Luxembourg Business Registers : la prévention du blanchiment de capitaux à l’épreuve de la protection des données personnelles

Dans son arrêt du 22 novembre 2022, la CJUE déclare illégal l’accès du grand public au registre des bénéficiaires effectifs (RBE), ou propriétaires réels, des entreprises, condition majeure à l’exercice du journalisme d’investigation.

On entend par « bénéficiaire effectif » toute personne qui, en dernier ressort, possède ou contrôle directement ou indirectement une société, ou bien pour laquelle une transaction est exécutée ou une activité réalisée1. Le registre des bénéficiaires effectifs conserve et met à disposition les informations sur les entités immatriculées au registre du commerce et des sociétés2. Celui-ci a pour objectif principal de permettre aux cellules de renseignements financiers (CRF au Luxembourg, équivalent de Tracfin en France) d’obtenir un « accès en temps utile aux informations sur l’identité des titulaires de comptes bancaires et de comptes de paiement [ainsi que] de leurs bénéficiaires effectifs »3, mais également de garantir un accès aux informations qui seraient utiles aux enquêtes sur le blanchiment de capitaux et autres infractions.

Rappelons que l’éclosion des scandales dits LuxLeaks en 20144 et Panama Papers en 20165, qui ont fortement écorné la réputation du Luxembourg6, résultent du travail de lanceurs d’alertes et de journalistes professionnels. Suite à ces scandales financiers, la volonté de transparence, principe également consacré dans le droit de l’Union européenne, a été renforcée et a permis de légitimer le travail du journalisme d’investigation, notamment avec la mise en place du RBE ouvert au public. Grâce à ce registre, en 2021, le scandale OpenLux a démontré l’importance du journalisme qui participe à la mission des autorités publiques quant à la lutte contre le blanchiment de capitaux. Diligentée par le journal Le Monde, cette enquête a fait la lumière, grâce au RBE, sur des arrangements fiscaux entre des sociétés et l’État luxembourgeois. Or, la Cour de justice de l’Union européenne a remis en cause ce mécanisme en restreignant cet accès accordé au grand public. Retour sur une décision désormais fondamentale.

Procédure nationale et renvoi préjudiciel dans l’affaire dite Luxembourg Business Registers (LBR)

Par son recours devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, le requérant WM fait valoir ses qualités de dirigeant et de bénéficiaire effectif de la société immobilière YO, ainsi que d’autres sociétés commerciales, qui de ce fait le conduisent à se déplacer vers des pays aux régimes politiques instables, où il serait exposé à une importante criminalité de droit commun pouvant lui faire courir les risques d’enlèvement, de séquestration, de violence, voire de mort. Le Luxembourg Business Registers (LBR) a contesté cette argumentation en soutenant que la situation du requérant ne répondait pas aux critères constituant des « circonstances exceptionnelles » au sens de la loi nationale et du point 9 de l’article 30 de la directive 2015/8497 (tel que modifié par l’article 1, point 15, sous c, de la 5e directive antiblanchiment8) prévoyant la possibilité de limiter l’accès aux données disponibles sur le RBE au grand public pour une période limitée9. En effet, dès lors que celui-ci n’aurait pas été exposé à un risque disproportionné, un risque de fraude, d’enlèvement, de chantage, d’extorsion, de harcèlement, de violence ou d’intimidation, et que, de fait, celui-ci n’est pas mineur ou frappé d’incapacité, les conditions ne sont pas réunies pour justifier la limitation de l’accès à ses données10. Parallèlement, la société Sovim SA, dont WM est un des bénéficiaires effectifs, a, par son recours, soulevé devant le juge national que le fait d’accorder un accès au public à l’identité et aux données personnelles de son bénéficiaire effectif violerait le droit à la protection de la vie privée et familiale (article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après, « la Charte »11) ainsi que le droit à la protection des données à caractère personnel (article 8 de la Charte). Il ressort des arguments de la société requérante que l’accès ouvert au grand public, sans contrôle et sans devoir montrer un intérêt légitime, pourrait constituer une ingérence injustifiée aux droits fondamentaux.

Afin de pouvoir trancher la question entre l’intérêt public de l’accès ouvert au RBE face à la protection des données personnelles, le juge national a décidé de s’en remettre à la Cour de justice de l’Union européenne par le biais d’un renvoi préjudiciel12. Parmi les questions préjudicielles soulevées, le tribunal d’instance de Luxembourg demande à la Cour quel serait l’équilibre juste entre, d’un côté, l’obligation de transparence sur les données relatives aux bénéficiaires effectifs et, de l’autre côté, le respect des droits fondamentaux de ces personnes – notamment les droits relatifs à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel.

Par son arrêt de la grande chambre du 22 novembre 202213, la Cour de justice de l’Union européenne a déclaré invalide la nouvelle disposition du règlement antiblanchiment prévoyant que les États membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public14.

La protection des intérêts financiers de l’Union, corollaire de l’ingérence aux droits fondamentaux ?

Si la dernière décennie a considérablement développé la lutte contre les atteintes aux intérêts financiers de l’Union d’une part, la protection des données personnelles n’en a pas moins fait l’objet d’un renforcement notable d’autre part. La difficile conciliation des deux objectifs se traduit par la lecture même des considérants de la 5e directive antiblanchiment. En effet, le législateur, au quatrième considérant, insiste sur la nécessité « de continuer à améliorer la transparence globale de l’environnement économique et financier de l’Union », en tant que moyen de dissuasion efficace face aux criminels qui cherchent à blanchir leurs capitaux ou à les abriter à travers des structures et instruments opaques. La transparence globale – et, en conséquence, l’accès du grand public et le droit à être informés – créerait en ce sens un « environnement hostile » aux criminels financiers. Il découle également du considérant 30 que l’accès du public aux informations relatives aux bénéficiaires effectifs permettrait un contrôle opéré par la société civile, ainsi que la confiance « dans l’intégrité des transactions commerciales et du système financier ». L’accès à ces informations constituerait l’instrument essentiel aux enquêtes sur le blanchiment de capitaux, sur les infractions sous-jacentes associées et sur le financement du terrorisme, ce qui justifierait l’infraction aux droits fondamentaux prévus aux articles 7 et 8 de la Charte.

Le journalisme d’investigation à l’épreuve de certains droits fondamentaux

L’accès du grand public au RBE donnerait de facto à celui-ci des prérogatives aux côtés des autorités chargées de la lutte contre le blanchiment. En effet, au point 60 de son arrêt du 22 novembre 2022, et rappelant une jurisprudence bien établie15, la Cour affirme que l’accès du grand public, et par conséquent de la presse, permet sans doute de mettre au jour des pratiques ou suspicions de blanchiment, à juste titre au regard des articles 1er et 10 du traité sur l’Union européenne, et de l’article 15 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), où il est prévu que le principe de transparence « permet d’assurer une meilleure participation des citoyens au processus décisionnel, ainsi que de garantir une plus grande légitimité, efficacité et responsabilité de l’administration à l’égard des citoyens dans un système démocratique »16. Elle relève toutefois, au point 61, que les exigences de transparence institutionnelle et procédurale visent les activités et les fonds publics, quand bien même les registres des bénéficiaires effectifs concernent l’identité de bénéficiaires effectifs privés, ainsi que la nature et l’étendue de leurs intérêts effectifs détenus dans des sociétés et d’autres entités juridiques. Autrement dit, s’il est vrai que ces mesures ont pour objectif principal d’assurer une transparence de la bonne administration financière, de telles mesures visent essentiellement à renforcer la transparence du monde privé des affaires (corporate transparency)17 lorsque les sociétés bénéficient de fonds publics dans leurs transactions. Certains y voient d’ailleurs un lien étroit avec le régime de protection des lanceurs d’alerte dans les secteurs privés et publics, en ce que le registre des bénéficiaires effectifs devrait garantir la possibilité de dévoiler, soit par les autorités compétentes, soit par le fruit du journalisme d’investigation, des atteintes potentielles aux intérêts financiers de l’Union ou des activités de blanchiment de capitaux18. Si le registre des bénéficiaires effectifs vise avant tout la surveillance opérée par les CRF et les autorités compétentes, de son côté, la surveillance par le grand public, ou plutôt par la presse, établit un système parallèle de veille et d’enquête de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terro­risme, pouvant, à l’instar des affaires dites Panama Papers, Luxleaks ou OpenLux, mettre en lumière des dérives et pratiques conséquentes.

À la suite de la décision de la CJUE, l’accès à ces registres demeure ouvert aux journalistes19, ce qui permet de maintenir le principe de transparence et le droit à l’information, le conditionnant toutefois à une identification préalable. En conséquence, le 20 décembre 2022, le ministère de la justice autorise le Conseil de presse luxembourgeois à étudier les autorisations de consultation du RBE demandées par des journalistes professionnels dûment accrédités par ce même Conseil. Cette limitation d’accès rejoint le raisonnement de l’avocat général Pitruzzella dans ses conclusions20. Bien que la Cour n’en fasse pas mention, elle affirme qu’il ne devrait pas y avoir la possibilité de dresser un profil précis sur la vie privée des bénéficiaires et sur leurs déplacements, par exemple ; elle précise que des garde-fous devraient être mis en place afin de pouvoir au moins identifier les personnes ayant eu accès à ces informations en ligne. Ce sont précisément ces considérations qui ont conduit la Cour, aux points 40 à 44 de l’arrêt du 22 novembre 2022, à déclarer que l’accès du grand public aux informations relatives aux bénéficiaires effectifs constitue une ingérence grave dans les droits garantis aux articles 7 et 8 de la Charte, d’autant plus que ces données, une fois consultées, peuvent être conservées et diffusées et, à la suite des traitements excessifs, rendraient tous les droits de la défense impossibles à exercer pour les bénéficiaires effectifs en cause21. Il apparaît difficile, à ce stade, de trouver un équilibre entre l’accès ouvert aux données des bénéficiaires effectifs dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux, tout en prévenant une ingérence non fondée dans la vie privée et financière ainsi que dans l’accès aux données personnelles des personnes concernées. La Cour semble s’aligner sur sa jurisprudence favorisant la protection des données à caractère personnel, notamment dans le cadre des données financières22, et sur celle ayant déclaré les données de télécommunications (voir l’affaire La Quadrature du Net)23, et les données sur les dossiers passagers (voir l’affaire Ligue des droits humains)24 comme étant hautement sensibles. Est-ce le cas des données accessibles sur le RBE ?

Le législateur européen semble en tirer les conséquences dans la proposition de la 6e directive blanchiment25. Celle-ci prévoit en effet au point 28 de son préambule la nécessité de maintenir un accès aux données des registres (équivalents du RBE luxembourgeois), tout en précisant, aux points 30 et 31, que les États membres doivent y garantir un accès d’une manière suffisamment cohérente et coordonnée, et de façon à ne pas porter atteinte au droit à la vie privée des bénéficiaires effectifs de manière générale, et au droit à la protection des données personnelles en particulier. L’accès au grand public est donc de nouveau conditionné par l’intérêt légitime, sans qu’il y ait encore d’indications sur la mise en œuvre technique de ces conditions. Néanmoins, le point 32 rappelle la nécessité d’y maintenir l’accès à la presse. La protection de cette liberté de la presse, notamment du journalisme d’investigation, est désormais entre les mains des États membres et dépendra de la manière dont ils transposeront dans leurs législations nationales le prochain paquet législatif européen26.

Les opinions exprimées dans le présent article ne reflètent que celles de l’auteur et n’engagent pas la Cour de justice de l’Union européenne.

Lire également : Pourquoi saisir la CJUE, au nom du respect de la vie privée, afin d’obtenir la fin du libre accès au registre des bénéficiaires de sociétés du Luxembourg ?

Sources :

  1. Voir article 1er, point 7, de la loi antiblanchiment du 12 novembre 2004 (LU).
  2. Voir article 1er de la loi du 13 janvier 2019 instituant un registre des bénéficiaires effectifs (LU).
  3. Considérant 20 de la 5e directive antiblanchiment.
  4. Pour un dossier complet sur la thématique, voir par exemple https://www.wort.lu/fr/economie/l-affaire-luxleaks-584fca0b53590682caf16163, dernier accès le 9 février 2023.
  5. Voir également le dossier spécial du Consortium international des journalistes d’investigation, sur https://www.icij.org/investigations/panama-papers, dernier accès le 9 février 2023.
  6. « Qu’est-ce qui a changé depuis le scandale OpenLux ? », Simon Martin, Luxemburger Wort, 21 septembre 2022.
  7. Directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission (texte présentant de l’intérêt pour l’EEE), JO 2015 L 141/73 (4e directive blanchiment).
  8. Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE (texte présentant de l’intérêt pour l’EEE), JO 2018 L 156/43.
  9. Article 15 de la loi du 13 janvier 2019 instituant un registre des bénéficiaires effectifs (mém. A 2019, n° 15).
  10. Voir arrêt du 22 novembre 2022, Luxembourg Business Registers, C-37/20 et C-601/20, EU:C:2022:912, points 20 à 22.
  11. Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, JO 2012 C 326/391. 
  12. Procédure prévue par l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, permettant à une juridiction nationale d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur l’interprétation ou la validité de dispositions du droit de l’Union européenne dans le cadre d’un litige dont la juridiction nationale est saisie.
  13. Arrêt du 22 novembre 2022, Luxembourg Business Registers, C-37/20 et C-601/20, EU:C:2022:912.
  14. L’article 1er, point 15, sous c), de la directive 2018/843 (5e directive antiblanchiment) a modifié l’article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous c), de la directive 2015/849 (4e directive antiblanchiment), en prévoyant l’accès total aux données relatives aux bénéficiaires effectifs inscrits au registre.
  15.  Voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2010, Volker und Markus Schecke et Eifert, C-92/09 et C-93/09, EU:C:2010:662, point 68 et jurisprudence citée.
  16. Arrêt du 22 novembre 2022, Luxembourg Business Registers, C-37/20 et C-601/20, EU:C:2022:912, point 60.
  17. Op-Ed, « Who cares about financial privacy ? : the Court of Justice », Maxime Lasalle, in WM, Sovim SA v. Luxembourg Business Registers, C-37/20 and C-601/20”, EU Law Live, 16 décembre 2022.
  18. Ibid.
  19. Voir notamment le communiqué de presse du 21 décembre 2022 établi par le ministère de la justice : « Accès au RBE : accès rétabli en faveur des professionnels et de la presse », gouvernement.lu, dernier accès le 18 février 2023. Le gouvernement a annoncé avoir rétabli l’accès aux détenteurs de la carte de presse émise par le Conseil de presse, les journalistes présentant en ce sens un intérêt légitime.
  20. Conclusions de l’avocat général Pitruzzella dans les affaires jointes Luxembourg Business Registers, C-37/20 et C-601/20, EU:C:2022:43.
  21. Voir notamment arrêt du 22 novembre 2022, Luxembourg Business Registers, C-37/20 et C-601/20, EU:C:2022:912, points 43 et 44, et jurisprudence citée.
  22. Voir, en ce sens, arrêt du 1er août 2022, Vyriausioji tarnybines etikos komisija, C-184/20, EU:C:2022:601.
  23. Arrêt du 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., C-511/18, C-512/18 et C-520/18, EU:C:2020:791. 
  24. Arrêt du 21 juin 2022, Ligue des droits humains, C-817/19, EU:C:2022:491. 
  25. COM (2021) 423 final, proposition d’une directive du Parlement européen et du Conseil relative aux mécanismes à mettre en place par les États membres pour prévenir l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme et abrogeant la directive (UE) 2015/849.
  26. Voir communiqué de la Commission européenne du 20 juillet 2021, n° IP/21/3690 : Vaincre la criminalité financière (europa.eu).

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