En pariant sur Amazon, en faisant jouer la concurrence entre les chaînes et les plateformes, les ligues prennent le risque de voir d’autres compétitions ou d’autres sports s’imposer. La valeur des droits reste corrélée à la puissance de prescription du média, où les chaînes ont l’avantage en France.
Aux États-Unis, les plateformes misent sur le sport et le coût des droits s’envole (voir infra), ce qui a donné des idées aux détenteurs de droits sportifs en Europe, même si les marchés des deux côtés de l’Atlantique ne se ressemblent pas. Les États-Unis sont le premier marché des services de la SVOD quand le marché est morcelé en Europe, pour les abonnements comme pour les droits sportifs. Certes, l’Europe a DAZN, très présent en Allemagne et en Italie (voir La rem n°61-62, p.28), et Amazon y a également investi. Mais, à chaque fois, ces plateformes n’ont pas procédé à des surenchères comme aux États-Unis, même si elles ont fait la différence par rapport aux diffuseurs historiques. En Italie, DAZN a accepté de miser un peu plus que Sky pour diffuser la Série A, après que Mediapro a fait échouer de premières enchères. En France, après l’appel d’offres de rattrapage des saisons 2021-2024, déclaré infructueux, Amazon a récupéré l’essentiel de la Ligue 1 grâce à un accord de gré à gré avec la Ligue de football professionnel (LFP), en misant un peu plus que Canal+ (voir La rem n°59, p.48), mais pour beaucoup plus de matchs, et surtout les meilleurs (voir La rem n°48, p.103).
Il se pourrait donc que le pari des « plateformes » soit finalement un échec pour les ligues. Si les plateformes ont de l’argent, elles n’ont pas nécessairement les moyens de valoriser les compétitions sportives comme pouvaient le faire les chaînes, et elles n’ont pas nécessairement les moyens de faire payer suffisamment leurs abonnés pour rentabiliser les droits. Mediapro n’y est jamais parvenu et Amazon, qui paye pourtant très peu cher pour beaucoup de matchs, semble également loin de rentabiliser son investissement en France. Selon NPA Conseil et Harris Interactive, cités dans Les Échos du 26 septembre 2023, le Pass Ligue 1 d’Amazon avait convaincu 1,7 million d’abonnés au printemps 2022 et Amazon avait perdu 250 millions d’euros en deux ans. C’est que les matchs de la Ligue 1 attirent désormais quelques centaines de milliers d’internautes au mieux, soit très peu comparé aux audiences historiques que Canal+ pouvait réunir sur un Marseille-PSG. L’un des derniers Classicos diffusés avait ainsi réuni plus de 2 millions de téléspectateurs en 2021. La différence s’explique par la nature des publics : si Amazon a su convaincre les fans, Canal+ dispose d’un public élargi dont le foot n’est pas l’unique motif d’abonnement. De ce point de vue, les 250 millions d’euros par an de droits payés par Amazon semblent élevés pour une si petite audience captive.
Le même enthousiasme à l’égard des plateformes s’est pourtant reproduit pour les droits de retransmission de Roland-Garros. Pour mieux les valoriser, la Fédération française de tennis (FTT) a choisi Amazon en plus de France Télévisions lors de l’appel d’offres de 2019, cédant à la plateforme les night sessions pour 15 millions d’euros. Certes, les chaînes publiques ne payent que 10 millions d’euros pour le reste du tournoi auquel elles sont associées depuis trente ans comme diffuseur exclusif. Quand le match Nadal-Djokovic de 2022 a été planifié le soir au détriment du diffuseur public, le contrat de confiance entre France Télévisions et Roland- Garros a été rompu. Or, c’est bien France Télévisions qui, dans la durée, a construit la notoriété de Roland-Garros, comme elle a construit la notoriété du Tour de France, y compris sa nouvelle version féminine, de même qu’elle construit également la notoriété du football féminin, dont elle a diffusé les matchs avec M6 durant le mois d’août 2023, ou qu’elle construit, là encore, la notoriété du rugby en France en diffusant, avec TF1 et M6, l’édition 2023 de la Coupe du monde.
En misant sur les plateformes, les ligues prennent donc le risque d’une exposition moindre de leurs évènements sportifs, en même temps qu’elles incitent les chaînes qui ont fait la notoriété de leur sport à miser soit sur des compétitions alternatives, soit sur d’autres sports. Or, seules les chaînes semblent parvenir à créer très vite la notoriété des compétitions qu’elles décident de mettre en avant. Ainsi, les matchs de la Coupe du monde de rugby ont réuni en moyenne 7, 5 millions de téléspectateurs en 2023, contre 8,7 millions de téléspectateurs pour les matchs diffusés sur TF1 pour la Coupe du monde de football au Qatar fin 2022. La première avait l’avantage de se jouer en France, la seconde d’avoir les Bleus en finale. Le foot n’a donc plus le monopole de la popularité.
Les chaînes, des outils essentiels pour la notoriété des compétitions sportives
La stratégie de Canal+ est exemplaire de la capacité qu’ont les chaînes à créer l’évènement, parce qu’elles restent fondamentalement des médias one to many, capables de fédérer un public élargi grâce à leurs choix éditoriaux, ce qui confère aux droits sportifs détenus une valeur qui excède de loin celle de la seule compétition diffusée.
Privé de l’essentiel de la Ligue 1 malgré son partenariat avec BeIN, Canal+ a sécurisé autrement son offre de football. Canal+ a ainsi accepté de payer plus pour s’assurer l’exclusivité sur les droits de la Ligue des champions pour les saisons 2024-2027 (480 millions d’euros par saison contre 370 millions précédemment). Ce faisant, Canal+ a fait la preuve que les compétitions sont en grande partie substituables les unes aux autres quand une chaîne utilise son pouvoir de prescription pour les imposer puisque les « coupes européennes » sont désormais « le meilleur du foot » sur Canal+.
Le groupe n’a pas misé que sur le football étranger (Premier League britannique, Ligue des champions) pour se passer de la Ligue 1. La chaîne a aussi mis en avant d’autres sports, dont le rugby, une démarche lancée depuis 2014 avec le Top 14, à l’époque pour résister à la concurrence de BeIN Sports (voir La rem n°34-35, p.29). Depuis l’arrivée d’Amazon Prime Video, elle a misé aussi sur les sports mécaniques. Canal+ a en effet récupéré les droits de retransmission de la Formule 1 en 2013 et de la MotoGP en 2019. Les courses de voitures ont été très vite mises en avant sur l’antenne avec des dispositifs éditoriaux originaux : présence en direct dans les stands, caméras embarquées, émissions dédiées, chaînes numériques sur la compétition, assurant ainsi le succès des programmes. Et la F1 bénéficiait déjà d’une bonne notoriété après avoir été diffusée sur TF1 pendant dix ans. Mais c’est sur la MotoGP que la construction de la notoriété d’une compétition est la plus évidente. Alors que ce sport ne réunissait que 250 000 spectateurs sur Eurosport avant que Canal+ n’en récupère les droits de diffusion, les grands prix de moto ont attiré en moyenne 845 000 téléspectateurs en 2023, probablement plus que la moyenne des audiences des matchs de la Ligue 1 sur Amazon Prime Video. Miser sur les plateformes est donc risqué pour les ligues, qui peuvent espérer plus de revenus à court terme, mais une perte d’attrait pour leurs droits à moyen terme avec des conséquences financières bien plus importantes.
Un pari à 1 milliard d’euros pour la Ligue 1
Ruinée par l’échec de l’appel d’offres à 1 milliard promis par Mediapro mais jamais financé, la LFP mise encore sur une envolée du coût des droits de diffusion. Elle a créé une société dédiée pour les commercialiser, LFP Media, et modifié les règles du championnat en le faisant passer de 20 à 18 clubs dès la saison 2023-2024 afin que chaque club puisse disposer de plus de moyens, donc propose plus de spectacles. Mais il faudra un grand spectacle : ayant besoin de moyens pour se relever, la LFP a fait entrer le fonds CVC à hauteur de 13 % du capital de sa branche commerciale en 2022, moyennant un investissement de 1,5 milliard d’euros et une promesse de valorisation à terme de 1,8 milliard d’euros pour les droits audiovisuels du foot français, presque trois fois plus qu’aujourd’hui. Certes, la compétition est sous-valorisée, comparée aux autres grands championnats européens : la Premier League britannique, La Liga espagnole, la Série A italienne et la Bundesliga allemande. Mais peut-elle être considérée comme leur équivalent ?
Lancé officiellement le 12 septembre 2023, le nouvel appel d’offres sur les droits de diffusion de la Ligue 1 a été présenté comme la première étape d’un cycle vertueux et ambitieux qui doit donner plus de moyens aux clubs et donc plus d’intérêt à la compétition. D’emblée, le cap symbolique du milliard d’euros, qui a déjà conduit au fiasco Mediapro, a été annoncé par le président de la LFP, Vincent Labrune, comme un horizon réaliste. En effet, les nouvelles modalités de cession des droits donnent à celui qui les aura un vrai avantage. Les droits sont cédés sur cinq ans au lieu de quatre jusqu’alors, donc pour les saisons 2024-2029. Le nombre de lots est réduit afin de conférer aux diffuseurs retenus un vrai argument commercial de programmation. Seuls deux lots avec des matchs sont proposés : un lot avec « le meilleur de la Ligue 1 » réunissant les deux meilleurs matchs de chaque « journée » ainsi que le quatrième le plus prisé, en codiffusion avec le détenteur du deuxième lot ; le lot « 100 % Ligue 1 », avec tous les matchs, mais avec l’obligation de diffuser en différé les deux meilleurs matchs du premier lot.
Les enchères, par tranches de 10 millions d’euros pour le lot 1 et de 5 millions d’euros pour le lot 2, devaient débuter à partir d’un prix plancher de 530 millions d’euros pour le lot 1 et de 270 millions d’euros pour le lot 2, soit a minima 800 millions d’euros pour la diffusion en France des matchs de la Ligue 1. S’ajoutaient à ces droits un magazine sur la Ligue 1 le week-end et en semaine pour 5 et 15 millions d’euros, enfin les droits de la Ligue 2 pour 26 millions d’euros (lot 1 avec les deux meilleurs matchs plus le quatrième) et 13 millions d’euros (lot 2). Avec la cession des droits internationaux, pour un montant espéré de 200 millions d’euros contre 80 millions d’euros actuellement, le seuil du milliard d’euros pour les droits de la Ligue 1 semblait donc devoir être franchi sans encombre, d’autant que le lot 1 de la Ligue 1 correspondait parfaitement aux besoins de Canal+ quand le lot 2 était mieux adapté à une offre dédiée au sport, comme le Pass Ligue 1 d’Amazon Prime Video, ou un service de streaming sportif type DAZN ou des chaînes comme BeIN Sports.
La machine va ensuite se gripper. Une semaine après le lancement de l’appel d’offres, Canal+ faisait savoir qu’il n’allait pas candidater, reprochant à la LFP d’avoir interdit de sous-licencier facilement les droits, ce qui impose aux diffuseurs de payer très cher les droits et de devoir les amortir seul. Pour Canal+, ce choix de la LFP est un moyen de dissuader le diffuseur historique, bien moins riche que les plateformes, voire de faire échouer l’appel d’offres pour négocier ensuite de gré à gré avec des acheteurs potentiels, comme en 2021, ce qui avait permis à la LFP de mieux faire jouer la concurrence, les négociations de gré à gré ne bénéficiant pas de la transparence d’un processus d’enchères. Ce faisant, Canal+, le seul acteur qui est parvenu à amortir en France les coûts élevés des droits de diffusion du football, indiquait au marché que les prix de réserve de la LFP sont en fait des prix maximums déjà très élevés. Ils l’étaient trop, semble-t-il. Au moins la Ligue 1 n’est-elle pas encore assez attrayante pour justifier une telle dépense, qui doit se traduire ensuite par des recrutements de nouveaux abonnés. Le 17 octobre 2023, jour de la remise des offres, la LFP a dû constater l’absence d’offres et déclarer infructueux le processus de cession des droits nationaux, ouvrant ainsi la phase de négociation de gré à gré.
Les stratégies divergentes des plateformes, des chaînes et des ligues
À l’évidence, l’absence des plateformes sur l’appel d’offres de la Ligue 1 signifie que celles-ci, capables de payer parfois très cher, comme ce fut le cas aux États- Unis, ne le feront pas systématiquement, car elles considèrent les droits sportifs comme un programme parmi d’autres dans leur stratégie de captation et de fidélisation de leurs abonnés. Il faut donc que l’investissement se justifie, ce qui favorise les compétitions d’exception (cas américain) ou les investissements opportunistes (cas d’Amazon en France, le ticket d’entrée ayant été artificiellement abaissé sur la Ligue 1 et étant très bas sur Roland-Garros). Autant dire que les droits prestigieux mais non exceptionnels, comme ceux de la Ligue 1, ne sont pas aussi essentiels aux plateformes qu’ils le sont à des chaînes premium ou dédiées au sport, lesquelles ne peuvent pas se passer de certains must have dans des sports phares. En revanche, les compétitions sont substituables entre elles, ainsi de la Ligue des champions qui a remplacé, chez Canal+, l’argument commercial historique sur la Ligue 1.
Faire jouer la concurrence quand on n’a pas l’assurance de détenir des droits absolument essentiels est donc dangereux, car le vendeur prend le risque de perdre le pouvoir de prescription des chaînes, donc celui par conséquent de menacer la notoriété de sa compétition, sans disposer en même temps de garanties d’investissement de la part des nouveaux diffuseurs que sont Amazon ou DAZN. Ce risque a été pris en considération par les autres ligues européennes. En Italie, la Ligue a renoncé au prix de réserve de 1,15 milliard d’euros pour la Série A et resigné avec DAZN et Sky en acceptant une baisse du montant des droits payés, qui passent de 927 à 900 millions d’euros par saison pour la période 2024-2029. Même la Premier League britannique, la compétition avec les clubs les plus emblématiques d’Europe, qui parvient à commercialiser ses droits à l’international pour presque 2 milliards d’euros par an (plus de cent fois plus que la Ligue 1), a préféré s’accorder avec ses diffuseurs historiques plutôt que de jouer la carte des nouveaux acteurs. Sky Sports et TNT Sports (anciennement BT Sports) vont continuer de diffuser les matchs pour 1, 95 milliards d’euros par an, avec une légère augmentation des droits en échange de plus de matchs à diffuser, quand Amazon perd son lot – les dix matchs du « Boxing Day » de Noël –, obtenus en 2019. En France aussi, certains détenteurs de droits préfèrent la fidélité aux diffuseurs historiques parce qu’ils savent que la notoriété de leur compétition a été en grande partie établie par eux et dépend encore d’eux pour les années à venir. Le Top 14 a redonné à Canal+ son exclusivité sur les droits de diffusion pour la période 2021-2027 en faisant valoir l’importance de ce partenariat historique. Le groupe Amaury (ASO) a, lui aussi, préféré s’engager à nouveau avec France Télévisions pour la diffusion des éditions 2025 à 2030 du Tour de France. Il n’y a que la Fifa qui a trahi son diffuseur historique, TF1, et cédé les droits des Coupes du monde de football 2026 et 2030 à son concurrent M6. La deuxième chaîne privée de France a, certes, accepté de payer plus cher, mais elle garantit, à l’inverse des plateformes, une exposition maximale des matchs sur ses chaînes linéaires en clair. La Fifa a pris le risque de changer de partenaire, mais non celui de changer de support de diffusion.
Sources :
- Drif Anne, « Le fonds CVC va miser 1,5 milliard sur le foot français », Les Échos, 21 mars 2022.
- Barroux David, Vidal François, « Le football français rentre dans un cercle vertueux », interview de Vincent Labrune, président de la LFP, par Les Échos, 6 mai 2022.
- Sallé Caroline, « Roland-Garros : la grosse colère de la présidente de France Télévisions », Le Figaro, 1er juin 2022.
- Franque Adrien, « Canal+ s’offre l’intégralité de la Ligue des champions de foot à partir de 2024 », Libération, 30 juin 2022.
- Madelaine Nicolas, « Canal+ sécurise son offre de football », Les Échos, 1er juillet 2022.
- Benedetti Valentini Fabio, « Droits de diffusion : la Premier League creuse l’écart », Les Échos, 19 août 2022.
- Sallé Caroline, « Près de 55 millions de Français devant le Mondial sur TF1 », Le Figaro, 20 décembre 2022.
- Loignon Stéphane, « Pour son 1000e grand prix, la moto progresse à toute allure à la télévision », Les Échos, 15 mai 2023.
- Benedetti Valentini Fabio, « Le Tour de France propulse les audiences de France Télévisions », Les Échos, 25 juillet 2023.
- Duvert Yann, « Foot : la Ligue 1 face au défi de l’attractivité », Les Échos, 11 août 2023.
- Sallé Caroline, « Le football français relance la partie des droits TV après le fiasco Mediapro », Le Figaro, 11 septembre 2023.
- Duvert Yann, « Ligue 1 : la cruciale bataille des droits de diffusion télévisée est relancée », Les Échos, 12 septembre 2023.
- Loignon Stéphane, Duvert Yann, « Football : la LFP dévoile les règles du jeu de l’appel d’offres », Les Échos, 13 septembre 2023.
- Sallé Caroline, « Canal+ renonce aux enchères de la Ligue 1 », Le Figaro, 26 septembre 2023.
- Loignon Stéphane, « Canal+ renonce à l’appel d’offres pour les droits de diffusion de la Ligue 1 », Les Échos, 26 septembre 2023.
- Sallé Caroline, « Le football français rate le coup d’envoi de la vente des droits TV de la Ligue 1 », Le Figaro, 18 octobre 2023.
- Duvert Yann, « Droits TV : l’échec de l’appel d’offres met la pression sur le foot français », Les Échos, 18 octobre 2023.
- Cohen Claudia, Lucas Mediavilla, Chloé Woitier, « Coupe du monde de rugby : TF1, M6 et France TV transforment l’essai », Le Figaro, 31 octobre 2023.
- Sallé Caroline, « La Premier League anglaise, le championnat qui vaut près de 2 milliards d’euros par an », Le Figaro, 6 décembre 2023.
- Sallé Caroline, « M6 souffle à TF1 les droits de diffusion de la Coupe du monde de football 2026 », Le Figaro, 6 mars 2024.
- Sallé Caroline, « Mondiaux de foot 2026 et 2030 : les dessous de la victoire de M6 sur TF1 », Le Figaro, 8 mars 2024.