégories déplacées. La force de la PQR est, justement, de mêler journalistes professionnels et reporters « plus amateurs », à savoir les correspondants locaux, dont les articles constituent le nerf de ces publications.

ON SAIT COMBIEN LES DIRIGEANTS POLITIQUES SONT À L’ÉCOUTE DE LA PQR

Mais ces deux catégories sont-elles encore pertinentes alors qu’un troisième groupe de collaborateurs émerge, utilisant avant tout les réseaux sociaux pour s’exprimer ? Il s’agit des citoyens eux-mêmes qui écrivent, photographient, racontent, commentent… Là réside, selon nous, le principal défi pour la PQR – et ses dirigeants en sont conscients. Comment intégrer dans une publication professionnelle, dûment éditée, les contributions essentielles des citoyens journalistes auxquels les moyens modernes de communication donnent une forme de priorité sur les événements, puisqu’ils sont souvent les premiers sur place lorsqu’un fait divers survient. Il ne s’agit pas de dire que l’avenir est à la production d’articles par n’importe qui avec un téléphone portable. Il s’agit de regarder la réalité avec lucidité. La presse régionale doit impérativement s’adapter aux nouveaux contours sociétaux des territoires qui sont les leurs. Elle doit à la fois conserver son originalité, c’est-à-dire arbitrer entre les faits, éditer les articles, vérifier les informations, et devenir plus réactive, plus ouverte, plus inclusive. Ce n’est évidemment pas simple. Mais c’est indispensable. Pour reprendre les termes de l’ouvrage de Franck Bousquet et Pauline Amiel La Presse quotidienne régionale (La Découverte, 2021) : « La PQR est donc bien une actrice qui, si elle ne crée par le lien local, l’entretient et lui permet d’être alimenté chaque jour. »

Quels handicaps doivent affronter les groupes régionaux ?

Là encore, le diagnostic délivré par le sénateur Michel Laugier est implacable. La presse est confrontée à une double hausse de ses coûts : d’une part, structurelle, conséquence d’une baisse des tirages jugée inéluctable ; d’autre part, liée à la conjoncture actuelle particulièrement défavorable. L’économie de la presse imprimée repose sur des coûts fixes importants. Or, face à un marché en baisse forte et régulière, la part de ces coûts fixes a tendance à augmenter rapidement.

LA PRESSE RÉGIONALE DOIT IMPÉRATIVEMENT S’ADAPTER AUX NOUVEAUX CONTOURS SOCIÉTAUX

Ils concernent en premier lieu la rédaction. Ainsi, les contrats passés avec les journalistes l’ont été pour la plupart à une époque où le secteur était profitable. Depuis, les conditions salariales ne se sont pas adaptées à une situation moins favorable. Le nombre de journalistes de la PQR a ainsi baissé de 8,5 % entre 2010 et 2019, alors même que la qualité du travail rédactionnel constitue la meilleure garantie d’avenir pour le secteur.

Le principal défi pour la PQR réside cependant dans l’adaptation de son outil industriel. Le parc des rotatives de toute la presse d’information politique et générale est caractérisé par une surcapacité grandissante, qui le rend inadapté : les imprimeries constituent des postes importants de coûts fixes qui grèvent les comptes des groupes de presse et fragilisent toute la chaîne de valeur. La presse quotidienne nationale (PQN) a su anticiper ce mouvement, avec le soutien de l’État. À l’issue de ce mouvement, rompant avec la tradition historique de la possession de leur outil industriel, tous les titres nationaux d’information politique et générale sont désormais imprimés de façon mutualisée chez un prestataire extérieur, l’imprimeur Riccobono, qui assure leur production à Paris et dans les sites d’impression décentralisés en province. S’agissant de la PQR, le modèle reste encore largement celui d’une imprimerie appartenant à un groupe de presse et imprimant principalement ses titres. Ainsi, en 2020, la PQR dispose encore de 24 centres d’impression sur l’ensemble du territoire, quand la PQN est imprimée dans 5 centres répartis sur l’Hexagone. La presse locale ne disposant pas des mêmes leviers que les principaux titres de la presse quotidienne nationale pour moderniser son activité, l’État a accompagné les éditeurs régionaux avec le plan dit PRIM (pour Plan Réseau Imprimerie), lequel a pour objet la restructuration, à l’horizon 2025, de leur outil industriel d’impression. Trente-six millions d’euros sont apportés, soit 30 % de l’investissement total de 116 millions d’euros nécessaire. Le cofinancement de l’État consiste en la prise en charge d’une partie des coûts liés au congé de reclassement. À terme, ce plan doit permettre de fermer le tiers des imprimeries et d’assurer le reclassement ou le départ en retraite de 60 % des effectifs, soit environ 1 500 personnes.

LA PQR DISPOSE ENCORE DE 24 CENTRES D’IMPRESSION SUR L’ENSEMBLE DU TERRITOIRE

À l’évidence, il convient que les patrons de la presse régionale dissipent leurs préventions envers Riccobono Imprimeurs, qui sait gérer les évolutions sociales, et acceptent de lui sous-traiter tout ou partie de leur production. Il n’est plus rationnel que subsistent deux unités aussi proches et complémentaires que celles de Gallargues (Riccobono) et Saint-Jean-de-Védas (L’Imprimerie du Midi, filiale du Midi libre). Quant au projet d’imprimerie commune entre Nice Matin et La Provence à créer dans le Var, il constitue un contresens historique même s’il est soutenu par deux milliardaires. Ce projet vient déjà de connaître une déconvenue. Censé prendre la tête de cette future imprimerie et piloter sa mise en œuvre, le directeur industriel de La Provence a brutalement annoncé son départ le 10 février. Cet ingénieur, dans l’entreprise depuis 2008, était opposé à ce projet qu’il n’estimait pas viable économiquement compte tenu de la chute de la diffusion de la presse papier. Plutôt qu’un centre d’impression commun dans le Var, il plaidait pour l’installation de plusieurs rotatives numériques réparties sur la zone de diffusion de La Provence. Pas opposés par principe au projet de Xavier Niel et Rodolphe Saadé, les employés des imprimeries de La Provence et de Nice-Matin s’inquiètent eux aussi de sa pérennité face au recul continu des tirages. Il y a quelques jours, La Provence a connu son plus bas niveau historique, avec une édition imprimée à 60 900 exemplaires. « Même en prenant en compte les actions visant à freiner la décroissance et en la limitant à 4 % par an, le tirage du journal pourrait atteindre moins de 50 000 impressions par jour dans les prochaines années », soulignaient en mars 2022 les experts du cabinet Secafi dans un rapport réalisé pour le comité social et économique (CSE) du groupe La Provence.

Il y a des enjeux plus conjoncturels également. Quel est l’impact de l’augmentation du prix du papier depuis l’an passé ?

Avec l’explosion des prix du papier, toute la presse, mais plus encore celle qui repose toujours sur des ventes d’exemplaires « physiques », est aujourd’hui gravement menacée dans son modèle économique. À la crise structurelle qu’elle traverse depuis plus de dix ans se surajoute ainsi une crise conjoncturelle qui frappe d’ailleurs l’ensemble des secteurs industriels. L’indice des prix du papier était de 92 début 2010, et est demeuré relativement stable jusqu’à la fin 2020 autour de 100. Il s’établissait à près de 150 en mai 2022, en très forte croissance depuis le début 2021. Au mois d’août, il avait encore progressé de 10 points. Le papier importé progresse dans les mêmes proportions. Dès lors, le surcoût pour la presse est colossal.

À LA CRISE STRUCTURELLE QU’ELLE TRAVERSE DEPUIS PLUS DE DIX ANS SE SURAJOUTE AINSI UNE CRISE CONJONCTURELLE

Le groupe Ebra l’estime maintenant à 18 millions d’euros, le groupe Ouest-France à 12 millions. Pour la seule presse quotidienne, la charge supplémentaire s’établirait à plus de 175 millions d’euros en année pleine. De ce fait, toute la presse supporte aujourd’hui une crise qui dépasse probablement celle du reste de l’économie. En effet, le coût du papier a progressé bien plus fortement que celui des autres produits. Conséquences : le Crédit mutuel, qui pensait avoir redressé Ebra en 2022, doit encore supporter des pertes. En quinze ans, la banque mutualiste a englouti dans la presse environ 1 milliard d’euros – il s’agit là du cumul des coûts d’acquisition et des déficits récurrents –, une somme sans commune mesure avec la valeur de cet actif presse aujourd’hui. Quant à Sipa-Ouest-France, il a dû rompre avec sa politique de stabilité du prix de vente en le relevant de 10 centimes en 2022 et en 2023. Et rien n’assure que cela suffira pour éviter qu’il tombe dans le rouge.

Comment la PQR peut-elle survivre dans pareil contexte ?

On note un profond clivage entre deux types d’acteurs : ceux qui subissent et ceux qui anticipent. Gestionnaires avisés, les Belges du groupe Rossel ont toujours mis la pression sur La Voix du Nord pour qu’elle sorte des résultats positifs. N’hésitant pas à affronter les syndicats, le patron de La Voix du Nord, orfèvre en restructurations sociales dans tous les lieux où il est passé, vient de déclencher un plan visant à remettre les compteurs à zéro, ce qui se traduira tout à la fois par une centaine d’emplois supprimés sur un effectif total de 600 salariés, dont 300 journalistes, mais parallèlement par une création d’une cinquantaine de postes en phase avec les exigences du temps présent. Déjà, en 2017, il avait obtenu 217 départs volontaires. En 2022, le quotidien de Lille ne diffusait plus que 185 000 exemplaires alors qu’il frôlait les 400 000 exemplaires à la fin du siècle dernier, occupant le deuxième rang des régionaux. Pour mieux maîtriser ses coûts, le groupe La Dépêche du Midi a lancé une agence Dépêche News, désormais forte de 70 journalistes, qui a vocation à livrer des sujets à TF1, à la chaîne locale Via Occitane, à alimenter les sites internet, voire certaines agences locales des quotidiens.

LE SYNDICAT NATIONAL DES JOURNALISTES A DÉNONCÉ DEVANT LA JUSTICE CETTE PRATIQUE D’OPTIMISATION QUI PERMET DE DISPOSER DE RÉDACTEURS POLYVALENTS MOINS RÉMUNÉRÉS

Le Syndicat national des journalistes a dénoncé devant la justice cette pratique d’optimisation qui permet de disposer de rédacteurs polyvalents moins rémunérés. Mais selon le président Jean-Michel Baylet, « pour que les journaux perdurent, il faut bien rationaliser ». Et lors de ses vœux aux salariés du groupe Ebra, son président Philippe Carli a annoncé qu’il veut élaborer « de nouveaux statuts sociaux qui préparent l’avenir et préservent l’emploi » pour les neuf titres de l’est de la France. Nul doute que la bataille pour l’inéluctable remise en cause des avantages acquis des salariés de la PQR va secouer toutes les entreprises. Mais seule la fin du corporatisme peut sauver les régionaux.

Voyez-vous d’autres solutions au-delà de la seule réduction des coûts ?

À la lumière des évolutions des régionaux dans les pays voisins de la France, les éditeurs doivent accepter de changer d’échelle et de travailler ensemble. Le lancement, en janvier 2023, du magazine Diverto est un bon signe. Abandonnant TV Magazine qui était sous-traité au Figaro, tous les régionaux se sont unis pour disposer chaque semaine d’une grille de programmes mais également d’une pléiade d’articles de divertissement plus « anglés ». Piloté par un ancien des InrockuptiblesDiverto est non seulement un magazine national tiré à plus de 3,5 millions d’exemplaires mais aussi un site d’information sur des sujets de société.

SEULE LA FIN DU CORPORATISME PEUT SAUVER LES RÉGIONAUX

Grâce à la régie 366.fr, un air frais souffle sur la PQR. C’est une première étape, la seconde doit passer par des rapprochements capitalistiques entre éditeurs afin d’atteindre la taille critique qui leur permettra d’investir tous azimuts à partir de leurs territoires. Si nos grands féodaux restent murés dans des egos dépassés et refusent de se tendre la main pour avancer à l’unisson, ils se dévitaliseront et laisseront la place à de nouveaux entrants. L’arrivée sur ce front tant de Xavier Niel que de Rodolphe Saadé laisse penser que ces méga entrepreneurs ont compris qu’ils avaient des opportunités à saisir. Et peut-être feront-ils d’inattendus émules ?

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