A la suite de la saisine de l’Autorité de la concurrence par le gouvernement en janvier 2009 sur les relations d’exclusivité entre activités d’opérateurs de communication électronique et de distribution de contenus et de services, et après que la Cour d’appel de Paris eut cassé le jugement du tribunal de Paris interdisant la commercialisation exclusive d’Orange Sport pour les seuls abonnés Internet d’Orange, l’Autorité de la concurrence a finalement rendu, le 7 juillet 2009, un avis nuancé sur les doubles exclusivités et la question de l’accès au marché de gros des chaînes payantes.
Du code de la consommation au code de la concurrence
En subordonnant l’accès à Orange Sport à l’abonnement préalable à son offre triple play, Orange a soulevé un débat de fond sur le statut des exclusivités et sur leur remontée ou non dans la chaîne de valeur (voir le n° 10-11 de La revue européenne des médias, printemps – été 2009). En effet, alors que les exclusivités sur les programmes sont reconnues, à l’instar des droits du football dont Orange s’est accaparé une partie en février 2008 pour constituer sa chaîne Orange Sport, l’exclusivité sur le transport des chaînes, donc sur les réseaux, est plus problématique. Ainsi, Free et Neuf Cegetel, concurrents d’Orange sur le marché de l’accès à Internet, ont saisi, en juin 2008, le tribunal de commerce de Paris pour concurrence déloyale, considérant que la pratique d’Orange constitue une « vente subordonnée » conformément au code de la consommation, dont l’article L.122-1 stipule l’interdiction de « subordonner la prestation d’un service à celle d’un autre service ou à l’achat d’un produit ».
La question semble difficile à trancher : autorisée dans un premier temps, la vente d’Orange Sport aux seuls abonnés Internet d’Orange a été requalifiée, le 23 février 2009, après l’appel de la décision par Free et Neuf Cegetel, comme une « vente subordonnée » par le tribunal de commerce de Paris. Contraint par ce jugement d’autoriser la distribution de sa chaîne par d’autres opérateurs sauf à arrêter la commercialisation d’Orange Sport, l’opérateur historique avait opté pour la deuxième solution afin de protéger sa stratégie d’exclusivité. Mais Orange a obtenu, devant la cour d’appel de Paris, que ce jugement soit cassé. Le 14 mai 2009, la cour d’appel de Paris donnait une interprétation plus souple de l’article L.122-1 du code de la consommation en se référant à la décision du 23 avril 2009 de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) à propos d’une promotion du groupe Total en Belgique, jugement qui reconnaît la licéité des offres commerciales conjointes, la directive européenne 2005/29/CE citée dans l’arrêt de la CJCE s’opposant à toute réglementation qui « interdit toute offre conjointe faite par un vendeur à un consommateur ».
Reste que le code de la consommation ne saurait à lui seul permettre de juger le cas particulier d’Orange Sport, l’Autorité de la concurrence ayant également à se prononcer sur les doubles exclusivités (distribution et transport) à la suite de sa saisine pour avis par le gouvernement le 9 janvier 2009. L’Autorité de la concurrence devra aussi statuer sur ce cas de manière exécutoire après sa saisine, le 12 janvier 2009, par Canal+ et SFR, deux filiales du groupe Vivendi qui reprochent à Orange de financer à perte son offre de contenus, grâce aux revenus tirés de ses activités d’opérateur de télécommunication, ce qui constituerait une concurrence déloyale.
Le jugement de l’Autorité de la concurrence sur les doubles exclusivités
Rendu le 7 juillet 2009, l’avis consultatif de l’Autorité de la concurrence suite à la saisine du gouvernement est d’abord un jugement qui s’oppose à toutes les tentations monopolistiques. En effet, la saisine du gouvernement ne visait pas le cas Orange en particulier, mais les relations d’exclusivité entre les activités d’opérateurs de communication électronique d’un côté, et des activités de distribution de contenus et de services de l’autre. En conséquence, l’avis de l’Autorité de la concurrence traite aussi bien du marché de la télévision payante et de l’accès aux chaînes que de la question des doubles exclusivités. Reste que la stratégie de double exclusivité d’Orange constitue, par sa nouveauté, le cœur de l’avis de l’Autorité de la concurrence.
Dans son communiqué de presse, l’Autorité de la concurrence commence par énumérer les avantages possibles de la double exclusivité avant d’en pointer les limites. Principal avantage : la double exclusivité favorise l’apparition de nouveaux entrants sur le marché de la télévision payante, jugé trop fermé du fait de la position dominante du groupe Canal+. Principal inconvénient : l’ouverture de la concurrence en amont (distribution) risque de se traduire en aval par une fermeture du marché du transport et, par voie de conséquence, par une restriction des choix du consommateur. L’Autorité de la concurrence prône donc une alternative économique tant sur le marché de la télévision payante que sur le marché de l’accès à Internet. Cette solution doit permettre d’éviter les écueils de la double exclusivité dont le premier n’est autre que la fermeture du marché des télécommunications, les clients souhaitant un contenu exclusif dépendant pour leur accès d’un opérateur unique. En effet, si le modèle Orange se répand chez d’autres opérateurs, les clients risqueraient, selon l’Autorité, de se retrouver dans un « écosystème fermé » alliant édition, distribution, transport et accès. Par ailleurs, la stratégie d’Orange pourrait avoir pour conséquence de déstabiliser le marché du haut débit en évinçant de celui-ci les opérateurs n’ayant pas les moyens de constituer une offre exclusive de contenus et de services, ce qui, à ce jour, n’est guère le cas, dans la mesure où l’objectif d’Orange est d’abord, selon l’Autorité, la fidélisation de ses abonnés. Enfin, le coût d’accès aux programmes exclusifs et aux chaînes payantes exclusives étant très élevé, notamment par l’importance sur ce marché de Canal+ et de CanalSat, le bouquet satellitaire distribuant en exclusivité de nombreuses chaînes thématiques, un risque de duopole sur le marché français est possible avec d’un côté, s’ils adoptent la même stratégie qu’Orange, Canal+ et SFR et, de l’autre, Orange, ce qui écarterait Free, troisième acteur important du haut débit en France.
L’Autorité de la concurrence préconise donc une solution alternative pour les exclusivités sur les contenus. Dans certains cas particuliers, avec innovation technologique ou commerciale avérée, une exclusivité d’un ou deux ans maximum pourrait être tolérée pour la distribution d’un service audiovisuel, l’Autorité suivant ici la décision rendue en 2008 par le Conseil de la concurrence sur la télévision de rattrapage (service Rewind TV de France Télévisions sur Orange). Passé cette période et pour que les investissements d’un opérateur dans les contenus restent attrayants, aucune obligation de revente en gros à d’autres opérateurs ne serait imposée, mais l’exclusivité de distribution devrait être interrompue grâce à l’autodistribution, c’est-à-dire le fait, pour l’opérateur ne pouvant plus jouer la carte de la double exclusivité, de commercialiser directement sous sa marque son offre de contenus auprès des abonnés des opérateurs concurrents, et d’en contrôler ainsi le prix tout en définissant sa stratégie commerciale. L’exemple en la matière est ici la chaîne Canal+ distribuée sur toutes les plates-formes. De ce point de vue, passée la période de double exclusivité, tout consommateur, quel que soit son opérateur Internet, pourrait accéder à l’ensemble des offres de contenus disponibles en s’abonnant à une chaîne directement auprès de son éditeur. Pour l’opérateur ayant perdu sa double exclusivité, ce qui est perdu sur la fidélisation des abonnés à Internet pourrait alors être regagné par une commercialisation plus large de l’offre de contenus.
Enfin, pour favoriser l’ouverture du marché de la télévision payante, donc l’accès au plus grand nombre de contenus possible pour un consommateur, quel que soit son opérateur, l’Autorité de la concurrence demande une régulation du marché de gros (vente des éditeurs aux distributeurs afin qu’ils constituent leurs propres bouquets), complémentaire aux limites imposées à la double exclusivité. Cette solution permettrait aux fournisseurs d’accès à Internet de développer de nouvelles offres en propre et de récupérer une plus grande partie de la valeur générée par le transport des chaînes payantes sur leur réseau, plutôt que de percevoir uniquement des subventions pour la distribution d’offres éditées par d’autres. Pour l’Autorité, cette pratique inciterait les opérateurs à investir dans la fibre optique, faute de quoi, à commission inchangée pour la distribution des offres de Canal+, les fournisseurs d’accès à Internet n’ont aucun intérêt à faire migrer leur réseau de l’ADSL vers le très haut débit. L’avis de l’Autorité de la concurrence propose ainsi d’inscrire dans la durée, tout en les étendant à d’autres chaînes, les engagements pris en 2007 par CanalSat lors de la fusion avec TPS, lesquels courent jusqu’en 2012 et portent sur le « dégroupage » de six chaînes, dont Sport+ et la chaîne premium TPS Star. L’avis porte aussi sur une plus grande transparence des contrats d’exclusivité des chaînes, afin de réguler le marché en se demandant si a priori « la prime d’exclusivité, dans ses composantes, n’est pas excessive ».
Que ce soit sur le marché de l’accès à Internet ou sur celui de la télévision payante, les exclusivités stricto sensu – liées à une seule offre et sur le long terme – sont ainsi dénoncées au profit d’une plus grande ouverture des marchés. Aussi, suite à l’avis de l’Autorité, Orange, qui peut pour un temps continuer à diffuser Orange Sport en exclusivité, confirmait immédiatement sa volonté de réfléchir à l’adaptation de son modèle économique reposant sur la double exclusivité, tout en indiquant que cela pourrait avoir des conséquences sur sa participation au prochain appel d’offres sur les droits du football en 2012. Restera au gouvernement à « fixer des règles du jeu claires » pour éviter la multiplication des contentieux sur les exclusivités et leur durée, comme l’avis de l’Autorité de la concurrence y invite. Quant au contentieux entre Orange et le groupe Vivendi sur le financement à perte d’Orange Sport, il ne devrait être jugé de manière exécutoire qu’en 2010.
L’ouverture du marché de gros, une solution problématique ?
Recommandée par l’Autorité de la concurrence, une nouvelle régulation du marché de gros favorable à la constitution de nouveaux bouquets de chaînes, notamment par les fournisseurs d’accès à Internet, pourrait buter sur les choix stratégiques des différents acteurs de la chaîne de valeur. En effet, fin juin 2009, TF1 et M6 ont successivement lancé deux appels d’offres pour tester l’intérêt économique d’une vente dégroupée de leurs chaînes thématiques, sans exclusivité accordée à CanalSat. TF1 a lancé un premier appel d’offres pour la diffusion de ses chaînes thématiques Eurosport, Eurosport 2, LCI, Histoire, Ushuaïa et TVBreizh, un second appel d’offres étant lancé conjointement par TF1 et M6 portant sur SérieClub et TF6. Toutes ces chaînes bénéficient jusqu’en 2009 d’un contrat d’exclusivité avec CanalSat. En lançant ces appels d’offres, TF1 et M6 ont ainsi la garantie de respecter la concurrence tout en espérant des revenus supplémentaires. Le dépôt des offres pour les chaînes de TF1 était fixé au 9 juillet 2009 et portait sur les années 2010-2011. Un délai supplémentaire était autorisé pour l’offre conjointe de TF1 et M6. Malgré l’ouverture testée du marché, le 27 août 2009, TF1 et M6 s’engageaient de nouveau avec CanalSat pour une distribution en exclusivité de l’ensemble des chaînes. A l’issue de la réception des offres, les propositions des opérateurs de télécommunications et des fournisseurs d’accès à Internet ne comblaient pas le manque à gagner lié à la perte de l’exclusivité par CanalSat, qui n’aurait plus accepté de payer que 25 millions d’euros par an, contre 60 millions d’euros précédemment, en échange de l’exclusivité. Or, selon Le Figaro, la somme proposée par l’ensemble des fournisseurs d’accès ne dépasse pas 25 millions d’euros, soit un manque à gagner de 10 millions d’euros. A l’évidence, ce décalage s’explique par les différences entre les chaînes et leur attrait plus ou moins grand : CanalSat paie chaque année 25 millions d’euros pour diffuser Eurosport en exclusivité, près de 15 millions d’euros pour LCI, et 7 millions d’euros pour TV Breizh. Si les enchères ont pu grimper pour Eurosport, il est sûr que LCI, concurrencée sur la TNT par BFM TV et iTélé, n’a probablement pas retenu suffisamment l’intérêt des fournisseurs d’accès. Cela au profit de CanalSat et de TF1, le premier conservant ses exclusivités, la seconde reconduisant le contrat de reprise de LCI jusqu’en 2011, date à laquelle une nouvelle loi sur les exclusivités en télévision payante autorisera peut-être TF1 à autodistribuer son propre bouquet de chaînes.
Sources :
- « Orange va pouvoir reprendre la vente de sa chaîne sportive », N.S. et F.S., Les Echos, 16 mai 2009.
- « TF1 et M6 lancent un appel d’offres pour la diffusion de leurs chaînes communes », N.S., Les Echos, 23 juin 2009.
- « Carton rouge aux opposants à Orange Foot », point de vue de Philippe Stoffel-Munck, professeur de droit privé à l’Université Paris I, Les Echos, 26 juin 2009.
- « Avis sur les exclusivités d’accès aux contenus TV par les fournisseurs d’accès à Internet », communiqué de presse de l’Autorité de la concurrence, 7 juillet 2009.
- « L’Autorité de la concurrence demande « un signal fort venant du législateur » pour clarifier la question de l’exclusivité d’accès aux contenus de télévision par les fournisseurs d’accès à Internet », La Correspondance de la Presse, 8 juillet 2009.
- « Exclusivités : l’Autorité de la concurrence tacle Orange et Canal+ », Nathalie Silbert, Les Echos, 8 juillet 2009.
- « Les exclusivités d’Orange et de Canal+ pointées du doigt », Olivier Pinaud, La Tribune, 8 juillet 2009.
- « Vers une régulation de Canal+ ? », Jamal Henni, La Tribune, 8 juillet 2009.
- « Télévision payante : Canal+ et Orange face à de nouvelles règles », Cécile Ducourtieux et Guy Dutheil, Le Monde, 9 juillet 2009.
- « Avis de l’Autorité de la concurrence sur les exclusivités d’accès aux contenus télévisés par les fournisseurs d’accès à Internet », La Correspondance de la Presse, 10 juillet 2009.
- « Dépôt des offres sur les chaînes payantes de TF1 », Jamal Henni, La Tribune, 13 juillet 2009.
- « Les enchères pour les chaînes de TF1 et M6 sont au point mort », Paule Gonzalès, Le Figaro, 26 août 2009.
- « TF1 et M6 signent à nouveau avec Canal+ », Paule Gonzalès, Le Figaro, 28 août 2009.