L’éthique est une question qui s’impose désormais aux sciences et technologies du numérique. Réunis au sein de l’alliance Allistene, la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs, le Comité d’énergie atomique (CEA), le CNRS, la Conférence des présidents d’université (CPU), l’Inria, et l’institut Mines-Télécom ont créé, en 2012, la Cerna (Commission de réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences et technologies du numérique d’Allistene), dont la mission vise, par la réalisation d’études et la formulation de préconisations, « à sensibiliser et éclairer, notamment les concepteurs que sont les chercheurs et les ingénieurs, sur les enjeux et les interrogations éthiques que soulève le numérique ». La Cerna a publié un rapport sur la souveraineté à l’ère du numérique, sous la plume de Jean-Gabriel Ganascia, professeur au laboratoire d’informatique de l’université Paris 6 (LIP6), d’Éric Germain, chargé de mission « Éthique des nouvelles technologies, fait religieux & questions sociétales » à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère de la défense (DGRIS) et de Claude Kirchner, directeur de recherche à l’Inria.
« La souveraineté peut se définir comme la capacité pour une entité de se donner ses propres règles ou, plus trivialement, comme « le pouvoir de pouvoir » », écrivent les auteurs. L’influence du numérique sur nos sociétés défie la notion de souveraineté « et amène à y intégrer différentes formes de souveraineté, qui incluent en particulier la question de la souveraineté sur les infrastructures, les souverainetés numériques des États, des organisations ou des citoyens, les souverainetés scientifiques, ou des souverainetés supranationales, comme la souveraineté européenne ». Par sa nature à la fois transversale et fonctionnelle, le numérique bouleverse tout particulièrement le concept classique de souveraineté nationale en modifiant les conditions de son expression et en facilitant sa contestation par des intérêts extérieurs.
La caractérisation de ces différentes formes de souveraineté ne va pas sans poser des « conflits entre des souverainetés d’ordres différents » à propos desquels il convient de surmonter les apparentes contradictions quant aux « enjeux qu’elles portent à l’horizon d’une société numérique ». Le rapport pose ainsi les grandes questions qui permettent de situer ces enjeux :
- « En quoi la notion de souveraineté en général, concept politique ou philosophique étranger aux sciences du numérique, peut-elle s’appliquer au numérique ? »
- « Peut-on imaginer qu’une souveraineté numérique s’impose, soit en renversant la souveraineté politique nationale classique et les frontières des États, soit en coexistant avec elles ? »
- « Comment les concepts et les pratiques de la souveraineté nationale peuvent-ils s’harmoniser avec des systèmes planétaires de circulation des données numériques qui semblent conduire à l’obsolescence de la territorialité ? »
Le rapport s’organise en quatre parties dont la première s’attache à rappeler les fondements historiques de la notion de souveraineté ; la deuxième, ses aspects conceptuels ; la troisième, l’influence du numérique et les remises en cause des notions traditionnelles de souveraineté ; la quatrième partie s’interrogeant sur la manière dont les États-nations affirment leur souveraineté dans l’espace numérique au regard de ces enjeux éthiques et politiques. Après avoir identifié les principaux enjeux liés au concept de souveraineté, les auteurs formulent des recommandations, ainsi que, dépassant la mission initiale de la Cerna, des suggestions de dimension internationale et d’ordre politique, s’adressant tout à la fois aux citoyens, aux entrepreneurs, aux scientifiques et aux responsables politiques.
Le premier des enjeux, identifié par les auteurs, est celui de la dimension éthique dont est porteuse la souveraineté numérique qui ne pourrait être circonscrite à une seule dimension, politique ou économique. Il s’agit tout particulièrement du droit de chaque individu à préserver sa vie privée : « La manière dont certaines entreprises du numérique considèrent que son aliénation serait aujourd’hui tacitement acceptée (selon le principe que le silence de l’usager vaudrait acceptation de toute utilisation ultérieure des données recueillies) n’est acceptable ni d’un point de vue éthique ni en termes de souveraineté nationale ou individuelle.»
Préconisant un stockage des données des citoyens exclusivement sur le territoire de l’Union européenne, le rapport passe cependant à côté des opportunités offertes par le web décentralisé, modèle qui consisterait non plus à centraliser des données dans de gigantesques bases de données, fussent-elles sur le territoire national, mais à redonner à chacun la maîtrise de ses données personnelles grâce à une architecture de réseau distribuée.
Le numérique ébranle également la notion de souveraineté scientifique, les enjeux éthiques dépassant le simple cadre national. En ce sens, le rapport recommande de former les scientifiques à l’éthique et à « l’intégrité scientifique », notamment en permettant l’accès ouvert aux données et à la production scientifique nationale tout en favorisant une telle approche au niveau européen et international. Il suggère en outre de mettre en lumière « comment les plates-formes collectant massivement des données (par exemple les Gafami et Batx) doivent ouvrir ces données à des fins de science ouverte dans des conditions strictes d’éthique, d’intégrité et de déontologie scientifiques ». Pour que ces questions trouvent un écho à la hauteur de leurs enjeux, le rapport préconise de créer un prix international « Éthique et souveraineté scientifique ».
La Cerna termine son rapport par la formulation d’un certain nombre de suggestions de nature plus politique qui s’inscrivent dans un cadre international. Parmi ces suggestions, la première vise « à élargir explicitement au domaine numérique le principe énoncé par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 selon lequel « toute personne a droit à la liberté de pensée », repris par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 et par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 ».
La Cerna vise tout particulièrement les entreprises, comme Cambrige Analytica, dont le modèle se fonde sur le vol et l’exploitation massive de données personnelles, avec la capacité d’influencer le vote de millions d’individus. « On ne peut concevoir aujourd’hui de liberté de pensée sans une souveraineté numérique capable de permettre à chaque individu d’être autonome dans sa réflexion et souverain dans ses choix », affirment les auteurs. Ainsi, ils estiment que donner un sens nouveau au principe selon lequel « toute personne à droit à la liberté de pensée », permettrait de mieux contrer les stratégies numériques d’interférence qui amoindrissent « la capacité même du citoyen digital de pouvoir formuler une pensée de manière raisonnablement autonome ».
Les auteurs suggèrent également la mise en place d’une collaboration européenne, ou franco-allemande, dont l’objectif serait de « garantir l’intégrité et la confidentialité des données numériques en s’appuyant sur le renforcement de la recherche en cybersécurité et ses applications pour garantir l’expression de toutes les souverainetés, qu’elles soient nationales, numériques, scientifiques ou individuelles ». Pour que la société civile y soit sensibilisée, des campagnes d’influence, à travers Avaaz.org, Change.org ou encore SumOfUs pourraient inciter les services en ligne à « rendre transparentes, faciles d’accès et intelligibles les conditions d’utilisation des données personnelles », en les présentant dans une seule et même rubrique claire pour l’utilisateur.
Autre suggestion importante : la sensibilisation des jeunes aux enjeux de la cybersécurité et à la maîtrise de leurs données personnelles devrait être abordée dès l’école primaire et poursuivie dans le secondaire. Les auteurs pointent la nécessité de mobiliser l’ensemble de la population « face aux fausses nouvelles et aux actions de manipulation utilisant les médias numériques ».
Enfin, ils proposent de « créer un comité consultatif national d’éthique pour les sciences, technologies, usages et innovations du numérique », ainsi que de « développer une doctrine et une stratégie d’influence française et européenne et [de] se donner les moyens de la défendre dans toutes les instances nationales et internationales », telles que la Commission européenne, l’Unesco, l’Organisation mondiale de la santé ou les instances de normalisation et de standardisation comme l’Iso, l’Afnor, l’IEEE.
La souveraineté à l’ère du numérique. Rester maîtres de nos choix et de nos valeurs, Jean-Gabriel Ganascia, Eric Germain, Claude Kirchner, Cerna, octobre 2018.