Un cas unique d’interaction entre médias et opinion : dans le déroulement de ces événements historiques, le rôle de la télévision a été fondamental. Bien sûr, ce n’est pas la TV qui a fait tomber le Mur ou forcé la démocratisation dans les pays de l’Est. Elle n’a pas déclenché ces événements. Mais elle a été un acteur principal dans la mesure où elle les a favorisés en les amplifiant.
Le contexte médiatique
Les Allemands de l’Est avaient pour principale source d’information sur leur pays (la RDA) et le monde leurs propres médias, tous centralisés sous la tutelle du Comité central du parti-Etat, le SED (parti communiste), et à la fonction d’outils d’agitation et de propagande.
Les ondes hertziennes ne s’arrêtant pas aux frontières, ils pouvaient capter aussi avec leur « râteau » les radios et télévisions ouest-allemandes, mais en noir et blanc uniquement. En effet, lors du passage à la télévision en couleur, le bloc communiste avait opté pour le SECAM (technologie française) en opposition au PAL développé par l’Allemagne de l’Ouest. Les Allemands de l’Est n’avaient que deux chaînes de télévision et cinq radios nationales, auxquelles s’ajoutaient, en provenance de l’Ouest, la radio Deutschlandfunk et les deux chaînes généralistes publiques allemandes pour la majorité de la population. En zone limitrophe de la RFA, ils pouvaient capter parfois par spill over les nouvelles chaînes privées (lancées à partir du milieu des années 1980) et une des chaînes généralistes régionales publiques. Quant aux journaux de l’Ouest, ils ne franchissaient bien sûr pas la frontière.
Rappelons qu’à l’époque, la RDA n’était que parcimonieusement équipée de téléphones fixes qui étaient de surcroît sur écoute, et que la téléphonie mobile n’en était qu’à ses balbutiements. L’Internet n’existait pas encore. Il y avait bien sûr, en RFA, des médias de contre-propagande, aux mains des Alliés occidentaux comme les radios RIAS ou Voice of America.
Un cas d’école à approfondir…
« Nous n’avons ni provoqué ni fait la révolution. Mais quand elle s’est présentée, nous l’avons accélérée », rappelle au printemps 1990 (symposium Mainzer Tage der Fernsehkritik) Klaus Bresser, qui était directeur de l’information de la ZDF depuis 1988. Et il ajoute : « La télévision a fait ce pour quoi elle est faite. Elle a montré ce qui se passe, et l’ampleur des événements rendait souvent superflu tout commentaire… La télévision a servi de porte-parole à ceux qui jusque-là étaient sans voix ».
En informant en permanence (répétition, cumulation), elle a finalement fait en sorte que l’opinion isolée, individuelle, se transforme en opinion de masse. L’information par l’image, le reportage, ont été source de cohérence : en voyant, à la TV ouest-allemande, que les autres Allemands de l’Est, dans d’autres villes ou régions, manifestaient aussi, les manifestants d’une ville donnée ont compris qu’ils n’étaient pas seuls et que les autres manifestaient pour la même cause. C’est ainsi que l’opinion est-allemande s’est construite peu à peu et que, transportée de la sorte dans l’espace public, la « révolution pacifique » a fait tomber le Mur.
Pour les journalistes ouest-allemands, l’année 1989 n’était pas un moment de réflexion, les événements se succédaient trop vite depuis l’été, en Europe et en RDA, et il fallait informer, quitte à ne pas toujours comprendre, dans l’urgence, la portée de ce qu’on relatait. « Nous nous sommes contentés de relater […] Et sans trop réfléchir [aux conséquences], nous avons fait notre métier », explique K. Bresser. La prise de conscience est venue ensuite. Les Allemands de l’Est ont su, eux, décrypter les éléments isolés d’information et en comprendre d’instinct la portée. Ils ne pensaient pas qu’ils feraient tomber le Mur. Mais ils avaient saisi inconsciemment que se constituait une opinion est-allemande qui voulait le changement et que l’opinion internationale la soutenait.
Pour la première (et unique) fois, la population entière d’un pays s’est informée presque exclusivement par un seul média : la télévision. La charge émotionnelle propre à l’image, l’impression qu’elle donne de « toucher du doigt » le réel, ont joué un rôle-clé dans la régulation des tensions entre l’opinion publique est-allemande d’un côté, et le pouvoir, de l’autre. Elles ont amplifié la première et paralysé le second. Il faut dire aussi que la réalité à relater était par définition télégénique, c’est-à-dire conforme aux lois inhérentes au média de l’image qu’est la télévision. Situation unique : « La restitution de la réalité a supplanté la reproduction de la réalité », selon Klaus Bresser.
Exceptionnellement, le contexte aussi était particulièrement favorable pour que la « mayonnaise prenne » : jamais aucune révolution, aussi pacifique soit-elle, n’a été relatée en direct dans le pays même où elle se déroulait – et de surcroît dans la même langue. Point n’était besoin de traduction ou d’intermédiaire pour comprendre ce qui se passait ici même. Ce sont les télévisions ouest-allemandes qui ont mené l’information à l’Est – quasi en direct. Cet effet de direct, de simultanéité a créé un effet de miroir ou de renforcement lui aussi unique au monde. Considérées comme des médias particulièrement crédibles du fait de leur indépendance incontestée, les télévisions ouest-allemandes ont aussi renforcé la crédibilité des événements relatés. Et ce direct a, en retour, influé sur le cours des événements au fur et à mesure que les acteurs qui étaient simultanément spectateurs en prenaient conscience et qu’ils en devenaient eux-mêmes acteurs.
Assez rapidement, il s’est créé par ailleurs une dramaturgie propre aux événements qui se sont déroulés à partir du lundi 9 octobre 1989 à Leipzig. Ce jour-là, a lieu la première manifestation spontanée rassemblant 70 000 personnes, en l’absence de meneur d’opposition, pour réclamer la « démocratie ». La chaîne publique ouest-allemande, la Une de l’ARD, en rediffusa les images dans son deuxième journal télévisé le soir même. Les lundis suivants, certains manifestants scandaient leur slogan face aux caméras occidentales dont il n’était plus possible d’interdire la présence, leur montraient drapeaux ou banderoles. Ce phénomène est propre à toute manifestation, mais ce qui distingue ces manifestations qui se sont répétées dès lors chaque lundi, c’est leur régularité et donc la prévisibilité du « ballet » entre manifestants et journalistes, autrement dit : l’agenda setting a été démultiplié par l’effet-série.
En fin d’après-midi, dès que les journalistes avaient slogans et images « dans la boîte », ils filaient les acheminer pour qu’ils puissent être diffusés le soir même dans les journaux télévisés ; dès que les journalistes avaient disparu, les manifestants se dispersaient pour rentrer chez eux et regarder les journaux télévisés. Comme pour confirmer que ce qu’ils venaient de vivre était bien réel. Il s’est ainsi créé à large échelle une sorte « d’auto-observation » permanente, de vérification du retour-image chez les manifestants.
Ce « retour » et son effet grossissant a renforcé la mécanique de la spirale du silence. Au début, parmi les manifestants contre le régime, les transfuges étaient peu nombreux, certains scandaient le slogan : « Nous voulons rester ici », en opposition au « Nous voulons sortir » des autres. La spirale du silence les a finalement mis hors champ ; les revendications des autres manifestants, ceux qui réclamaient plus de démocratie, puis l’unification, ont été mieux articulées et mieux relayées par les médias. Mais petit à petit, sous l’effet de la publicité (au sens premier du terme, « rendre public »), ils sont devenus de plus en plus nombreux, ont pris confiance en eux, d’autres ont commencé à partager leur opinion, et c’est ainsi qu’ils ont fini, sous l’effet cumulé et interactif d’un mainstream en constitution et des télévisions, par constituer l’opinion de la RDA au bord de l’implosion.
Cette omniprésence du quasi-direct a ainsi conforté dans leur appréciation de la réalité de ce qui se déroulait dans leur pays tous les autres Allemands de l’Est. Un peu sur ce schéma : puisque je le vois à la télé, c’est que c’est vrai. En l’occurrence, cela était vrai – on pouvait le vérifier en se rendant soi-même à une des manifestations. Autrement dit : l’image renvoyée par la télévision pouvait se confirmer à tout moment par l’expérience immédiate – phénomène rarissime dans l’univers de l’information, et surtout à l’échelle de tout un pays (en tout cas de ses points névralgiques).
Ce direct permanent plaçait également le pouvoir politique sous le feu des projecteurs. Ainsi exposé, confronté à la révolution du peuple et à l’image positive qu’en renvoyait la télévision ouest- allemande (puis les télévisions du monde entier), le gouvernement de la RDA était paralysé : il ne pouvait plus recourir à la répression, l’attention médiatique ayant également renforcé Moscou dans son refus d’envoyer des chars.
Cette interaction entre la relation médiatique et le déroulement des événements, renforcée par les leaders d’opinion, principalement au sein de l’Eglise protestante et parmi les mouvements de dissidents, ou encore parmi les intellectuels et artistes, allait crescendo, elle a grossi un peu selon un mouvement de spirale pour atteindre son point culminant le soir du 9 novembre 1989.
Le 9 novembre 1989, vers 19 heures, Günter Schabowski, en sa qualité de porte-parole du Politbureau, donne une conférence de presse internationale et annonce que la RDA ouvre ses frontières. Les questions des journalistes fusent. « Est-ce que ça signifie que les citoyens de RDA vont pouvoir voyager librement à l’Ouest ? ». Se déroule alors cette scène historique, diffusée et rediffusée par toutes les télévisions. Günter Schabowski lit un communiqué selon lequel les voyages privés seraient dorénavant autorisés sans conditions particulières à toute personne en faisant la demande. Autre question : « A partir de quand cette disposition entrera-t-elle en vigueur ? » G. Schabowski regarde son papier et marmonne la réponse comme pour lui-même, ou comme s’il découvrait le texte : « Immédiatement, tout de suite ». Plus tard, on se demandera si c’était un lapsus ou encore la volonté de précipiter les choses dans une situation devenue intenable.
Les rédactions du monde entier entrent en effervescence. Mais pour y croire, les gens ont besoin de vérifier de leurs propres yeux. Et ils vont commencer à tester le passage. Les gardes frontières ne sont au courant de rien, ils n’ont pas d’ordres. Le premier poste frontière à s’ouvrir se trouve à Berlin, sur la Bornholmer Strasse. Il est 21h20. La nouvelle circule de bouche à oreille, mais rien n’est encore confirmé, tout est encore incertain.
C’est Hajo Friedrichs, le journaliste de Tagesthemen, le journal télévisé tardif de la Une publique ouest-allemande, qui forcera l’ouverture du Mur. A 22h42, il ouvre son journal par une phrase devenue célèbre, parce que l’erreur d’appréciation sur la réalité de la situation immédiate (la liaison en direct avec le poste frontière Invalidenstraße dans le même journal télévisé le montre bel et bien fermé) n’en est pas moins visionnaire : « Bonsoir, Mesdames et Messieurs. Il faut être prudent dans l’emploi des superlatifs, ils se déprécient vite. Mais ce soir, il est permis d’y recourir. Ce 9 novembre est une date historique : la RDA a annoncé que ses frontières sont immédiatement ouvertes à tout un chacun. Les portes dans le Mur sont largement ouvertes ». Si Tagesthemen l’affirme, c’est que cela est vrai ! Immédiatement, des deux côtés du Mur, ils sont maintenant des milliers à affluer vers les zones de passage, dont la Porte de Brandebourg. Les caméras suivent. Les médias aussi ont besoin de vérifier et de donner une épaisseur réelle, humaine, à cette annonce encore abstraite.
Il n’y avait alors plus de retour possible, le Mur devait tomber. Et « l’erreur journalistique » commise par Hajo Friedrichs le soir même dans le journal télévisé Tagesthemen révèle à quel point les médias eux-mêmes étaient partie prenante de ce mainstream. L’information (non confirmée) qu’il a donnée ce soir-là a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
… et un exemple éminent du rôle d’une information libre et indépendante pour la démocratie
C’est l’exemple le plus parfait des effets à long terme que peuvent avoir les médias sur l’opinion – ici, durant les décennies depuis la construction du Mur. Mais il aura fallu que beaucoup de conditions soient réunies en amont pour que le Mur finisse par tomber. La principale d’entre elles est que, bien qu’en apparence les conditions soient réunies pour que la propagande cimente le régime de la RDA (répression/terreur, censure préalable et a posteriori, « public » captif), les Allemands de l’Est n’étaient des citoyens captifs qu’au niveau des frontières physiques. Car le fait qu’ils puissent capter les émissions d’information de l’Ouest leur assurait, contre la volonté même du régime, un minimum d’information libre et pluraliste.
Quant à la raison qui a fait des télévisions ouest- allemandes des « acteurs » éminents dans la chute du Mur, c’est la confiance que portaient (et portent toujours) les Allemands de l’Ouest comme de l’Est à ce média. A l’Ouest (et également dans l’Allemagne unie), depuis sa création en 1952, la télévision est en effet le média d’information considéré comme le plus crédible, le plus digne de foi. Il doit cette considération au premier journal télévisé créé dans la RFA (Allemagne de l’Ouest) d’après-guerre : Tagesschau. Considération rapidement partagée en RDA aussi, tant était flagrant le contraste avec « l’information » télévisée des chaînes est-allemandes lancées peu après et strictement encadrées selon les règles de l’art de l’Agitprop. En RDA, les médias étaient considérés comme les instruments privilégiés d’une « direction socialiste des consciences » et donc placés sous la double tutelle, administrative et politique, du parti-Etat (« centralisme démocratique »).
La confiance que portent les Allemands à leur télévision (à leurs médias en général) repose sur la liberté et l’indépendance des médias, ancrées dans la Loi fondamentale (Constitution) depuis la constitution de la RFA en 1949. C’est là l’enseignement tiré à l’Ouest de l’instrumentalisation des médias sous le IIIe Reich : cette indépendance constitutionnelle est un puissant « verrou anti-Goebbels » et se révélera au fil du temps un tout aussi puissant « verrou anti-Agitprop ». Elle se traduit de plusieurs manières. Par leur fonction, les médias (télévision incluse) sont une composante intrinsèque de « l’ordre constitutionnel libéral et démocratique » de la République fédérale. Leur structure doit donc garantir leur indépendance vis-à-vis de l’Etat – autre principe constitutionnel. Pour la télévision publique, cela signifie que, ses activités étant ainsi placées au service de l’intérêt général, c’est-à-dire de la vie démocratique, seule la collectivité des citoyens peut donner mandat aux opérateurs publics et faire contrôler, grâce à des représentants de la société civile organisée, l’exercice de ce mandat. Plus généralement, la liberté constitutionnelle de la radiodiffusion « a pour but de protéger et de garantir » le pluralisme des opinions (Tribunal constitutionnel fédéral, 1981). Et pour tous les acteurs, qu’ils soient publics ou privés, elle se traduit donc par la liberté de la programmation, son corollaire. Dans l’exercice de son rôle dans la vie démocratique, il incombe donc à l’information une responsabilité particulière, garantie par le strict respect d’un code déontologique dont le principe premier est le « respect de la véracité des faits et de la dignité humaine ».
Si ces principes valent pour tous les médias, l’opinion les rattache plus particulièrement au seul média « national » existant outre-Rhin : la télévision. Et, du fait de l’histoire, une émission en particulier les incarne : le premier JT, le Tagesschau de la Une publique (ARD). Cette concentration des vertus démocratiques du journalisme sur cette émission et l’édition tardive Tagesthemen sur la même chaîne atteint son paroxysme dans les années précédant la chute du Mur. Bien sûr, la même réputation s’attache aux journaux télévisés de la Deux publique (ZDF) comme aux nombreux autres journaux et émissions d’information, mais elle se concentre sur le premier né d’entre eux. En effet, par son information impartiale, neutre, factuelle, présentée par un speaker au service de l’information (héritage des valeurs de la BBC), le Tagesschau a joué un rôle éminent dans la reconstruction de la démocratie de la RFA au sortir de la guerre. Pour le dire autrement : le modèle démocratique (ouest-) allemand est par essence construit sur l’information – sur la libre circulation d’une information neutre, permettant l’articulation de toutes les opinions, condition sine qua non de la libre formation de l’opinion individuelle et collective.
Dans un arrêt rendu en 1961, le Tribunal constitutionnel fédéral le formulait ainsi à propos de la diffusion audiovisuelle : celle-ci « est plus qu’un simple « medium » dans la formation de l’opinion publique ; elle en est bien plutôt un « facteur » éminent ». Pendant longtemps, cette acception ne s’appliquait qu’à la RFA (Ouest). Mais en traversant le Mur et le Rideau de fer, la télévision ouest-allemande – seul « bien » occidental que les Allemands de l’Est avaient liberté pleine et entière de « consommer », du moins à partir des années 1970 – a étendu cette fonction à l’Est. Plus encore, de ce fait même, elle a confirmé une seconde fois son rôle de « facteur » dans la formation de l’opinion publique, assurant, sans en être toujours consciente, l’articulation d’une démocratie renaissante dans le contexte même d’une dictature.