Nick Clegg, version britannique de Barack Obama ? A la veille des élections du 6 mai 2010, l’éditorialiste du Guardian s’était hasardé à comparer le chef des libéraux démocrates britanniques, devenu « incontournable », avec l’hôte de la Maison Blanche.
Il y a au moins ceci qui les rapproche : la télévision, au premier regard, a fait leur fortune, elle a assuré leur victoire, à un moment décisif de leur carrière. Après une prestation télévisée « réussie », Barack Obama obtenait un triomphe inattendu, en janvier 2008, à l’issue des primaires de l’Iowa, ce qui ouvrait à ce sénateur inexpérimenté la voie d’une victoire assurément historique. Nick Clegg doit pareillement au petit écran l’amorce de son ascension : le 15 avril 2010, il sort largement vainqueur dans un débat télévisé, en direct, où les trois principaux partis s’affrontaient pour la première fois. A chaque élection depuis celle de 1964 en Grande-Bretagne, la question de l’opportunité d’organiser pareils débats s’est posée, entraînant chaque fois le refus de l’un au moins des candidats concernés.
Aussitôt qualifiée d’excellente par les commentateurs de la presse imprimée et télévisée, sa prestation sur ITV fait décoller dans les sondages le leader des libéraux démocrates, bousculant profondément la donne des législatives, annonçant du même coup une reconfiguration du paysage politique britannique. En une seule fois, il gagne 12, voire 13 points, dans les sondages. Avec 29 % d’intentions de vote pour les législatives du 6 mai, il prend la deuxième place, après le leader conservateur, David Cameron, qui totalise 31 %, et surtout devant les 27 % du Premier ministre sortant, Gordon Brown. En le créditant de 32 % d’intentions de vote, un sondage pour The Independant on Sunday place le chef des libéraux démocrates en tête du trio. Le 6 mai, le vote « utile » l’a emporté sur le choix démocratique des électeurs, selon la logique du scrutin majoritaire à un tour : Nick Clegg se retrouve avec 23 % des suffrages exprimés, mais il fait passer son parti du statut de faire-valoir ou de force d’appoint à celui de « faiseur de loi ».
L’irruption spectaculaire du troisième homme impose ce constat, dont les militants ou les commentateurs, nombreux, se lamentent : la télévision n’a pas abandonné la partie ; elle continue même, sinon à « faire » les élections, du moins à en influencer grandement le cours, et même les résultats. Au lendemain du troisième débat entre les leaders des trois partis, le sérieux Times pouvait titrer, la veille du scrutin : « Le destin politique des leaders des partis – et l’avenir du pays – ont été profondément influencés par ces débats ». Huit millions de Britanniques ont regardé le dernier débat sur la BBC, une semaine tout juste avant le jour J, soit beaucoup plus que les 6,7 millions recueillis par le feuilleton très populaire diffusé par la chaîne concurrente, loin devant les 3,4 millions qui ont préféré la demi-finale de football entre Liverpool et Madrid.
Depuis les années 1980, on croyait que la télévision était comme « rentrée dans le rang », banalisée par l’usage et par l’usure. Les face-à-face entre Chirac et Mitterrand, en 1988, entre Chirac et Jospin, en 1995, n’avaient entraîné aucune inflexion dans la courbe des intentions de vote. Elle semblait donc bien révolue cette époque comprise entre 1960 et 1980-1981, depuis l’élection de Kennedy jusqu’à celle de François Mitterrand, où les thèmes marquants de la campagne électorale surgissaient à l’occasion du face-à-face télévisé, en résonance avec le climat d’opinion prévalant chez les indécis. Celle également des « petites phrases », qui marquaient de leur empreinte le ton et jusqu’au fond des discours gagnants : le célèbre « Vous n’avez pas le monopole du cœur », lancé à l’adresse de son adversaire par Valéry Giscard d’Estaing en 1974, que l’on rapproche volontiers de « la force tranquille » que François Mitterrand voulait incarner sur les écrans de 1981.
Sans nul doute, le souvenir du triomphe d’Obama, en novembre 2008, planera encore longtemps sur les élections dans le monde démocratique. Après l’entrée de la Toile dans la présidentielle américaine qui opposa John Kerry à George W Bush, en 2004, on a vu dans l’élection d’Obama le triomphe d’Internet, comme Franklin Roosevelt avait assuré en son temps celui de la radio, et Kennedy, en 1960, celui de la télévision. En 2000 déjà, lorsque Bush s’opposait à Al Gore, les « passionnés de politique » avaient fréquenté les sites de la Toile ou regardé les chaînes thématiques : la télévision généraliste ne représentait déjà plus ce qu’elle avait été en 1960, lorsque Kennedy, grâce à elle, devança Nixon, son adversaire. En 2004, pour la première fois, on attribue à Internet un rôle certain dans la présidentielle américaine : d’abord avec ses quelque 200 sites d’information, prolongés chacun d’un forum de discussion ; ensuite, avec les deux millions de blogs, dont quelques dizaines seulement avaient acquis, par leurs éditoriaux, une véritable influence. En France, Internet joua un rôle beaucoup plus important en 2007 qu’en 2002, avec ses sites, ses vidéos pirates, mais il ne s’est pas substitué pour autant aux autres médias d’information : parmi les internautes interrogés, la Toile arrivait en 5e position parmi les médias utilisés pour s’informer (citée par 48 %), très loin derrière la télévision (82 %), la radio (63 %), la presse écrite (61 %) et l’entourage (55 %).
En 2008, on estimait volontiers que la Toile avait contribué à l’élection d’Obama comme la télévision avait permis, en 1960, la victoire de Kennedy sur Nixon. Jamais, il est vrai, un candidat n’avait pu constituer, grâce à la Toile, un pareil réseau de donateurs, de bénévoles, de militants et de sympathisants : ce qui permit au candidat démocrate de récolter 600 millions de dollars, trois fois plus que son adversaire. Et un tiers des Américains déclarèrent avoir regardé les vidéos démocrates sur Internet, trois fois plus qu’en 2004.
Ce que l’irruption spectaculaire de Clegg dans le paysage politique britannique, le 15 avril dernier, vient très opportunément nous rappeler, ce n’est pas le retour annoncé et la victoire redoutée du face-à- face télévisé en politique, mais bien plutôt un partage plus ou moins heureux des tâches entre les différents médias d’information en compétition pour retenir l’attention des citoyens-électeurs. En Grande-Bretagne en 2010, comme en France en 2007, lorsque Nicolas Sarkozy remporta 53,3 % des suffrages exprimés face à Ségolène Royal, et comme aux Etats-Unis en 2008, aucun média, à l’évidence, ne manqua à l’appel. La campagne présidentielle française de 2007 fut marquée par une mobilisation sans précédent des médias, quels qu’ils soient, ce qui reflétait en même temps qu’elle renforçait la motivation des électeurs eux-mêmes. Le recours savamment orchestré d’Internet aux Etats-Unis, qui continue de fasciner les Britanniques et les Français, n’a guère permis à Obama de négliger la télévision, où une publicité politique de 30 minutes a été diffusée à sa gloire six jours seulement avant le scrutin sur les sept plus grandes chaînes de télévision.
Face à l’overdose médiatique, chacun retrouve ses droits : la télévision, dont on avait un peu vite annoncé la fin ; la presse imprimée, qui excelle toujours dans l’analyse et le commentaire ; la radio, qui joue sur la spontanéité et l’ubiquité ; la Toile, enfin, dont les capacités à mobiliser les militants et les sympathisants sont avérées. Et chaque média découvre qu’il ne peut exceller sur tous les terrains : une chose est de révéler, de sensibiliser ; une autre est d’informer à proprement parler, en analysant, en interprétant ; une autre enfin consiste à convaincre du bien-fondé d’un parti pris, à coups de commentaires plus ou moins argumentés. Là réside, sans nul doute, l’enseignement des législatives britanniques de mai 2010.