Abandon en série des projets de quotidiens à bas prix en France

L’annonce faite, début juillet, par le groupe allemand Springer, de l’abandon de son projet de lancement d’un grand quotidien populaire à bas prix, a mis fin aux projets concurrents dans l’Hexagone. Depuis un an, le projet d’un tabloïd, un Bild à la française, tourmente les patrons de presse français, particulièrement ceux de la presse quotidienne régionale et le groupe Amaury, éditeur du Parisien-Aujourd’hui en France. Premier quotidien européen par la diffusion, le Bild Zeitung est diffusé à 3,8 millions d’exemplaires en Allemagne et compte 12 millions de lecteurs. Tout semblait fin prêt. Le lancement était prévu pour l’automne 2007 ; des numéros zéro devaient être testés cet été. Une équipe de quarante personnes travaillait aux côtés de Robin Leproux, patron de Springer France, dont Rémy Dessart, directeur de la rédaction et Joseph Maggiori, directeur artistique, à l’élaboration de cet ambitieux projet. L’imprimeur Riccobono avait été contacté.

Pour un investissement de 120 millions d’euros programmé sur trois ans, le journal devait paraître sept jours sur sept, à un prix de lancement de 50 centimes, puis 60 centimes, et atteindre une diffusion de 750 000 exemplaires d’ici cinq ans, soit autant que le titre régional français Ouest-France, le premier quotidien en termes de diffusion, et bien au-delà du premier des quotidiens nationaux français, L’Equipe, dont la diffusion atteint 365 000 exemplaires. Le groupe Springer misait sur un chiffre d’affaires de 180 millions d’euros, dont 60 % de recettes de vente et 40 % de recettes publicitaires. L’effectif du journal devait à terme compter 300 personnes, dont 200 journalistes et la création de dix bureaux régionaux. Selon le président des magazines et de l’international du groupe Axel Springer, Andreas Wiele, les risques à prendre étaient supérieurs aux chances de réussir. Malgré une bonne connaissance des caractéristiques du marché de la presse française, le groupe allemand dit n’être parvenu à surmonter que 60 % à 70 % des handicaps. A commencer par la distribution. Robin Leproux avait jugé tout à fait insuffisant le plan de modernisation des NMPP prévoyant 5 000 points de vente supplémentaires ; il en réclamait 10 000. En Allemagne, il existe en effet 115 000 marchands de journaux pour 80 millions d’habitants contre 28 000 en France pour 60 millions d’habitants. Le groupe dit ne pas avoir trouvé de solutions complémentaires pour optimiser la distribution de son titre. De plus, des problèmes liés à l’impression du journal n’ont pu être résolus. Sont évoqués des risques de conflits sociaux avec le syndicat du Livre CGT dont le pouvoir de négociation sur les activités d’impression et de distribution de la presse en France est important. Il est probable que les incertitudes sur l’évolution du marché publicitaire en France aient également pesé sur la stratégie de repli du groupe allemand. Le grand journal populaire, visant une classe moyenne âgée de 25 à 55 ans afin de lui offrir des informations grand public sur la vie politique, le sport, les faits divers, la vie quotidienne et l’actualité people, aurait été également freiné dans ses ambitions par la loi sur la protection de la vie privée en France. Cette marche arrière du groupe Springer n’en reste pas moins surprenante aux yeux de nombreux experts, les principales raisons invoquées concernant notamment la distribution étant débattues en France depuis des lustres.

Les contre-offensives évoquées par les éditeurs français, à l’instar du groupe Le Monde et des titres de la presse quotidienne régionale, ne sont donc plus d’actualité. Même le projet du groupe Amaury, assurément le plus abouti, baptisé « Kill Bild », est abandonné. Pourtant, les études menées au sein du groupe démontreraient qu’il existe bel et bien un marché potentiel pour ce type de presse en France. « Le contexte économique du marché français de la presse quotidienne ne permet pas d’envisager un retour sur investissement dans un délai raisonnable » précise le groupe.

A en croire le succès du « Bild polonais », les éditeurs français auraient sans nul doute eu raison d’avoir peur. Lancé en octobre 2003, le quotidien tabloïd Fakt, vendu 0,30 euro, est désormais le premier quotidien polonais par la diffusion avec 529 000 exemplaires, surpassant le fleuron de la presse polonaise Gazeta Wyborcza avec ses 473 000 exemplaires et écrasant le tabloïd local Super Express. Cependant, la presse régionale est celle qui a le plus souffert du succès de Fakt. La quarantaine de titres qui la composent, ont subi une baisse de leur diffusion de 20 % en moyenne, allant jusqu’à 30 % pour certains. A noter que la Pologne dispose de 75 000 points de vente pour 38 millions d’habitants soit bien plus que la France et Fakt en a bien profité.

Sources :

  • « Le lancement d’un “Bild” à la française était trop risqué », interview d’Andreas Wiele, président des magazines et de l’international du groupe Axel Springer, propos recueillis par Marie-Laetitia Bonavita et Philippe Larroque, Le Figaro, 6 juillet 2007.
  • « Il n’y aura pas de Bild en France », Sébastien Homer et Irène Michier, L’Humanité, 6 juillet 2007.
  • « Les Français ne se feront pas de “Bild” », Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, Libération, 6 juillet 2007.
  • « Springer ne lancera pas un quotidien en France », Sandrine Bajos et Jean-Philippe Lacour, La Tribune, 6 juillet 2007. – « Springer renonce à lancer un quotidien populaire en France », Patrice Drouin, avec Lutz Meier (« Financial Times » Deutschland ), Les Echos, 6 juillet 2007.
  • « “Fakt” s’est imposé face aux quotidiens polonais », Antoine Hervé, Le Figaro, le 6 juillet 2007.
  • « Springer renonce au “Bild” français et fait du numérique sa priorité », Pascale Santi avec Cécile Calla, La Tribune, 9 juillet 2007.
  • « Amaury “suspend” son projet de quotidien à bas prix », cbnews.fr, 14 septembre 2007.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici