Bruno Jeanbart, directeur des études politiques et d’opinion d’OpinionWay et Benoît Thieulin, directeur de l’agence Internet La Netscouade, ancien responsable de la campagne de Ségolène Royal sur Internet, ont participé, en novembre et décembre 2008, à une mission d’études, aux Etats-Unis, chargée de tirer les enseignements de la campagne présidentielle qui s’est achevée, le 4 novembre dernier, avec l’élection de Barack Obama. Pour La revue européenne des médias, ils répondent aux questions que Myriam Lemaire leur a posées.
• Bruno Jeanbart, « Internet, outil de renforcement du débat démocratique »
– Quel a été le rôle d’Internet dans la campagne présidentielle américaine ?
« Internet a joué un rôle différent dans la campagne des républicains et dans celle des démocrates. Pour les républicains, les outils mis en place ont été moins des outils d’organisation que pour les démocrates. Le site de Mc Cain n’était pas conçu pour cela et il était compliqué pour un sympathisant de s’y enregistrer car il comportait des systèmes de mots-clés et de mots interdits.
En revanche, Internet a été plus utilisé par Mc Cain que par Barack Obama pour faire de la communication en dehors des médias traditionnels. Comme les républicains disposaient de moins d’argent, ils ont utilisé Internet pour diffuser des spots publicitaires.
Paradoxalement, les républicains ont mis en place sur Internet des outils parfois plus participatifs que les démocrates. Ils ont élaboré une charte en amont des élections sur leur plate-forme politique et ont lancé un site, gopplatform2008.com qui a été un lieu de débat et de présentation de ce programme. Les républicains ont ainsi utilisé Internet de manière plus décalée que les démocrates mais moins efficace pour l’organisation de la campagne. Le candidat qui serait capable de mixer ces deux modes d’utilisation d’Internet disposerait d’une panoplie intégrale de ce que peut permettre Internet dans une campagne électorale.
Les républicains poursuivent aujourd’hui ce travail, en lançant un nouveau site Internet pour refonder le Parti républicain, rebuildtheparty.com, avec une démarche participative.
Chez Barack Obama, il y a deux utilisations majeures d’Internet qui sont la levée de fonds et l’organisation de la campagne sur le terrain. Il a réussi à recruter en ligne et à utiliser l’off line. Jusqu’à présent tous les autres candidats avaient échoué à le faire. Il a eu le premier la capacité à transférer les gens du on line au off line. »
– Internet n’a-t-il pas été aussi un média de désinformation ?
« Internet suscite des craintes et des fantasmes en France où l’on observe une tendance du monde politique à vouloir réglementer Internet. Il est intéressant de voir que dans l’exemple américain, ces fantasmes ne se sont pas réellement traduits dans la réalité. Par exemple, les rumeurs concernant les relations d’Obama avec le pasteur Wright ne proviennent pas d’Internet mais du camp républicain. Internet ne s’est pas révélé dangereux pour la démocratie. Il a au contraire renforcé le caractère démocratique de la campagne en permettant à beaucoup plus de citoyens d’y participer. Un deuxième élément de renforcement de la démocratie est le rôle de contre-pouvoir joué par Internet. Les blogueurs ont posé des questions et ont relevé des erreurs. Internet est un média supplémentaire dans un pays où les médias ont une tradition d’investigation. Il vient renforcer la presse traditionnelle. Ainsi, Politico, fondé par des anciens du Washington Post, est un journal en ligne avec une édition papier, dont la qualité rivalise avec les titres historiques de la presse écrite américaine. »
– Internet a-t-il été utilisé pour les sondages et études d’opinions ?
« Pour la première fois, Internet a été utilisé avec une grande ampleur pour réaliser des études d’opinion. Les démocrates ont testé tous leurs spots publicitaires avec des enquêtes en ligne et ont fait beaucoup d’autres types d’études en ligne. Internet a l’avantage d’offrir un mode d’interrogation très réactif et multimédia. C’est par exemple l’outil le plus efficace pour les enquêtes sur les débats télévisés car il permet d’interroger tout de suite après le débat, ce qui n’est pas le cas du téléphone.
La campagne a confirmé que les sondages en ligne donnent des résultats comparables à ceux réalisés par téléphone. C’est désormais une méthodologie supplémentaire à disposition des équipes de campagne. »
– Quels ont été les outils les plus efficaces ? Quel rôle a joué le téléphone portable ?
« L’outil le plus efficace a été le site Internet de Barack Obama qui a permis d’organiser la campagne sur le terrain. Très bien pensé et très efficace, c’était l’outil décisif de cette organisation. Mais il n’aurait probablement pas fonctionné aussi bien avec un autre candidat. N’oublions jamais qu’Internet est avant tout outil. Un bon candidat avec de mauvais outils peut perdre mais de bons outils ne suffisent pas pour faire gagner un candidat.
Pour l’Internet mobile, les utilisations sont restées relativement modestes. Mais démocrates et républicains pensent qu’à terme ce média sera essentiel car c’est un moyen de toucher les gens à tout moment. L’équipe d’Obama n’a pas adressé de SMS massifs vers les personnes qui n’appartenaient pas à la communauté. Ils ont là encore utilisé le mobile pour organiser le démarchage sur le terrain. Ainsi, ils ont développé une application sur i-Phone pour permettre aux gens de savoir à quelle porte frapper ou leur indiquer le lieu de leur bureau de vote. Ce sont les prémices de l’utilisation du téléphone portable. En 2012, celle-ci sera certainement plus massive. »
– Quelle a été la place de la télévision ?
« Une vraie différence entre les Etats-Unis et la France, c’est qu’en France la télévision est beaucoup plus puissante. Aux Etats-Unis, aucune chaîne n’obtient 30 % d’audience et les journaux télévisés ne rencontrent pas le même succès qu’en France. Les networks américains n’ont pas le poids des grandes chaînes hertziennes françaises. La télévision a une importance moins forte qu’en France, ce qui laisse davantage de place à Internet. Soulignons cependant qu’en France, nous nous dirigeons à terme vers ce modèle. C’est l’un des effets par exemple de l’émergence de la TNT.
Du coup, la télévision aux Etats-Unis est de moins en moins efficace. Il est très difficile à travers la télévision de parler à tout le monde et l’audience des débats télévisés, bien que forte, fut plus faible aux Etats-Unis qu’ici en 2007. Internet permet par ailleurs de cibler un public plus jeune, moins consommateur de télévision et qui était stratégique pour Obama. »
– Quelles leçons tirer de ces usages d’Internet dans la campagne présidentielle américaine ?
« La première leçon est qu’il ne faut pas avoir peur d’Internet comme outil d’information et qu’il peut permettre à plus de monde de s’exprimer ou de « faire de la politique ». C’est clairement un outil de renforcement du débat démocratique.
La deuxième leçon est la capacité du candidat à mixer Internet et les autres outils. Il ne faut pas faire d’Internet un média séparé des autres mais pouvoir faire le lien entre Internet et toutes les autres dimensions de la campagne : l’organisation, la communication, le travail de terrain et la prise de parole dans les médias traditionnels. Avoir la capacité d’utiliser les gens en dehors du Web pour des actions plus traditionnelles est essentiel. Cet enjeu important n’est pas simple en France où la tradition du porte-à-porte existe moins. Autre différence : aux Etats-Unis, le porte-à-porte est fait par les sympathisants, et non par les candidats.»
• Benoît Thieulin, « Internet, épine dorsale de la campagne de Barack Obama, tant off que on line »
– Pourquoi Internet a-t-il joué un rôle essentiel dans la campagne présidentielle de Barack Obama ?
« Internet est d’abord un outil de challenger. Lorsqu’un homme politique dispose de moyens et de relais dans les médias traditionnels, Internet est rarement au centre de sa stratégie. A l’inverse, ceux qui n’ont pas ou moins accès aux grands médias traditionnels, qui ont moins de moyens, sont naturellement portés à utiliser la puissance du Net et à y innover. La société civile, les associations, les ONG l’ont compris depuis bien longtemps.
Ainsi, aux Etats-Unis, c’est dans l’opposition à la politique de Bush et à la guerre en Irak que la sociéte civile s’est organisée sur Internet. Moveon.org, cette gigantesque communauté d’activistes/donateurs qui s’organise et se mobilise en ligne pour financer des campagnes « anti-bush », est l’une des plus belles innovations du Web politique de ces dernières années. Et ça n’est pas le Parti démocrate qui en a été à l’origine, même s’ils sont clairement de cette mouvance. Autre exemple, Howard Dean : en utilisant les outils grand public tels que « Meetup » pour organiser et mobiliser ses bénévoles (volonteers) sur le terrain, il a réussi à émerger alors qu’il n’était pas connu et a été à deux doigts d’emporter les primaires démocrates de 2004. Il n’avait pas le choix. Sans moyens, il n’avait d’autre alternative que d’utiliser Internet pour rivaliser avec ceux qui avaient accès aux médias traditionnels et disposaient des moyens militants classiques.
Obama est l’héritier de ces 10 ans d’expériences, d’innovations et de tâtonnements du Web « social » et « politique ». Il les met en cohérence, construit une sorte de « suite logicielle » (mobilisation sur le terrain, mail marketing, fundraising, tableaux de bord d’activités, etc.), dont la clef de voûte sera le réseau social politique, imité de Facebook : myba- rackobama.com. Il le fait avec un professionnalisme et à un moment de maturité des usages du Web, ou, notamment, la génération des digital natives commence à peser dans le champ politique. « The right strategy at the right moment ». »
– Quelles sont les principales innovations de cette campagne dans les usages d’Internet ?
« Contrairement à une idée reçue qui veut que Barack Obama ait surtout mené une campagne en ligne puisqu’il a en effet beaucoup misé sur Internet, il a surtout utilisé Internet pour recruter et organiser les militants sur le terrain. La révolution de l’usage d’Internet dans sa campagne, c’est d’avoir su tirer Internet d’un simple enjeu de communication en ligne pour en faire un levier d’organisation de la campagne on line et off line. Il a utilisé Internet comme l’épine dorsale numérique de la campagne sur laquelle se structure verticalement toute une chaîne de commandement, de diffusion de l’information et horizontalement une plate-forme d’organisation d’équipes sur le terrain, « autonomes » mais « encadrées ».
Internet favorise aussi bien la décentralisation des équipes sur le terrain que la centralisation du reporting et de la coordination jusqu’à l’état major à Chicago. Les millions de volontaires disposaient de beaucoup de liberté et d’autonomie. Mybo leur fournissait des outils, des informations et des moyens d’organisation jusqu’à leur donner accès aux bases de données d’adresses et de numéros pour effectuer du porte-à-porte et des démarches par téléphone. Et ce, en privilégiant toujours une communication peer to peer : qui est plus efficace pour convaincre un électeur qu’un autre électeur ? A fortiori lorsqu’on envoie un électeur en « affinité » avec celui qu’il doit convaincre : un prof pour démarcher un autre prof, quelqu’un qui a été confronté à la maladie pour expliquer ses raisons de soutenir la réforme du système de santé prôné par Obama, etc. Internet a été utilisé pour rendre possible ces millions de mises en contact « en affinité ». Et les faire se rencontrer « physiquement ».
A l’autre bout de la chaîne, si la base jouit d’une grande liberté, des indicateurs sont mis en place sur des tableaux de bord qui relatent scrupuleusement les activités des « groupes ». Chacun est son propre directeur de campagne avec ses outils et gère son équipe. Mais des community organisers encadrent et contrôlent ses volontaires. Ils ont été jusqu’à 2 500 cadres salariés par la campagne. Une véritable armée de métier encadrant une armée de volontaires. Obama lui-même, d’ailleurs, a parlé de son « armée invisible ».
Une autre grande caractéristique de la campagne, c’est d’avoir collecté sur Internet des petits dons en ligne en très grand nombre : trois millions de petits donateurs ont donné 68 dollars en moyenne, à 99 % en ligne. »
– Quels sont les principaux outils utilisés et la place des médias traditionnels ?
« On en parlait : la clé de voûte est l’organisation de la campagne autour du réseau social MyBo, mybarackobama.com.
Mais Barack Obama a également le souci de connecter sa campagne et son propre réseau social aux « autres », en particulier pour y recruter. Ainsi les réseaux sociaux généralistes (Facebook, Myspace), les médias sociaux (YouTube), ont été investis (via des groupes, pages et supporters), non seulement pour y être présents, mais aussi pour « drainer » de nouveaux volontaires. Au-delà, les réseaux sociaux thématiques et affinitaires ont été ciblés pour entrer directement en contact avec les communities sans dépendre de leurs représentants officiels : blackplanet pour la communauté afro-américaine, les nombreux autres réseaux sociaux des minorités (gays, latinos, etc.), ainsi que les personnes handicapées via Disaboom. Ce souci de désintermédiation est constant et se retrouve dans cette manière d’investir les réseaux directement ou de ne jamais dépendre, ni des journalistes, ni des blogueurs. Ceux-ci s’en sont d’ailleurs plaints tout au long de la campagne. Le recours systématique aux vidéos qu’Obama ou ses principaux collaborateurs postaient sur YouTube pour faire une annonce ou une intervention ou pour s’adresser aux 13 millions d’inscrits sur leur site, vont également dans le sens d’une importante désintermédiation : non pas pour bouder les médias traditionnels (la télévision a été extrêmement utilisée) ni les nouveaux (les blogueurs), mais pour ne jamais dépendre d’eux.
Les vidéos sur le Net ont ainsi acquis un poids grandissant dans cette campagne, autant en catch-up TV de la campagne (revoir ce que je n’ai pas vu à la télé, quand je veux et ce qui m’intéresse), que comme support facile de marketing viral (je diffuse les vidéos que j’ai aimées à mon propre réseau), ou même comme espace de créativité participatif. Les militants ont été encouragés à produire des vidéos pour se réapproprier le message, raconter leur propre histoire, pourquoi ils soutiennent Obama, faire des spots humoristiques, testimoniaux, etc. Les meilleures vidéos étaient sélectionnées par le staff de la campagne et diffusées sur tous les réseaux. A l’inverse, les vidéos produites par le staff étaient prétestées sur YouTube…
Le téléphone mobile et les SMS ont également joué un rôle capital : soit pour « recruter » les gens depuis la télévision en leur demandant d’envoyer un SMS avec Hope à un numéro gratuit pour être ensuite directement « enrôlé » dans la campagne, soit comme outil du volonteer militant sur le terrain : une application du site sur terminaux mobiles permettait ainsi de disposer de ses informations, par exemple, en faisant du porte-à-porte sur le terrain : cartes, listings de noms et d’adresses, etc.
Enfin, rien n’aurait été possible sans les énormes bases de données constituées à partir des listes électorales et enrichies par d’autres fichiers. C’est ainsi qu’a été créé Catalist, un fichier qui répertorie 220 millions d’Américains et comporte jusqu’à 500 informations par personne.
Cette sophistication des outils et cette tendance à la désintermédiation ne doivent pas induire en erreur : Barack Obama a certes réduit la part de l’investissement publicitaire à la télévision à 50 % du budget de campagne au lieu des 70 % précédents. Mais la télévision reste un média essentiel pour une communication massive et synchrone. Elle a été utilisée pour « recruter » massivement des téléspectateurs et les « transformer » en internautes tandis qu’Internet permettait alors de les « fidéliser » et de les organiser. Le couple TV et Internet avait déjà montré son efficacité en 2006 avec Ségolène Royal qui, passant à la télévision en citant www.desirs- davenir.org, recrutait ensuite de nouveaux militants puis les fidélisait et les organisait sur son site. »
– Internet favorise-t-il la démocratie participative et modifie-t-il la gouvernance ?
« Internet a montré qu’il changeait profondément la politique dans la manière de faire campagne. La présidence d’Obama devrait montrer également combien cela modifie aussi la manière de gouverner. Il a d’ailleurs déjà commencé de le faire : non seulement en continuant d’avoir recours à des vidéos postées sur ses sites obligeant les médias et en particulier la télévision à capturer leurs images depuis Internet, mais aussi en ayant recours à des mécanismes participatifs.
Ainsi, des espaces de commentaires et des forums viennent d’être ouverts sur change.gov. Encore sommaire, cela traduit la volonté de maintenir un lien fort, un dialogue avec les citoyens, via le Net. Plus intéressant encore est la démarche générale de transparence : que ce soit dans le suivi de l’application des politiques publiques pour lequel un site vient d’être lancé ou dans l’espace « yourseatatthetable » ou sont publiées l’ensemble des recommandations, notes, études, envoyées à la nouvelle administration par les lobbys, think tanks, etc. Ces publications sont d’ailleurs ouvertes aux commentaires des internautes.
Les netroots et les équipes de centaines de milliers de volonteers vont également continuer d’être mobilisés mais dans un tout autre sens que pendant la campagne : comme support et vecteur de pression forte contre ceux qui font la politique : le congrès, les groupes de pression, les administrations, etc. On retrouve là quelque chose qui rappelle le community organizing de Chicago des années 1970 et 1980. L’objectif est d’aider Obama dans ses réformes, en faisant pression sur le système politique américain via des mobilisations continues de la société. Premier objectif : soutenir la réforme du système de santé américain. Des manifestations, débats, envois de lettres, de e-mails aux sénateurs et représentants, e-mailings, e-petitions, etc. ont commencé début janvier. »
– Cette campagne numérique est-elle transposable en France ?
« La société française me paraît en phase avec la plupart des usages « numériques » qu’ont les Américains. Certes, il existe des particularités comme le rapport aux données personnelles plus scrupuleux chez nous qu’aux Etats-Unis. Ainsi, il ne me semble ni réaliste ni souhaitable de vouloir importer ces types de bases de données aussi riches dont les partis disposent sur les électeurs, dans notre pays. Pour le reste, la mobilisation sur le terrain, la revitalisation du débat démocratique, le recours à Internet comme outil de mobilisation et d’organisation, rien ne paraît hors de portée. Le problème tient essentiellement au manque de renouvellement de la classe politique dirigeante qui n’est ni praticienne d’Internet, ni en phase, avec la « culture de l’Internet » : fluidité de l’information, transparence, plus d’horizontalité dans les organisations, culture du mix, toutes ces choses qui sont naturelles pour la génération Internet à laquelle j’appartiens, mais qui parlent moins à la génération encore au pouvoir dans notre pays. »