La « pipolisation » des hommes politiques : jusqu’où ? pourquoi ?

Jamais, avant l’été 2007, les magazines people n’avaient atteint de tels records de diffusion : une progression comprise entre 5 % et 8 % par rapport au précédent record de 2006 pour le trio du groupe Prisma, Voici, Gala et VSD ; près de 15 % depuis le début de l’année pour Paris Match et Public, deux fleurons de Lagardère ; une diffusion de plus de 800 000 exemplaires pour Closer du groupe Mondadori , le dernier jeudi de juillet, soit 55 % de plus par rapport à la même semaine de 2006, avec cette couverture annonçant la photo de « 100 stars à la plage ». Fort de ce succès, aussi inattendu qu’inespéré, Closer devançait d’un jour la parution du dernier numéro d’août, pour publier les photos de François Hollande et de sa nouvelle compagne, photos qui ont du reste valu à l’hebdomadaire un procès intenté par le premier secrétaire du parti socialiste.

Les stars, depuis longtemps, font vendre : comme des dieux sur l’Olympe, elles nourrissent les rêves d’une époque désenchantée, à la faveur de ce double mécanisme d’identification et de projection mis en lumière par la psychanalyse.

Après les stars du cinéma à l’époque d’Hollywood et de son âge d’or, les vedettes du sport, de la télévision et de la musique ont été admises dans le cercle restreint des Olympiens, par la radio, et, bien davantage, par la télévision, à leur insu, contre leur gré, ou parce qu’elles le voulaient, tout en prétendant le contraire. La presse, aujourd’hui, prend le relais : après avoir mis en vedette les stars de la télévision, elle traite les personnalités politiques comme des stars, sur un mode people, elle les « pipolise » comme on dit vilainement au risque de porter atteinte à leur vie privée.

La nouveauté, par conséquent, est double : non seulement la starisation atteint désormais des personnalités politiques jusque là passablement épargnées, mais c’est la presse imprimée, notamment les magazines, et non plus la télévision, qui joue les premiers rôles. Quinze ans après l’opération « Mains propres » en Italie, les dirigeants sont accusés de corruption par la presse people, non pour toucher des pots-de-vin, mais parce qu’ils fréquentent les stars de la télévision dans les bars de Rome ou de Milan. Dix ans après la mort accidentelle de Lady Diana à Paris, tout le monde sait que les paparazzi sont parmi les mieux payés des journalistes.

Moins de dix ans après l’affaire Monica Lewinsky, les sites Web sont souvent les premiers à franchir la frontière de la vie privée des personnalités politiques, ouvrant ainsi des brèches dans les- quelles s’engouffrent les journaux, bientôt suivis par la radio et la télévision.

La « pipolisation » des politiques a- t-elle atteint un sommet, en cet été 2007, avant de décliner ? Ou bien assistons-nous, à la faveur d’une concurrence de plus en plus rude entre les médias, à la faveur aussi d’une évolution inéluctable des sociétés modernes, à une défaite annoncée du droit de chacun à l’« intimité de (sa) vie privée » ? La « pipolisation » ne va-t-elle pas de pair avec cette dépolitisation annoncée par l’individualisme démocratique dont parlait déjà Tocqueville ?

Rien, en vérité, n’est moins sûr. L’intimité de la vie privée, certes, est devenue un marché, et ce marché est rentable. L’exhibitionnisme des uns rejoint immanquablement le voyeurisme des autres. Il est assurément des curiosités moins médiocres ou plus glorieuses que celles auxquelles répondent ce qu’il est convenu d’appeler, outre- Manche, les tabloïds, et ce qu’on appelle de ce côté-ci de la Manche, la presse de caniveau. Les garde-fous existent, partout, mais ils sont plus ou moins efficaces : les sanctions ne sont pas toujours à la hauteur des infractions commises, et de ce que celles-ci rapportent. Et le choix n’est pas partout le même, pour éviter les franchissements de frontières entre la vie publique et la vie privée, entre la voie jurisprudentielle, civile ou pénale, et la voie de la législation, entre, d’un côté, l’appel à la responsabilité des médias, à leur auto-discipline et, de l’autre, l’édiction de lois ou l’hétérodiscipline, la discipline imposée de l’extérieur.

Il est facile en France, assurément, plus qu’ailleurs, de stigmatiser le marché et les marchands : le marché n’a jamais prétendu être une école de vertu. Il est tout aussi commode, partout désormais, dans les pays qui se veulent démocratiques, de vilipender les journalistes : c’est se défausser sur eux, à bon compte, de nos faiblesses ou de nos paresses. Et la conciliation est toujours délicate, jamais pleinement satisfaisante, entre les exigences du droit du public à l’information et la protection nécessaire de la vie privée des personnes, quelles qu’elles soient. Il est vain d’incriminer la « pipolisation » : le phénomène n’est en réalité que le symptôme d’un mal qui ronge les démocraties modernes. Pourquoi en effet tout serait-il permis à un microcosme de stars du grand ou du petit écran alors que tout serait interdit, dans le même temps, à ceux qui exercent des fonctions officielles et assument des responsabilités publiques ? Pourquoi reprocher aux hommes et aux femmes politiques de se commettre dans des émissions où la politique n’a pas sa place, s’ils n’ont pas d’autres possibilités pour se faire entendre du grand public ? Pourquoi les mêmes, une fois élus, veulent-ils protéger leur vie privée, leur vie familiale, leur vie sociale, leurs croyances, leurs « tas de petits secrets » à eux, après s’en être largement servis pour conquérir le pouvoir ? Pourquoi enfin ne pas comprendre ceux qui veulent être regardés par tout le monde, alors qu’ils ne sont plus écoutés par personne ?

Non, la « pipolisation » n’est pas une fatalité : ne prenons pas l’effet pour la cause. Ce n’est pas contribuer à vaincre le mal que de nous défausser sur la presse de caniveau de nos propres erreurs ou de nos propres fautes, commises individuellement ou collectivement.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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