Apple, le n° 1 de la musique en ligne, incite les majors à débattre du bon usage des DRM pour sauver le modèle économique qui a fait le succès de l’iPod

Alors que la banalisation du téléchargement légal de musique en ligne est présentée comme le seul moyen d’inverser la courbe des ventes de morceaux et albums, notamment en développant des marchés de niche pour la musique numérique, l’attitude d’Apple, leader mondial de la vente de musique numérique, soulève de nombreuses interrogations.

Le modèle économique mis en place par Apple se fonde sur un écosystème en apparence clos. Seul le site iTune Music Store d’Apple vend les fichiers musicaux protégés compatibles avec l’iPod, le baladeur de la firme, sorte de juke-box de poche, dont les ventes relèvent du véritable phénomène de société : près de 70 millions d’iPod ont été vendus dans le monde depuis son lancement en 2001, le site iTunes Music Store ayant été lancé en 2003. En deux ans, dès fin 2005, les ventes en ligne sur iTunes Music Store explosaient, faisant du téléchargement légal de musique en ligne un mode crédible de distribution pour les éditeurs, mais totalement contrôlé par Apple. En effet, le couple iPod – iTunes Music Store exclut du modèle mis en place par Apple tous les formats et systèmes de protection technique ou DRM (Digital Rights Management) des firmes concurrentes, Apple refusant de fournir, sous licence, son propre système DRM, le système FairPlay couplé au format de fichier musical propriétaire AICF. Si l’objectif est de rassurer les majors, les revenus générés par la vente de musique en ligne restent, pour Apple, sans commune mesure avec ceux générés par l’iPod, au centre des préoccupations du groupe.

Aussi, la position d’Apple a-t-elle moyennement surpris l’ensemble de la profession quand son P-DG, Steve Jobs, dans une lettre ouverte publiée le 6 février 2007 sur le site du groupe et intitulée « Pensées sur la musique », s’est déclaré favorable à la suppression des DRM, tout en dénonçant l’attitude « des maisons de disques qui exigent des protections pour les musiques vendues en ligne alors qu’elles vendent des milliards de CD qui contiennent des musiques entièrement non protégées ». En définitive, les majors seraient indirectement responsables de l’absence d’interopérabilité entre les titres téléchargés depuis iTunes et les baladeurs numériques concurrents de l’iPod. En exigeant un système DRM propriétaire et incompatible, elles seraient à l’origine du maintien du système clos mis en place par Apple.

Les DRM sont des systèmes techniques, liés à certains formats de compression des fichiers musicaux en ligne, qui gèrent le respect des droits de propriété intellectuelle des chansons ou albums téléchargés. Ils vérifient que le consommateur a bien le droit de lire le morceau et limitent le nombre de copies et de transferts vers d’autres supports ou lecteurs. Les DRM ont la faveur des majors du disque parce qu’elles craignent de voir leurs morceaux échangés illégale- ment sur Internet dès lors qu’ils seraient commercialisés en ligne sans protection. Mais la guerre des standards, tant pour la compression des fichiers musicaux que pour les DRM, conduit à une absence généralisée d’interopérabilité entre les plates-formes de téléchargement légal et les baladeurs numériques sur le marché. Par conséquent, l’essentiel de la musique échangée en ligne l’est illégalement, sous le format de compression MP3, qui n’inclut pas de mesures techniques de protection, et qui a l’avantage d’être compatible avec tous les baladeurs numériques. C’est ce que révèlent les chiffres communiqués par Steve Jobs quand il demande la suppression des DRM : 97 % des morceaux stockés sur les iPod le sont en format MP3, qu’ils aient été téléchargés légalement ou illégalement, ou obtenus après transfert depuis un CD. En effet, 20 milliards de titres sont vendus annuellement sur CD sans aucune mesure anti-copie, contre 2 milliards de titres vendus en ligne, généralement avec une protection. Sur ces deux milliards de titres vendus en ligne, Apple, profitant de la clientèle captive ayant acheté un iPod, se taille la part du lion avec son système DRM, même si les titres ainsi téléchargés depuis iTunes ne comptent que pour 3 % du contenu des iPod.

La force d’Apple sur le marché de la musique en ligne tient d’abord au faible développement de ce dernier, entravé qu’il est par l’absence d’interopérabilité. Car la guerre des standards et les limitations de transferts et de copies imposées par les DRM dissuadent les internautes de se tourner vers le téléchargement légal, freinant d’autant le véritable décollage du marché de la musique numérique, tout en conférant au MP3 et au téléchargement illégal un avantage comparatif sur le plan technique, avant même de soulever la question du budget qu’un internaute est susceptible de consacrer à l’achat de musique en ligne. Et ces limites intrinsèques au marché légal de la musique en ligne semblent même toucher Apple à son tour, ce dernier ayant probablement atteint son seuil maximal de pénétration. Ainsi, une étude du cabinet Forrester Research, publiée le 12 décembre 2006, a mis en évidence la baisse constante du chiffre d’affaires réalisé par Apple avec iTunes depuis le pic du quatrième trimestre 2005. Malgré les ventes en hausse d’iPod, cette baisse s’explique d’abord par le recul des transactions mensuelles sur iTunes qui sont passées, pour 1 000 foyers américains, de 17 transactions en janvier 2006 à près de 7 transactions en juillet 2006, soit une baisse de 58 %. Cette baisse s’explique également par le recul du montant moyen des transactions, celui-ci étant passé de plus de 8 dollars à moins de 6 dollars, une baisse de 17 %. En définitive, le chiffre d’affaires d’iTunes Music Store aurait chuté de près de 65 % entre janvier et juillet 2006, ces chiffres rappelant qu’Apple est d’abord un vendeur de produits électroniques. Ainsi, au premier trimestre 2007, le chiffre d’affaires généré par les ventes d’iPod est de 3,4 milliards de dollars, quand la division iTunes ne réalise en comparaison qu’un chiffre d’affaires de 634 millions de dollars, en hausse par rapport au dernier trimestre 2006, dont une part provient certes des ventes de musique sur iTunes Music Store, mais dont l’autre provient des ventes d’accessoires pour les iPod. Reste que les déboires d’iTunes pourraient à terme entraîner un désintérêt pour l’iPod, les deux produits ayant été pensés en complémentarité.

Aussi, le revirement stratégique de Steve Jobs semble plus dicté par l’évolution du marché et la lassitude des consommateurs plutôt que par un souci avéré d’assurer l’interopérabilité des lecteurs numériques. Apple doit en effet faire face à une double menace.

Première menace : considérant que les DRM ne sont pas parvenus à enrayer la piraterie, considérant également que l’actuel système de DRM, en pénalisant les consommateurs qui optent pour la légalité, est « une prime à la piraterie », selon l’expression de Jean-Noël Reinhart, président du directoire de VirginMega, certaines plates-formes et certains producteurs indépendants optent pour la vente légale de musique en ligne en format MP3 et sans DRM. Ils concurrencent donc directement la plate-forme iTunes, tout en s’adressant à l’ensemble des consommateurs, à l’instar du distributeur américain eMusic, deuxième acteur sur le marché mondial de la musique en ligne derrière Apple, qui propose uniquement des titres au for- mat MP3 et sans DRM. En France, les distributeurs Fnac.com et VirginMega ont également commencé à vendre, depuis janvier 2007, des chansons sans DRM suite à des accords passés avec des producteurs indépendants, respectivement 150 000 titres pour Fnac.com et 200 000 titres pour VirginMega. Par conséquent, les titres achetés légalement sur ces plates-formes sont compatibles avec les iPod sans qu’il    soit    nécessaire    de    les    avoir téléchargés depuis iTunes Music Store. Ces titres ont encore l’avantage d’être copiés à souhait et d’être transférés sur n’importe quel autre équipement du foyer.

Face à cette nouvelle concurrence, la position de Steve Jobs, quand il a demandé la suppression des DRM, a consisté à défendre la marque iTunes. Pour Apple, l’annonce, le 2 avril 2007, d’un accord de distribution sur iTunes du catalogue d’EMI sans DRM, a ainsi permis de replacer la plate-forme au cœur de l’innovation en matière de téléchargement légal en ligne. Alors que les distributeurs indépendants ne s’étaient accordés qu’avec des producteurs indépendants, disposant d’un catalogue restreint, l’accord entre EMI et Apple porte sur l’un des plus grands catalogues au monde, déverrouillant de fait le marché de la musique en ligne. En effet, le catalogue d’EMI compte 1 300 artistes. Enfin, l’accord entre EMI et Apple innove en matière tarifaire. Alors que la domination d’iTunes sur le marché de la musique en ligne avait conduit ses concurrents comme les majors à s’aligner sur le prix unique proposé par Apple, en général 0,99 euro, EMI a obtenu une augmentation des tarifs pour ses titres sans DRM, ces derniers devant être vendus, à partir du mois de mai, au prix de 1,29 euro. Cette augmentation est justifiée par la meilleure qualité sonore des titres non protégés par les systèmes DRM. Elle constitue de fait une compensation pour EMI.

D’autres majors s’interrogent sur l’opportunité de supprimer les DRM : après qu’EMI eut testé la vente en MP3 d’un titre de Norah Jones sur Yahoo! Music avant de s’accorder avec Apple, Universal Music a mis en ligne sur sa plate-forme, en mars 2007, un album live d’Emilie Simon à la fois au format WMA et au format MP3. Car la suppression des DRM semble effectivement plébiscitée par les internautes. Ainsi, de- puis la mise en ligne de fichiers MP3 sur Fnac.com, le poids commercial des catalogues sans DRM a doublé par rapport aux titres encore protégés. Pour Denis Olivennes, PDG de la Fnac, « les gens achètent deux fois plus de musique en ligne si elle est sans DRM ». Est-ce là un argument pour convaincre les majors d’ouvrir leurs catalogues afin de stimuler le marché de la musique numérique ? Au moins cette évolution laisse-t-elle augurer d’un marché plus concurrentiel où d’autres plates-formes qu’iTunes pourront concerner les détenteurs d’iPod.

Deuxième menace à laquelle Apple doit répondre : les associations de consommateurs commencent à s’attaquer au site iTunes. Le 22 janvier 2007, plusieurs associations européennes de consommateurs, les ombudsmen norvégien et finlandais, la Fédération des organisations de consommateurs allemandes (VZBV), l’UFC-Que Choisir pour la France, ont appelé à la mise en œuvre de l’interopérabilité des titres achetés sur iTunes Music Store au plus tard au 1er octobre 2007. Elles demandent à Apple de négocier avec les éditeurs pour être en mesure de diffuser des titres sans DRM, ou encore de licencier son propre système de DRM, le FairPlay, voire, idéalement, de s’entendre avec les autres acteurs pour développer un système DRM standard. A cet égard, l’accord avec EMI et la prise de position de Steve Jobs, qui tente de faire porter aux majors la responsabilité du système actuel, constituent à l’évidence un moyen détourné de s’exonérer de toute poursuite.

Enfin, Apple devra répondre aux demandes de la Commission européenne qui cherche à mettre en place un marché paneuropéen de la musique en ligne qui soit ouvert et concurrentiel, contre les restrictions techniques imposées par Apple avec son système de DRM, mais également contre les majors qui ont négocié avec Apple des restrictions territoriales sur les différents sites européens d’iTunes. Ainsi, en mars 2007, Meglena Kuneva, la commissaire européenne à la protection des consommateurs, se prononçait une première fois, à titre personnel, contre Apple, considérant comme anormal le fait qu’ « un CD puisse être lu sur tous les lecteurs CD, mais une chanson achetée sur iTunes uniquement sur un iPod ». La Commission européenne a toutefois précisé qu’elle « n’a pas l’intention dans l’immédiat de contraindre Apple à ouvrir son magasin de musique en ligne iTunes à ses concurrents ». En revanche, le 30 mars 2007, la Commission européenne, par l’intermédiaire de Neelie Kroes, la commissaire à la concurrence, a transmis à Apple et aux majors une communication de griefs, première étape formelle d’une procédure d’infraction en droit de la concurrence, suite à une plainte reçue par une association de consommateurs britanniques. Cette dernière dénonce les restrictions territoriales sur iTunes qui permettent ainsi à Apple et aux maisons de disques de vendre les singles plus chers en Grande-Bretagne (1,17 euro) et au Danemark (1,07 euro), alors qu’ils sont vendus partout ailleurs en Europe au prix de 0,99 euro. Suivant la position des consommateurs britanniques, la Commission européenne considère cette pratique de restrictions territoriales comme illégale et demande à Apple et aux maisons de disques, non pas d’harmoniser les tarifs sur le plan européen, mais de permettre à n’importe quel internaute de pouvoir acheter un titre sur une plate-forme iTunes, quelle que soit la nationalité de la plate-forme et quel que soit le pays de résidence de l’acheteur. En définitive, cette plainte risque de favoriser Apple qui pourra imposer un prix unique et une plate-forme européenne unique – comme il l’a toujours souhaité – au lieu de conduire à l’instauration de prix différenciés, comme le souhaitent de nombreux producteurs de musique, habitués à différencier leurs tarifs selon la date de sortie du titre, la catégorie de musique et l’appartenance ou non des titres à des fonds de catalogue.

Sources :

  • « Les DRM accusés de freiner le développement de la musique en ligne », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 5 décembre 2006.
  • « Le modèle iTunes rencontre ses limites », Isabelle Repiton, La Tribune, 14 décembre 2006.
  • « Le site iTunes d’Apple serait en perte de vitesse », Eric Leser, Le Monde, 15 décembre 2006.
  • « Virgin et la Fnac annoncent la vente en ligne de mu- sique non verrouillée », Odile de Plas, Le Monde, 18 janvier 2007.
  • « La musique numérique gagne du terrain », Emmanuel Torregano, Le Figaro, 18 janvier 2007.
  • « Les verrous sur les fichiers numériques, casse-tête de l’industrie musicale », AFP in tv5monde.org, 21 janvier 2007.
  • « Des organisations européennes de consommateurs font pression sur Apple », AFP in tv5monde.org, 22 janvier 2007.
  • « Les déclarations anti-DRM de Steve Jobs font sourire », Philippe Crouzillacq, 01net., 7 février 2007.
  • « Apple se fait l’apôtre de la musique sans protection », Emmanuel Torregano, Le Figaro, 8 février 2007.
  • « Musique : volte-face d’Apple sur les copies », Isabelle Repiton, La Tribune, 8 février 2007.
  • « Les verrous numériques sont une incitation au piratage », interview de Denis Olivennes, PDG de la Fnac, par Christophe Alix, Libération, 15 février 2007.
  • « Musique en ligne : Apple rencontrera bientôt la Commission européenne », G.P., Les Echos, 13 mars 2007.
  • « Apple dans le collimateur de Bruxelles », I.R., La Tribune, 13 mars 2007.
  • « Les tarifs d’iTunes en Europe, pomme de discorde entre Bruxelles et Apple », AFP in tv5monde.org, 3 avril 2007.
  • « EMI et Apple font sauter les verrous musicaux », Emmanuel Torregano, Le Figaro, 3 avril 2007.
  • « Apple dans le collimateur de Bruxelles », I.R., La Tribune, 3 avril 2007.
  • « EMI déverrouille le marché de la musique en ligne », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 3 avril 2007.
  • « Bruxelles attaque les restrictions imposées par les majors du disque à Apple », Karl de Meyer, Les Echos, 3 avril 2007.
  • « Bruxelles fait finalement le jeu d’Apple », Emmanuel Torregano, Le Figaro, 4 avril 2007.
  • « EMI et Apple déverrouillent l’offre payante de musique en ligne », Nathalie Brafman, Le Monde, 4 avril 2007.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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