Décembre 2006 : le vrai faux journal de la RTBF

Le 13 décembre 2006, la RTBF, la chaîne publique de la télévision belge francophone, peu après 20 heures, interrompit brutalement son journal pour une émission spéciale. Le journaliste vedette de la chaîne annonça « une crise majeure au sommet de l’Etat » : la proclamation de son indépendance par la Flandre, la fuite du couple royale vers Kinshasa, la capitale de l’ex-Congo belge, les scènes de liesse dans les rues d’Anvers. L’émission de politique-fiction, préparée dans le plus grand secret depuis deux ans sous le nom de code BBB – Bye-bye Belgium-, continue de diviser, deux mois plus tard, les politiques, les journalistes et les téléspectateurs eux-mêmes, au-delà même des frontières de la Belgique.

Il s’agissait, selon les dirigeants de la chaîne, d’ouvrir un débat interdit, d’évoquer la question de l’unité nationale, réservée trop souvent selon eux aux seuls initiés, du moins aux seuls partisans de la sécession. Il faudra attendre encore quelques mois pour leur donner raison : la parole aura-t-elle été donnée à tous ceux, experts, politiques, journalistes, capables d’éclairer l’opinion et de soustraire ainsi les citoyens à l’influence exclusive des gagnants de décembre, les séparatistes flamands et les « rattachistes » wallons, qui réclament le rattachement de la Wallonie à la France ? D’ores et déjà, on peut en douter. Le pire, cependant, n’est pas certain : les gagnants d’aujourd’hui seront peut être contraints, demain, de confronter publiquement leurs arguments aux défenseurs de l’unité nationale, voués au silence, contre leur gré ou parce qu’ils le veulent.

Dupes pour 90 % d’entre eux, les téléspectateurs belges ont-ils considéré que la RTBF avait failli à ses obligations ? Leurs déclarations, au lendemain de la diffusion du documentaire-fiction, tranchent avec leurs comportements. L’émission a touché près de 4 francophones sur 5 (77 %) : 41 % l’ont vue en direct, 36 % en ont entendu parler, alors que 23 % seulement (notamment dans la tranche des 15-34 ans), déclaraient ne pas être au courant. Parmi ceux qui ont vu l’émission ou qui en ont entendu parler, 53 % affirmaient qu’il s’agissait d’une « mauvaise idée », selon un sondage IPSOS, et 54 % jugeaient le programme « irresponsable » tandis que 46 % estimaient sa diffusion inopportune, à quelques mois des élections. Toujours parmi ces 77 % de francophones touchés par l’émission, trois sur quatre (74 %) reconnaissent que le reportage avait été bien fait, qu’il reflétait une réalité vraisemblable ou« possible » (87 %) et 91 % – ce qui est considérable – estimaient que le documentaire-fiction avait eu le mérite de « sensibiliser » ou d‘alerter les francophones sur cette question, sans trop déplaire aux Flamands.

Le lendemain de la diffusion du programme controversé, les audiences respectives des journaux de la RTBF et de RTL-TVi étaient à leur étiage habituel : 670 000 téléspectateurs pour la chaîne publique, contre 720 000 pour la chaîne privée. Le porte-parole de la RTBF pouvait à bon droit déclarer que le score de la chaîne publique prouvait que le JT et son présentateur François de Brigode n’avaient « pas perdu de crédibilité ». Le constat s’impose : les téléspectateurs belges sont beaucoup moins sévères que la « classe politique ». Sans doute ont-ils d’autant plus volontiers apprécié le reportage spécial, –breaking news-, qu’il ne leur paraissait pas trop « invraisemblable » : 35 % des téléspectateurs interrogés pensent que la Belgique « n’existera plus dans 20 ans ». La télévision publique a-t-elle pour autant retrouvé, à la faveur de cette vraie « fausse nouvelle », une audace perdue depuis longtemps ? Ou bien s’est-elle montrée, comme le prétendent les politiques belges, à l’exception des séparatistes flamands et des rattachistes wallons, franchement « irresponsable » ?

Le programme concocté dans le secret depuis deux ans ne mérite en vérité ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Le plus certain est qu’on oubliera trop vite que le seul bandeau affichant pendant 4 secondes « Ceci n’est peut être pas une fiction » pouvait induire les téléspectateurs en erreur, qu’il n’avait été diffusé que pour disculper d’avance les responsables de l’exercice de politique- fiction, et que le bandeau « Ceci est une fiction » n’est apparu à l’écran qu’à 20 h 50, soit une demi-heure après le début du « programme spécial ».

Le plus probable est que ce vrai faux journal vient allonger la liste des canulars, ouverte le 25 août 1835, avec la révélation par The Sun, un quotidien américain, de l’existence d’être vivants sur la lune, et illustrée en 1938 par cette émission de radio CBS où Orson Wells jeta des milliers d’Américains dans la rue en racontant, façon La Guerre des Mondes, l’invasion de notre planète terre par les Marsiens. Le pire est qu’il n’ouvrira probablement pas le débat attendu et escompté, ce qui est dommage pour la démocratie.

Ce qu’ils en pensent…

Paola Manacorda, Commissaire auprès de l’instance de régulation italienne, Autorità per le Garanzie nelle Comunicazioni :

Je crois que le diffuseur belge a manqué à ses devoirs de sérieux et d’exactitude et qu’il a sérieusement porté atteinte à sa crédibilité. La motivation qui était de vouloir susciter, et de façon provocatrice, un débat public, n’est pas suffisante. De nombreuses œuvres de fiction (films, téléfilms, pièces de théâtre) ont eu pour fonction de susciter un grand débat public, mais avec la conscience qui s’agissait d’une œuvre d’imagination. La crédibilité est le patrimoine le plus précieux d’un diffuseur public, associée à l’exhaustivité et à l’impartialité de l’information. Mettre en cause ou en péril la crédibilité fut en l’occurrence une grave erreur.

(Traduit de l’italien)

Alberto Arons de Carvalho, professeur de droit des médias à l’Universidade Nova de Lisbonne et député au Parlement portugais : 

Ce n’est pas facile de juger ce « vrai faux journal de la RTBF ». Le contexte portugais est si différent qu’il s’avère presque impossible de se mettre dans la peau d’un Belge pour analyser cette situation. Depuis que, dans les années 70 du siècle dernier, le Portugal a perdu ses anciennes colonies, le pays n’a plus aucun problème de séparatisme ou de régionalisme exacerbé. Par ailleurs, la récurrente polémique sur la légitimité du service public de télévision et son besoin de se différencier des chaînes privées empêcheraient la télévision publique portugaise d’avoir une initiative semblable.Au Portugal il serait impensable que la télévision publique organise une émission de politique-fiction pendant son principal journal, sans aucun avertissement soit au préalable, soit pendant l’émission, et avec son journaliste vedette.

Sont-ils nécessaires ces processus pour provoquer le débat démocratique ? J’en doute… Au contraire, je pense que c’est un très mauvais signe que, pour provoquer un débat démocratique élargi, il faille les utiliser…

Je ne veux (et je ne peux…) pas juger la RTBF. Mais, serait-il possible d’utiliser ces processus à la Orson Wells en dehors du territoire sacré du principal journal du service public de télévision ?…

Christian-Marie Monnot, médiateur de l’information, France 2, groupe France télévisions :

La RTBF a frappé fort. Cette émission-fiction du 13 décembre a bluffé plus d’un spécialiste. Connaissant un peu la Belgique pour y avoir vécu cinq ans, c’est un bel exemple d’humour belge. Ils sont capables de se moquer d’eux et d’évoquer les choses sérieuses avec la même tranquillité d’esprit.

Sur un plan professionnel, c’est très contestable. Faire appel au présentateur vedette du journal du soir de la RTBF était audacieux. François de Brigode en animant cette spéciale a crédibilisé l’information. Mais lui-même a porté un coup à la déontologie du journaliste. Certes une incrustation annonçait clairement que c’était une fiction. L’avertissement n’a pas été affiché dès le début de la spéciale.

Ce qui est incroyable, c’est le pourcentage de téléspectateurs naïfs. J’ai contacté des confrères, des fonctionnaires européens, des diplomates au lendemain de la diffusion. Ils ont reconnu qu’ils ont été surpris, puis ont senti le coup de bluff. Quelques-uns ont été convaincus. Ils n’ont pas eu le réflexe de se porter sur la chaîne flamande VTR qui aurait dû traiter aussi cette « crise », cette partition du Royaume. Elle n’avait pas modifié ses programmes ! Et pour cause.

La direction de la RTBF a justifié ce programme en s’appuyant sur les tensions existant entre les deux communautés (wallon/flamand) et le fait que la classe politique refuse d’ouvrir la boîte de Pandore linguistique. Elle a voulu donner un coup de pied dans cette fourmilière de l’hypocrisie. Un coup réalisé par le directeur général de la RTBF, ancien directeur de cabinet du Premier ministre Guy Verhofstadt. Ceci pourrait expliquer cela.

Est-ce le rôle du service public ? C’est aux Belges d’y répondre. La classe politique est furieuse, les téléspectateurs sont divisés. Le Roi a d’autres soucis.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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