Pour une géopolitique des médias

Depuis les années 1980, la géopolitique connaît un certain succès. Elle le doit, en grande partie, non seulement aux efforts de ses spécialistes mais aussi à l’opinion publique qui demande à satisfaire sa curiosité pour comprendre les mutations d’un environnement mondial devenu plus complexe. Comme le soulignent Frédéric Lasserre et Emmanuel Gonon, nous assistons au « retour d’une discipline aujourd’hui à la mode ». La géopolitique, marginalisée après la Seconde Guerre mondiale dans la plupart des Etats développés, à l’exception des Etats-Unis, connaît un regain d’intérêt en fonction d’une demande croissante de connaissances sur la mondialisation des échanges, les litiges frontaliers, les conflits armés, les enjeux environnementaux, etc. « En opérant un syncrétisme d’observations politiques, économiques, géographiques, sociales, voire environnementales, [elle] propose une approche qui permet de rendre compte des enjeux de pouvoir sur des territoires et sur les images que les hommes s’en construisent »1. La géopolitique des médias peut être considérée comme l’une de ces approches de la discipline. En géographie, qui étudie la relation entre les territoires et les hommes, elle tend à se développer, depuis les années 1980, sous l’impulsion de plusieurs représentants comme Jacques Barrat (Université Paris 2-Assas) ou Henry Bakis (Université Montpellier 3). Il n’en demeure pas moins qu’elle apparaît relativement méconnue parmi les géographes alors que son développement s’enrichit de nouvelles approches parallèlement au progrès constant des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Quelle est la spécificité de la géopolitique des médias et quels pourraient être les champs de recherche les plus significatifs de la discipline ? Afin d’apporter certains éléments de réponse, trois aspects seront abordés : la méconnaissance relative de la géopolitique des médias, ses approches et ses champs de recherche les plus développés actuellement.

Une géopolitique des médias méconnue

Géopolitique et médias

La géopolitique des médias constitue un champ d’étude bien marginalisé au sein de la discipline géographique2. Bien que certains géographes se soient intéressés dès les années 1980 à cette approche de la géopolitique, il n’en demeure pas moins qu’elle est bien méconnue des géographes. Les raisons sont diverses. La pluralité des thèmes d’étude de la géographie (environnement, biogéographie, géomorphologie, géographie économique, aménagement du territoire et urbanisme, géographie sociale et culturelle par exemple) attire chercheurs et étudiants vers d’autres voies que celle des médias. Il faudrait aussi souligner la faible représentation des travaux de recherche sur les médias en géographie comme la rareté des centres de recherche, le manque de passerelles institutionnelles entre la géographie et le domaine de l’information-communication.

La géopolitique des médias apparaît comme un champ de recherche à approfondir et à faire connaître pleinement dans la communauté des géographes en France. Si l’Union géographique internationale (UGI) comprend une commission de la société globale de l’information, force est de reconnaître que peu de chercheurs géographes français consacrent leurs activités dans ce domaine. Cette situation ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas de géographie de l’information. Au contraire, une génération de jeunes chercheurs tend à s’y intéresser, parallèlement à un nouvel engouement pour toutes les questions de géopolitique.

Une géographie des réseaux de télécommunications

L’approche des médias en géographie s’est surtout concentrée sur les réseaux de télécommunications, dès les années 1950. Les travaux sont principalement de nature statistique, tels ceux de François Cusey sur la cartographie des flux téléphoniques en Lorraine entre 1957 et 19593. D’autres études sont menées, qui s’interrogent sur la place des télécommunications dans le développement des pays, sur leur impact dans la mondialisation des échanges économiques et sur l’analyse spatiale des nouveaux liens sociaux que crée le cyberespace. Entre autres auteurs, Henry Bakis, depuis les années 1990, a largement contribué à faire connaître cette approche de la géographie tant au sein de la communauté des géographes français qu’au sein de l’Union géographique internationale. Il est l’inventeur de la notion de « géocybergéographie4 », exposée en 1997 au colloque de Palma de Majorque (UGI), qui tend à reconsidérer l’espace géographique et à intégrer les nouvelles activités sociales dans des espaces virtuels interconnectés et suscités par les technologies des réseaux et des flux. Gabriel Dupuy, dans Internet, géographie d’un réseau (2002), analyse l’essor de ce nouveau média à partir des itinéraires des flux, de la structure des réseaux, des centres et des périphéries, des nouvelles frontières et de l’aménagement du territoire5. Plus récemment, ce sont également les réseaux de télécommunications en rapport avec l’aménagement du territoire que le géographe Bruno Moriset aborde en mettant en évidence la fracture numérique et les territoires privés d’accès à Internet à haut débit en France (2010)6. Tout un courant de pensée en géographie tend à se développer à partir de cette conception fondée sur les réseaux de télécommunications dont les principales réalisations paraissent dans la revue en ligne Netcom depuis 1987.

En revanche, la géopolitique des médias reste encore très secondaire dans la production scientifique comme dans la géographie des réseaux de télécommunications. Parmi d’autres exemples, Frédéric Lasserre et Emmanuel Gonon, dans Manuel de géopolitique (2008), qui fait autorité dans la discipline, ne mentionnent pas l’importance des technologies de l’information et de la communication dans les concepts fondamentaux de la géopolitique7. Tant dans la recherche que dans l’enseignement supérieur, la géopolitique des médias se rencontre dans quelques lieux spécialisés. Les travaux de Jacques Barrat et de Francis Balle (Institut français de presse à l’Université de Paris2-Assas, laboratoire CNRS Carism) ont contribué très largement à valoriser cette dimension spatiale et politique des médias. Comme le souligne Jacques Barrat, « […] la prise en considération des phénomènes de communication et d’information, et des outils qui sont utilisés à cet effet [médias] est tout à fait primordiale dans la démarche de la géopolitique. De même, la géopolitique s’intéresse d’autant plus aux médias qu’ils sont souvent des éléments fondamentaux dans l’explication des rapports entre l’homme et son milieu politique »8. Pour lui, les médias sont deux composantes majeures de la géopolitique puisqu’ils sont à la fois acteurs et reflets des mutations géopolitiques. Mais, paradoxalement, au-delà de La géographie des médias, de Jacques Barrat (thèse d’Etat publiée en deux volumes en 1992)9, les géographes spécialisés en géopolitique se sont encore peu intéressés à en considérer toutes les dimensions et peu de géographes y consacrent des travaux de recherche. Sans pouvoir être exhaustif, nous pouvons citer Henry Bakis, auteur d’une Géopolitique de l’information (1987)10 et Frédérick Douzet (Institut français de géopolitique, Université Paris 8) dont les travaux portent sur la cyberdéfense.

Une nécessaire géopolitique des médias

La géopolitique des médias apparaît donc nécessaire à la compréhension des mutations de notre environnement. Dans un monde caractérisé par la part croissante des progrès des technologies de l’information et de la communication, elle pourrait être une approche privilégiée des études géographiques en cours.

Les mutations géopolitiques sont représentées dans les médias et accélérées ou provoquées par les médias comme le rappelle Jacques Barrat. En témoigne le rôle joué par les réseaux sociaux, comme Facebook ou Twitter, durant les soulèvements dans les pays arabes (Egypte, Tunisie, Libye, Bahreïn, Maroc, Syrie) en 2011. Or, paradoxalement, la géopolitique des médias reste méconnue et marginalisée sur un plan institutionnel, peu identifiée à une approche originale et singulière non seulement des médias proprement dits, mais aussi des évolutions géopolitiques actuelles. Compte tenu des rapides progrès en cours, il est à supposer que cette approche de la géographie connaisse un regain d’intérêt comme le rencontre actuellement un grand nombre de thématiques en géopolitique.

Quelle approche géopolitique ?

Qu’est-ce que la géopolitique ?

La définition de la géopolitique des médias renvoie d’abord à celles de la géopolitique et de la géographique politique. Celles-ci se sont surtout développées à partir du XIXe siècle en Europe, en tant que discipline universitaire, même si, dans la pratique, les stratèges, les princes comme les commerçants, l’ont utilisée comme un outil de décision dès l’Antiquité. Elles connaissent un essor croissant dans la première moitié du XXe siècle en raison des politiques de rivalités des grandes puissances (URSS, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, Etats-Unis) avant de traverser une phase de déclin en Europe. Il faut attendre la fin de la guerre froide pour redécouvrir une nouvelle géopolitique liée à la mondialisation des échanges économiques, l’apparition de nouvelles tensions et menaces, l’émergence de nouvelles puissances.

Les définitions de la géopolitique sont diverses. Yves Lacoste, père fondateur de l’école de géopolitique française dans les années 1970, la considère comme l’étude des discussions et controverses entre citoyens d’une même nation11. Frédéric Lasserre et Emmanuel Gonon, plus récemment, la définissent comme l’analyse des enjeux de pouvoirs sur des territoires12. Pour Jacques Barrat, cette définition n’est pas simple. La géopolitique a « pour but d’étudier les projets politiques des grands acteurs de notre planète par rapport à leurs relations entre la géographie, les grands acteurs et les institutions politiques »13. Stéphane Rosière met en évidence les stratégies de l’espace, les rapports de pouvoir (plan interne) et de puissance (plan externe), les éléments matériels et immatériels comme l’importance de la représentation14.

Ces définitions se rejoignent surtout sur l’idée de rivalités de pouvoir, de luttes d’influence entre différents acteurs sur un territoire donné et à des échelles géographiques variables. La géopolitique des médias consisterait ainsi en l’étude des rivalités entre les acteurs médiatiques, de la représentation de ces luttes d’influence par les médias. Pour Jacques Barrat, elle permet de comprendre les grands déséquilibres du monde actuel puisqu’ils en sont les acteurs et les reflets. Surtout, les sources d’information, les outils d’information, la captation des audiences sont à la fois des enjeux de domination de l’opinion comme des moyens privilégiés de comprendre les stratégies de contrôle, les tensions et les rivalités entre les acteurs.

Les quatre critères de la géopolitique des médias

Cette géopolitique des médias repose sur quatre critères que Francis Balle et Jacques Barrat ont élaborés. Les infrastructures qui permettent le fonctionnement des médias en constituent le premier. Il permet de comprendre l’évolution des nouvelles techniques à différentes époques. La notion de réseaux de communication est au cœur de cette approche. Par exemple, l’usage des câbles téléphoniques sous-marins et de la navigation à vapeur au XIXe siècle a bouleversé le marché mondial du coton. L’utilisation du télégraphe transatlantique met en liaison permanente les producteurs américains avec les villes manufacturières du nord de l’Angleterre. L’essor des infrastructures de communication au XXe siècle favorise la baisse des coûts, le développement des performances et des liaisons internationales.

Le deuxième critère est celui de la production médiatique. Sa géopolitique est plus complexe à étudier selon les types de médias. La production télévisuelle et radiophonique s’est tellement développée dans le monde qu’elle reste difficile à inventorier et à cartographier. En revanche, la production cinématographique apparaît moins complexe puisqu’elle se concentre principalement en Inde, aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. La géographie des festivals internationaux cinématographiques révèle ainsi la prépondérance occidentale. Les principales manifestations se situent dans les pays développés : 26 festivals internationaux dans les grandes villes américaines contre un seul en Inde (Calcutta) et deux en Chine (Hong Kong et Shanghai).

Le troisième critère est celui de la consommation dont l’analyse intéresse les groupes de sondage et les publicitaires. En fonction de critères (âge, sexe, alphabétisation, liberté d’exportation, etc.), son étude n’en demeure pas moins complexe et permet de mettre en évidence les différents groupes mondiaux de la publicité, les stratégies, les messages et les cibles. Les agences de publicité exercent un rôle d’influence sur l’opinion et constituent des réseaux globaux. Parallèlement, la géopolitique de la consommation permet non seulement d’aborder les dynamiques d’influence à différentes échelles géographiques mais aussi d’approcher une géographie sociale et culturelle des comportements, des goûts, des hiérarchies sociales et des usages. La dimension géopolitique se rencontre surtout dans les stratégies d’influence exercées et les rivalités de pouvoir entre les acteurs, telles les agences de presse ou les agences de publicité. L’Agence de presse Xinhan (400 correspondants et une vingtaine de bureaux dans le monde) connaît une montée en puissance sans précédent depuis 2008, date à laquelle une nouvelle doctrine d’Etat d’emploi des médias a été adoptée. En 2010, la création de China Xinhua News Network Corporation (CNC), chaîne d’information continue en anglais, tend à concurrencer CNN, la BBC et Al-Jazeera. Son action tend à soutenir la stratégie médiatique internationale et la diplomatie publique chinoise. En Afrique, par exemple, elle participe à concurrencer les médias occidentaux, à promouvoir le modèle chinois et à guider l’opinion publique.

Le quatrième critère est celui des flux d’information. Avec l’extension des types de réseaux de télécommunications, cette géopolitique a pris une ampleur croissante au XXe siècle. Elle permet de comprendre les stratégies d’influence, la diversité des acteurs, les rivalités de pouvoir. L’analyse de la géographie de la répartition des câbles sous-marins et des flux internet dans le monde révèle les grandes autoroutes reliant surtout l’Amérique du Nord à l’Europe et l’Asie (surtout le Japon). Elle met en évidence la fracture Nord-Sud (80 % des utilisateurs dans les pays développés) dans les années 2000, les inégalités de développement des nouvelles technologies comme des usages d’Internet. Toutes ces données révèlent la puissance des réseaux de communication et ont des répercussions géopolitiques dans de multiples domaines (politiques et diplomatiques, économiques, militaires, etc.).

Trois catégories de concepts fondamentaux

A partir de ces quatre critères, la géopolitique des médias conduit à identifier au moins trois catégories de concepts fondamentaux et permanents. Le premier porte sur les réseaux d’information et de communication. Marie-Claude Cassé, dans « Réseaux de télécommunications et construction territoriale », avait montré l’importance de ce concept dans l’approche des télécommunications. Celui-ci s’intéresse à plusieurs catégories de notions : les nœuds et les embranchements, la diffusion et la connexion par rapport aux lieux qu’ils relient, la structure du réseau, son accessibilité et son rythme de développement15.

Le réseau de la chaîne d’Al-Jazeera depuis 1996, créé pour les besoins diplomatiques du nouvel émir du Qatar (Sheikh Hamad ben Khalifa al-Thani) constitue un exemple parmi d’autres. Son réseau de 70 bureaux et des différentes filiales forme l’un des grands groupes audiovisuels internationaux et révèle sa stratégie d’influence continue : filiale Al-Jazeera Sport pour le Moyen-Orient et l’Afrique en 2003, Al-Jazeera Children en 2005, filiale d’information en anglais (Al-Jazeera English) en 2006 destinée aux téléspectateurs non arabophones en Amérique du Nord et Asie, filiale Al-Jazeera Balkans en 2011, BeIn Sport 1 et 2 en 2012 en France qui doit devenir la base de son développement pour conquérir l’opinion européenne. Son réseau de chaînes permet de couvrir une quarantaine de millions de téléspectateurs et d’exercer un rôle d’influence dans le traitement médiatique des événements. Son implication dans la révolte arabe d’Egypte en 2011 a révélé sa force d’action et de persuasion.

L’importance accordée aux réseaux de stations émettrices de télévision et de radiophonie demeure une permanence pour les puissances mondiales et régionales. Le réseau permet de créer un espace de sécurité et de représentation visant à renforcer l’influence auprès des acteurs concernés. Le réseau de stations émettrices américaines autour de l’Iran s’aligne sur celui des 22 bases militaires en 2010. Les réseaux médiatiques qui se mettent en place permettent de créer des liens matériels (images, sons, etc.) et immatériels (idées, idéologies), de structurer l’espace et de répondre à une stratégie globale (politique, économique, culturelle) de conquête.

Un deuxième concept géopolitique renvoie à la notion de « centre-périphérie » qui forme aussi un des axes traditionnels de réflexion en géographie. Il permet de mesurer le degré d’intégration médiatique dans un espace, de comprendre la maîtrise du territoire par la couverture médiatique, les interconnexions des sous-espaces à l’intérieur d’un territoire. Dans l’organisation du réseau internet mondial dans les années 2000, une semblable logique de centres et de périphéries peut être remarquée. Les villes côtières des Etats-Unis en sont le centre historique, l’intérieur des Etats-Unis la semi-périphérie tandis que les autres aires du monde forment la périphérie16.

Le concept « centre-périphérie » dépend donc de la géographie des acteurs et des capacités technologiques qui émettent vers des espaces à placer sous influence. Il permet de repérer les stratégies de connexion de ces acteurs pour enserrer un territoire dans un maillage médiatique à travers une série de supports comme la télévision numérique, la radiophonie ou Internet. Le dispositif mis en place par la British Broadcasting Corporation, dont le service arabe a été fondé en 1938, révèle cette stratégie d’influence à partir de puissants centres émetteurs pour couvrir le Moyen-Orient et l’océan Indien17. A partir de Chypre et de Massirah (Oman), de part et d’autre du Moyen-Orient, la station devient un média de référence pour 14 millions d’auditeurs arabophones, dans les années 1990, grâce à la puissance des stations émettrices, à son réseau d’une vingtaine d’antennes et à ses programmes diffusés en continu en ondes moyennes et en ondes courtes18. A la suite de la guerre du Golfe de 1990-1991, son influence touche un plus large auditoire en raison de l’arrivée de nouveaux immigrants asiatiques anglophones dans le golfe Arabo-Persique et la mise en place de programmes en d’autres langues (urdu, bengali, hindi, indonésien) diffusés à partir de Massirah et pouvant être reçus jusque dans le sous-continent indien. A partir de ces deux centres émetteurs, une véritable stratégie de « global connexion » s’est ainsi développée.

Enfin, un troisième concept lié à la géopolitique des médias concerne le domaine des représentations géopolitiques. Comme le soulignait Jacques Barrat, les médias sont les reflets des mutations géopolitiques. Cette autre approche concerne, de manière générale, la structure cognitive du traitement médiatique, la conceptualisation des faits événementiels. Elle analyse les discours, les images, les supports médiatiques utilisés dont l’objectif consiste à comprendre les enjeux que constituent le territoire et les stratégies territoriales des acteurs auprès de l’opinion publique.

En somme, l’approche géopolitique dans l’étude des médias montre une diversité de critères et de concepts qui évoluent en fonction des spatialités et des temporalités de l’objet étudié. Elle fait apparaître des rythmes différents (temps, « longtemps », immédiat) comme un emboîtement possible des échelles spatiales (du local à la planète), si importante en géographie. Parallèlement, le principal point commun dans ces différentes clés d’analyse demeure l’étude des rivalités de pouvoir entre différents acteurs.

Une géographie des rivalités de pouvoir

Rayonnement et luttes d’influence dans les relations internationales

La géopolitique des médias s’inscrit essentiellement dans le cadre des rivalités de pouvoir qui peuvent, à leur tour, être déclinées en plusieurs catégories de thèmes. L’une d’entre elles concerne les stratégies et les luttes d’influence entre différents acteurs. Les médias en tant qu’instrument au service de l’Etat ou d’acteurs non étatiques exercent une capacité pour influer sur le comportement et l’emporter dans une situation de rivalité ou de conflit. Pour Loup Francart, dans Infosphère et intelligence stratégique (2002), le statut de puissance internationale est étroitement lié à l’apport de la révolution de l’information. L’auteur distingue quatre fondements de capacités essentielles pour s’imposer à l’Autre : l’avoir (richesse, économie, population, culture), le pouvoir (NTIC comme source de puissance, médias en réseaux), le savoir (connaissance et anticipation) et le vouloir (idéologie, gouvernance). La capacité de connaître et de communiquer constitue l’un des enjeux essentiels pour tout acteur qui tend à s’étendre.

Ces différents aspects se rencontrent dans la diplomatie publique qui prend une importance croissante depuis les années 2000. Celle-ci est l’action visant à promouvoir l’intérêt national par l’information et l’influence auprès des publics étrangers. Elle vise à exporter sa culture ou sa vision du monde pour convaincre la légitimité de son action. Durant la guerre froide, les Etats-Unis tendent à montrer une image attrayante en recourant à une diversité de moyens médiatiques. Durant les années 2000, un projet similaire (le Grand Moyen-Orient) vise à réorienter sur le plan politique le monde islamique, du Maroc aux monarchies du golfe Arabo-Persique, et à développer une culture démocratique en recourant aux nouveaux moyens d’information et de communication.

Dans le prolongement de cette approche se distingue la problématique de la géopolitique des médias dans les conflits. Ceux-ci sont un des ressorts fondamentaux de la guerre en tant qu’acteur et reflet de son déroulement19. D’un côté, ils sont considérés comme des outils de guerre. Ils peuvent être des acteurs de la propagande et de manipulation, de subversion, de désinformation (information warfare depuis les années 1970), de maîtrise de l’information permettant la maîtrise de l’action et de l’espace. D’un autre côté, ils traduisent les mutations des conflits dans le monde, montrent une représentation du conflit à travers le rôle des journalistes et une perception des conflits par la diversité des supports médiatiques (la presse, la photographie, la télévision, la radio, Internet, etc.). Comme le montrait Dominique Wolton, dans War Game, L’information et la guerre (1991), la guerre du Vietnam a été un tournant dans le traitement médiatique des conflits, en faveur de la liberté de l’information20. Mais chaque conflit renvoie à une situation et à un traitement médiatique spécifiques.

Géopolitique des médias et inégalités de développement

Une deuxième approche de la géopolitique des médias concerne les inégalités de développement. L’œuvre pionnière de Jacques Barrat, Géographie économique des médias (1992), avait montré tout l’intérêt d’un telle approche, celle des inégalités Nord-Sud, Sud-Sud et Nord-Nord dans le développement des médias21.

Cette géoéconomie des médias aborde des sujets diversifiés comme les infrastructures techniques, la production des contenus et des programmes, la consommation de la presse écrite, des émissions radiophoniques et télévisuelles, les flux de programmes entre les pays producteurs et les pays consommateurs, le rôle des agences de presse. Cette approche géographique des médias révèle ainsi une diversité d’inégalités, notamment l’opposition entre les pays du Nord, celle entre les pays du Sud liée aux niveaux de modernisation économique (alphabétisation, niveau de vie, religiosité, censure entres autres). Elle met en évidence également le lien étroit entre la croissance économique et le développement de l’information et la communication comme en témoigne le décollage économique de la Corée du Sud et du Japon dans les années 1970- 1980.

D’autres études plus récentes ont insisté également sur le lien développement économique et technologies de l’information et de la communication. Entre autres exemples, Clarine Didelon et Blandine Rippert ont analysé ces inégalités de développement à l’échelle régionale au sein de la fédération indienne, Valériane Eté s’est intéressée à une semblable approche géopolitique quant aux technologies de l’information et de la communication au Moyen-Orient22.

Stratégie d’influence militaire et médias

Enfin, une dernière approche géopolitique concerne « la guerre du sens » et les rivalités d’influence dans l’infosphère. Cet espace de l’information est un lieu de rivalités pour les acteurs économiques et politiques d’une part, pour les acteurs militaires d’autre part. Pour les seconds, la bataille du sens prend une dimension accrue depuis les années 2000. « La période récente, qui va de la guerre de la libération du Koweït à l’Afghanistan, s’est caractérisée par une redécouverte par toutes les armées occidentales de la relation aux médias » souligne Laurent Teisseire, directeur de la Délégation à l’information et à la communication de la défense23. L’infosphère est devenue un espace décisif dans les opérations extérieures depuis la fin de la guerre froide24. De plus en plus, les armées sont tributaires de l’information pour transformer le contexte, le façonner en influençant les décisions et les opinions.

Cette dimension pourrait être associée à la notion de guerre par, pour et contre l’information dans un sens militaire, comme le désigne François-Bernard Huyghes25. Elle renvoie aux manœuvres menées par le stratège à tous les niveaux d’action dans les champs stratégique, opérationnel et tactique. La guerre de l’information est ainsi destinée à diffuser une vision favorable de ses objectifs (affaiblir son rival par des discours ou des attaques portant atteinte à son image et à son système d’information), acquérir des connaissances décisives pour mener une opération militaire, contrer les manœuvres d’un ennemi auprès de l’opinion publique ou des décideurs et assurer la sécurité de ses propres systèmes d’information.

L’idée de recourir à l’influence dans les opérations de stabilisation n’est pas nouvelle puisqu’elle est déjà mise en œuvre, selon des méthodes diverses, dans les colonisations de l’Afrique du Nord par Lyautey, au Tonkin et à Madagascar par Gallieni au XIXe siècle. En revanche, l’importance accordée à la stratégie d’influence sur les théâtres d’opérations, aux côtés d’autres nations intervenantes dans des opérations multinationales, révèle une autre dimension et une adaptation aux circonstances géopolitiques actuelles. La plupart des armées modernes, comme l’armée américaine, renforcent actuellement leur manière de concevoir leur stratégie militaire d’influence. Le général Vincent Desportes considérait, dans Penser autrement, la guerre probable (2007), que « la guerre probable ne se fait pas entre les sociétés, elle se fait dans les sociétés »26. Les populations sont devenues la première cible de la manœuvre de communication dans le but de les rallier à la volonté de la puissance intervenante. Il faut « gagner les cœurs et les esprits », souligne-t-il avec nuance, en délivrant un message clair : l’intervention étrangère se fait pour un futur meilleur dans l’intérêt des populations.

Aucune opération de stabilisation, dont le nombre tend à augmenter depuis les années 1990, ne peut être conduite sans prendre en compte la manœuvre informationnelle. Tel est le cas, par exemple, du programme Radio Literacy lancé en 2011 en Afghanistan pour mieux faire comprendre le sens de la présence des forces de l’Otan et du programme américain d’éducation radiophonique en faveur de l’alphabétisation en 2012. Ce dernier doit permettre la diffusion de certaines valeurs (le droit des fillettes à se rendre à l’école, l’égalité homme-femme) et contribuer au développement de l’alphabétisation27.

Les expériences menées par l’armée américaine en Afghanistan depuis 2009, valorisant le rôle de l’influence pour faire adhérer les populations aux valeurs et à l’action mises en œuvre ont, à leur tour, créé une dynamique nouvelle en la matière. Le général McChrystal, qui commandait la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan en 2009-2010, renforçait le rôle stratégique de la communication et en faisait un centre de gravité des opérations. L’armée française, engagée à leur côté en Afghanistan, tient compte également de ses propres expériences. Elle a créé, à Lyon en juin 2012, le Centre interarmées des actions sur l’environnement et produit une nouvelle stratégie militaire d’influence28.

En somme, la géopolitique des médias appartient aussi bien au domaine de la géographie qu’à celui de l’information-communication. Elle se caractérise par la diversité de ses approches, de ses concepts et de ses problématiques dont le point commun est lié à la notion de rivalités de pouvoir dans un territoire donné. Les quelques exemples et études cités précédemment tendent à en montrer certains aspects. L’étude des technologies de l’information et de la communication sont une des manières de comprendre les mutations de notre environnement géopolitique.

Notes :

1. [Manuel de géopolitique, enjeux de pouvoir sur des territoires, Frédéric Lasserre et Emmanuel Gonon, Paris, Armand Colin, p. 2, 2008.] – retour
2. [Sans prétendre à une définition exhaustive, le terme « média » renvoie à une diversité de modalités d’échange entre les hommes. Francis Balle, dans Médias et sociétés, met en évidence trois familles de médias : les médias autonomes qui sont les supports des messages (journaux et disques par exemple), les médias de diffusion qui tendent à transmettre (telles la radiophonie ou la télévision numérique), les médias de communication qui rassemblent les moyens de télécommunications permettant de relier deux personnes ou groupes entre eux ou avec une machine (comme le téléphone et Internet). Médias et sociétés, Francis Balle, Montchrestien, 16e édition, 2013.] – retour
3. [Essai de délimitation régionale : l’exemple lorrain, François Cusey, Nancy, CREDES, Istra et Berger-Levrault, 1959.] – retour
4. [« Le « géocyberespace » revisité : usages et perspectives », Henry Bakis, Netcom, n° 3-4, p. 285-296, 2007.] – retour
5. [Internet, géographie d’un réseau, Gabriel Dupuy, Paris, Ellipses, 2002.] – retour
6. [« Réseaux de télécommunications et aménagement du territoire, vers une fracture numérique territoriale 2.0 », Cybergéo, Bruno Moriset, n° 489, 2010.] – retour
7. [Op. cit.] – retour
8. [« La géopolitique des médias » dans Médias, information et communication, Jacques Barrat, sous la direction de Christine Leteinturier et Rémy Le Champion, Paris, Ellipses, p. 325, 2009.] – retour
9. [Géographie économique des médias, tome 1 : Médias et développement, tome 2 : Diversité des Tiers-mondes, Jacques Barrat, Litec, 1992.] – retour
10. [Géopolitique de l’information, Henry Bakis, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1987.] – retour
11. [« L’Occident et la guerre des Arabes », Yves Lacoste, Hérodote, n° 60-61, 1991.] – retour
12. [Op. cit.] – retour
13. [Op. cit., p. 325.] – retour
14. [Dictionnaire de l’espace politique, Stéphane Rosière, Armand Colin, 2008.] – retour
15. [« Réseaux de télécommunications et construction territoriale » Marie-Claude Cassé, Encyclopédie de géographie, sous la direction d’Antoine Bailly et Robert Ferras, Denise Pumain, Economica, (2e éd.), 1995.] – retour
16. [Gabriel Dupuy, op. cit.] – retour
17. [Guerre des ondes… guerre des religions, la bataille hertzienne dans le ciel méditerranéen, René Naba, L’Harmattan, 1998.] – retour
18. [Il est doublé au Moyen-Orient par un service mondial de langue anglaise (BBC World Service) et d’un programme en langue farsi destiné à la population iranienne.] – retour
19. [Voir, en particulier, Médias et guerre, Hervé Coutau-Bégarie, Paris, Economica, 2005.] – retour
20. [War Game, L’information et la guerre, Dominique Wolton, Paris, Flammarion, 1991.] – retour
21. [Op. cit.] – retour
22. [« Un modèle indien de développement des TIC ? », Clarine Didelon et Blandine Rippert, Netcom, vol. 23, n° 3-4, p.181-200, 2012 ; Géopolitique des technologies de l’information et de la communication au Moyen-Orient, Valériane Eté, Clémentine Lepais et Samantha Vachez, L’Harmattan, 2011.] – retour
23. [« Place et rôle des médias dans les conflits », Laurent Teisseire, La revue internationale et stratégique, n° 78 sur « Les médias peuvent-ils changer la politique internationale ? », p. 91-96, 2010.] – retour
24. [Maîtriser la violence, une option stratégique, Loup Francart, Paris, Economica, 2000 ; La guerre du sens, Loup Francart, Paris, Economica, 2000.] – retour
25. [« La cyberguerre et ses frontières », François-Bernard Huyghes, dans Cyberguerre et guerre de l’information, sous la direction. de Daniel Ventre, Lavoisier-Hermès, p. 23-58, 2010.] – retour
26. [Penser autrement, la guerre probable, Vincent Desportes, Economica, 2007.] – retour
27. [Certaines familles afghanes ont reçu un colis contenant un livre et une radio ondes courtes-grandes ondes.] – retour
28. [L’influence en appui des engagements opérationnels, Ministère de la défense, Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations, mars 2012, 60 p.
Ce texte explique la conception d’ensemble, les principes et le processus de la conduite d’une stratégie militaire d’influence à partir des expériences tirées des missions menées au Liban, en Afghanistan et au large de la Somalie (lutte contre la piraterie). Elle se définit comme « la conception et la conduite par les forces armées d’action visant en permanence à obtenir des effets dans les champs psychologiques et cognitifs, afin de conduire un individu, un groupe ou une organisation – favorable, neutre, potentiellement hostiles – à agir dans le sens des intérêts nationaux, des objectifs d’une coalition ou de la communauté internationale ».] – retour

Professeur des Universités en géographie, laboratoire Espace, nature et culture (UMR 8185)

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