Barack Obama doit-il son élection à Internet ?

Nous l’entendrons dire encore très souvent : Barack Obama a été élu à la présidence des Etats-Unis, le 4 novembre 2008, grâce à Internet, comme son lointain prédécesseur, tout aussi inattendu, souffrant comme lui de handicaps tenus pour insurmontables deux mois seulement avant le jour J, charismatique et séducteur comme lui, John Fitzgerald Kennedy n’avait dû son élection, en novembre 1960, qu’à ses trois confrontations à la télévision, en duplex, devant son adversaire Richard Nixon. Dans les deux cas, les commentateurs, unanimes, imposaient leurs conclusions, sur un ton péremptoire. Mc Luhan, à l’époque, estimait que Kennedy, qui partait perdant sous les couleurs du parti démocrate, avait conquis les hésitants, parmi les plus proches pourtant du Parti républicain, à l’occasion de l’un des trois duels télévisés, parce qu’il maîtrisait mieux que son adversaire ce nouvel outil qu’était alors la télévision. Désormais, dans les démocraties, les élections ne pouvaient plus être gagnées qu’à la télévision.

L’histoire se répète aujourd’hui, avec Internet et Obama, décrété premier président « high tech », plébiscité par plus de 90 % des salariés de la Silicon Valley, annonciateur par conséquent de la « clicocratie » qui succède à cette télécratie si souvent décriée pendant près d’un demi-siècle. Joe Trippi, conseiller du candidat démocrate Howard Dean en 2004, déclara, deux mois après l’élection d’Obama : « Avec ces nouveaux outils, les choses ont radicalement changé entre 2004 et 2008 ». Ariana Huffington, fondatrice de l’un des plus célèbres blogs politiques, le HuffPost, va plus loin : « Sans Internet, Obama ne serait pas président ».

Jamais, il est vrai, un candidat n’avait pu constituer, grâce à la Toile, un pareil réseau de donateurs, de bénévoles, de militants et de sympathisants : ce qui permit au candidat démocrate de récolter 600 millions de dollars, 3 fois plus que son adversaire, 2 millions de partisans sur Facebook et 650 000 sur MySpace, contre 550 000 et 150 000 pour John McCain, sans compter YouChoose, un service créé par YouTube offrant une sélection des vidéos de la campagne d’Obama.

Internet a donc permis au candidat Obama de lever une armée de fans : cette fonction de net-working, remplie plus efficacement que jamais par le nouvel outil, donne assurément raison à ceux qui estiment aujourd’hui, à la suite de Micah Sifry, cofondateur de Techpresident.com, un blog consacré aux relations entre la politique et la Toile, que nous sommes entrés, avec elle, dans « l’ère de la participation politique de masse ».

Internet a permis en outre au candidat démocrate de « cadrer » son message auprès des dix millions d’internautes devenus, le temps d’une campagne électorale, militants ou sympathisants. Au-delà de l’utilisation systématique des différents outils d’Internet, depuis la messagerie électronique jusqu’au site Twitter, avec ses mini-messages limités à 140 caractères, en passant par les 1800 séquences vidéo de YouTube et les réseaux de socialisation MySpace et Facebook, jamais une campagne électorale ne fut aussi disciplinée et centralisée que celle d’Obama. Jamais le cadrage du message – son framing – ne fut à ce point ordonné autour de deux slogans en l’occurrence parfaitement complémentaires : Change we need, et Yes, we can.

Encore fallait-il adopter le bon tempo, le bon rythme, inscrire par conséquent l’épopée de la campagne – son timing – dans une histoire personnelle. A ce point, les dix millions de cyberpartisans ne pouvaient, par leur seule mobilisation, emporter la victoire. Sam Graham-Felsen, responsable des blogs de la campagne, racontait volontiers, au lendemain de la victoire, comment ces nouveaux outils avaient provoqué un véritable « raz-de-marée ». Mais il s’empressait aussi d’ajouter : « Ce n’était pas seulement une campagne, mais un mouvement, et nous essayions d’organiser les gens ».

Le directeur des nouveaux médias pour cette campagne, Joe Rospers, reconnaît lui-même que la victoire tient à autre chose qu’aux seules vertus de la Toile : « En fin de compte, si vous ne portez pas le bon message, vous allez avoir du mal à recruter des volontaires et les gens n’iront pas voter ». C’est l’organisation centralisée et disciplinée de la campagne qui a permis de faire passer Obama devant devant McCain, le 17 septembre, caricaturant celui-ci dans son image de maverick, d’électron libre parmi les conservateurs, tandis qu’elle donnait sa cohérence au programme démocrate autour de ces deux injonctions : Change we need et Yes, we can. Un tiers des Américains déclaraient alors avoir regardé les vidéos démocrates sur Internet, trois fois plus qu’en 2004.

Il reste que les autres médias n’ont pas manqué à l’appel : la presse nationale imprimée, avec des hausses de diffusion à l’occasion de chaque événement important ; la télévision, avec cet infomercial (adtertainment) une publicité politique de 30 minutes à 45 millions de dollars diffusée six jours avant le scrutin sur sept chaînes de télévision, dont les nationales CBS, NBC et Fox, le cinéma lui- même, avec des séries comme 24 heures chrono et The West-Wing… sans oublier ce jeu vidéo en ligne qui incitait à voter par anticipation pour Obama, dans les Etats où il est possible de le faire. L’overdose médiatique a autant concentré l’attention sur l’image des deux candidats qu’elle favorisa celui qui, mieux que son adversaire, renoua avec le rêve d’un peuple où les hommes, si différents soient-ils, ont tous les mêmes droits et les mêmes devoirs, lui permettant ainsi d’expier ses fautes, aux yeux du monde et à ses propres yeux, en votant pour un Afro-américain, promettant du même coup à l’Amérique d’être le pays « le meilleur du monde ». Malgré la scénarisation quasiment parfaite de sa propre histoire, et sur fond de crise financière et internationale, Obama n’a pas refusé de se présenter comme étant le président des nouvelles technologies, le premier à être « directement connecté à des millions d’Américains », comme le disait l’un de ses stratèges. Il voulut, du reste, conserver cette image, après son entrée à la Maison-Blanche, fruit de ses initiatives sur la Toile tout au long de sa campagne et dans la période de transition, entre le 4 novembre 2008 et le 20 janvier 2009. Nombreux étaient ceux qui déclaraient pourtant, en mai 2008, qu’Internet valorise les points de vue extrémistes et qu’il constitue bien souvent une source de désinformation (misinformation) : 68 % des plus de 18 ans, selon le Princeton Servey Research Associates.

Si 2008 marque bien un tournant pour les élections présidentielles, c’est parce qu’Internet est devenu, à la faveur de l’élection de Barack Obama, un média comme un autre, banalisé déjà par l’usage et par l’usure. On ne manquera sûrement pas de prétendre, s’appuyant sur cet événement qui appartient déjà au passé, transfiguré par les récits de la victoire du 44e président des Etats-Unis, que les prochaines élections nationales, en France ou ailleurs, se gagneront grâce à Internet. Selon une ironie dont l’histoire a le secret, c’est l’inverse qui se produira : à l’instant même où l’on croit qu’un média peut tout faire, qu’il peut faire croire ou faire faire ce que veut celui qui l’utilise le plus habilement pour atteindre ses propres objectifs, c’est à cet instant précis qu’il se heurte à un antidote, comme si l’on s’immunisait à l’encontre de ce que l’on prend pour un poison. Il produira sur les électeurs l’effet inverse de celui qui a été recherché. La réalité, souvent, est l’image inversée de ce que l’on croit.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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