Le passage au numérique induit d’irréversibles bouleversements, avec des conséquences qui pourraient être fatales aux petits exploitants de salles ainsi qu’à certaines professions techniques du cinéma. En septembre 2010, la France a adopté une loi afin d’encadrer les négociations commerciales entre les frères ennemis de la distribution et de l’exploitation. La Commission européenne débloque quelques millions.
En 2010, les spectateurs des salles obscures seront a priori encore plus nombreux qu’ils ne l’ont été en 2009, la fréquentation ayant augmenté de 6 % au premier semestre en France. Avec 200 millions de spectateurs en 2009, la fréquentation cinématographique augmente de 6 % par rapport à 2008, retrouvant ainsi son niveau record de 1982. Avec un fauteuil pour 57 habitants, la France possède le troisième réseau d’exploitation au monde, après les États-Unis et l’Inde.
Si ces bons résultats sont à mettre à l’actif des exploitants qui ont considérablement modernisé leurs prestations depuis dix ans, ils cachent néanmoins des disparités importantes entre les différentes catégories de salles. Regroupant les salles totalisant plus de 450 000 entrées sur une année ainsi que les entreprises propriétaires de plus de 50 écrans (indépendamment du nombre d’entrées), la grande exploitation a enregistré une hausse du nombre de spectateurs de près de 8 % en 2009. En revanche, la fréquentation de la moyenne exploitation, entre 80 000 et 450 000 entrées annuelles, a progresse de 3,3 % et celle de la petite exploitation, avec moins de 80 000 entrées annuelles, seulement de 0,4 %. Rédacteur du Livre blanc des salles des obscures commandé par la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) à l’occasion de son congrès annuel en septembre 2010, l’économiste Olivier Babeau explique que la survie des petites et moyennes salles « semble aujourd’hui menacée » par la stagnation des recettes et l’alourdissement des charges. Si les grands circuits nationaux, à l’initiative de la création des multiplexes, tirent largement bénéfice de leurs investissements, une grande partie de la petite et de la moyenne exploitation connaît des difficultés financières croissantes, en raison de l’augmentation de leurs coûts fixes (loyers, impôts locaux) et des exigences des distributeurs. Ainsi, le taux moyen de location des films, c’est-à-dire la part des recettes guichet (hors taxes et hors rémunération de la Sacem) que l’exploitant doit verser au distributeur, est passé de 42,9 % en 1980 à 46,8 % en 2009, un des plus forts taux d’Europe. Seules l’Autriche et l’Espagne connaissent un taux de location supérieur à celui de la France, respectivement 50 % et 48 %. Ce taux fait l’objet d’une négociation commerciale hebdomadaire entre exploitants et distributeurs pour chaque film et chaque salle, prenant en compte de nombreux paramètres comme le nombre de films diffusés, la durée de vie des films, le prix moyen de la place et la progression de la fréquentation. Résultant bien souvent d’un rapport de force entre exploitants et distributeurs, le taux de location des films baisse depuis quelques années pour la grande exploitation, alors qu’il augmente de façon continue pour la petite et la moyenne et se trouve être moins élevé pour les multiplexes que pour les autres établissements.
Du côté des recettes, la fréquentation cinématographique est particulièrement « élastique » à l’évolution des prix : l’augmentation du prix du billet entraîne une baisse plus que proportionnelle du nombre de spectateurs. Si cette tendance s’est vérifiée tout au long des trente dernières années, l’arrivée du cinéma en relief démontre aujourd’hui que les spectateurs sont prêts à payer plus cher pour un spectacle différent. Pour attirer le public, et plus particulièrement les jeunes, les exploitants de salles ont adopté sur le long terme une politique de prix très offensive en lançant les cartes d’abonnement, ainsi que des opérations de marketing comme les multiples « fêtes du cinéma ». Les tarifs réduits représentent plus de 70 % de la recette guichet. Depuis 1996, le prix moyen des billets de cinéma a augmenté de 12 %, alors que l’inflation a crû de 18 % sur la même période. Due en grande partie au supplément tarifaire des projections en relief, la récente augmentation du prix des places compense à peine, en réalité, le surcoût entraîné par l’utilisation des lunettes.
Par ailleurs, les exploitants invoquent le fait qu’ils sont les plus forts contributeurs du système d’aide au cinéma car ils alimentent le compte de soutien géré par le Centre national de la cinématographie (CNC) par le biais d’une taxe de 10,72 % sur le prix du billet. Mais ils ne récupèrent, à travers les aides automatiques ou sélectives qui leur sont attribuées, qu’à peine 50 % de la somme prélevée sur les recettes guichet.
Plus de 2 milliards d’euros ont été investis pour la création et la rénovation des salles ces dix dernières années. Les exploitants ont dû faire face à une hausse de 87 % du coût de la construction par fauteuil, notamment à cause de contraintes toujours plus sévères concernant la sécurité et l’accessibilité des salles. Aujourd’hui, la numérisation de la projection des films leur demande de nouveaux efforts financiers importants, évalués à 450 millions d’euros pour l’ensemble du secteur, à raison de 80 000 euros pour un projecteur et un serveur par écran. Près de 1500 salles ont déjà effectué leur mutation numérique sur un total de 5 470 : ce sont, pour la plupart, celles des grands circuits de distribution qui ont pu négocier un système de financement de leurs équipements avec un « tiers investisseur », c’est-à-dire des sociétés financières.
Lors de leur congrès, en septembre 2010, les membres de la FNCF ont exprimé le souhait d’être exonérés des nombreuses charges qui leur incombent : taxe foncière, taxe locale d’équipement, taxe pour la non-réalisation de parking, taxe sur la publicité extérieure… Le président de la FNCF, Jean Labé, a également rappelé que la profession n’avait toujours pas reçu de compensation, pourtant promise par les pouvoirs publics, à la suite du vote de la loi Hadopi en 2009 (voir le n°12 de La revue européenne des médias, automne 2009) qui a autorisé un raccourcissement de sa fenêtre d’exclusivité de six mois à quatre mois : « Les exploitants de salles estiment être les seuls à avoir fait des efforts en acceptant la nouvelle chronologie des médias ». Particulièrement touchées par cette mesure, les petites salles réclament en échange un taux de location des films maximal de 45 %, ce qui représenterait une marge de 16 millions d’euros, dont 6 millions sur les films français, somme équivalente au devis moyen d’un film de long métrage sur les 200 produits par an.
Enfin, les exploitants demandent l’ouverture de la publicité à la télévision pour les films, au moment de leur sortie en salle. Une idée qui ne fait pas l’unanimité, les producteurs et les distributeurs craignant que ces dépenses publicitaires ne renforcent la présence des grosses productions hollywoodiennes, seules à pouvoir s’offrir des spots TV.
Afin de financer le passage au numérique, le CNC avait initialement imaginé la création d’un fonds de mutualisation, alimenté par les distributeurs, grâce aux économies réalisées sur la disparition des tirages de copies de films argentiques, de l’ordre de 800 euros par unité. La contribution versée aux exploitants, baptisée VPF (pour virtual print fee) ou frais de copies numériques, solution importée des Etats-Unis et déjà largement répandue dans le monde, aurait été la même pour tous les exploitants. Ce projet qui recueillait le soutien de la profession, a dû être abandonné car jugé anticoncurrentiel par l’Autorité de la concurrence. Afin que le processus de mutation numérique puisse se poursuivre, le CNC a alors mis en place une aide sélective pour les salles, régie par un décret du 2 septembre 2010. Cette aide s’adresse prioritairement aux établissements d’un à trois écrans qui ne sont pas, du fait de leur programmation, susceptibles de générer suffisamment de contributions des distributeurs pour couvrir au moins 75 % du coût de leurs investissements, ce qui représente environ 1000 salles. Le 16 septembre 2010, une loi a été adoptée instaurant le versement d’une contribution « obligatoire » et « temporaire » des distributeurs. L’acquittement des VPF est limité aux deux premières semaines d’exploitation d’un film inédit, mais réajusté en cas d’augmentation du nombre de copies passé ce délai, couvrant la période de remboursement de l’équipement numérique initial, au plus tard jusqu’au 31 décembre 2021. Les salles dites en continuation, celles qui reprennent une copie existante, ne sont pas concernées et bénéficient d’une aide publique. Les distributeurs de hors films (voir le n°14-15 de La revue européenne des médias, printemps-été 2010) et les régies publicitaires doivent également s’acquitter de VPF, ce qui fait craindre à certains une accentuation de la baisse de la publicité au cinéma.
Si la loi pose les grands principes, afin d’assurer notamment une négociation « dans des conditions équitables, transparentes et objectives », elle laisse les professionnels s’arranger entre eux, le montant du VPF étant le résultat d’un accord de gré à gré entre les distributeurs et les exploitants. Le texte prévoit néanmoins la mise en place d’un comité de concertation interprofessionnel chargé d’élaborer les bonnes pratiques, dont les membres seront nommés par la présidente du CNC, et celle d’un comité de suivi parlementaire (deux sénateurs et deux députés) chargé de dresser un premier bilan au bout d’un an d’exercice de la loi. De plus, le médiateur du cinéma voit ses attributions étendues. Ces précautions ne suffisent pourtant pas à rassurer les exploitants des moyennes et petites salles, qui font état de relations de plus en plus tendues avec les distributeurs, quant au respect d’un des principes fondamentaux de la loi : l’étanchéité entre la négociation de la contribution numérique et la programmation, tout lien entre le montant de la contribution et la programmation de la salle étant interdit.
Si des aides régionales assurent un complément de financement, environ 20 % des investissements prévus restent à la charge des exploitants. Il est impossible de présager du maintien du niveau élevé de la fréquentation. Si celle-ci chute à nouveau, bon nombre de salles risquent de ne plus dégager de marges suffisantes pour rembourser leurs emprunts. En accompagnement de la loi, le ministre de la Culture a promis une enveloppe de 125 millions d’euros afin d’aider, sous la forme de subventions et d’avances remboursables, les salles les plus fragiles, c’est-à-dire 300 salles peu actives et les 130 salles itinérantes.
Sous l’égide du comité de concertation professionnelle prévu par la loi, les exploitants d’un côté, et les distributeurs de l’autre, s’organisent afin de négocier collectivement les conditions de la collecte des contributions numériques des uns et de leur reversement aux autres.
L’arrivée du cinéma tout numérique bouleverse également l’organisation des métiers de l’ombre de la filière cinématographique. Pendant l’été 2010, en France, des projectionnistes du circuit UGC se sont mis en grève et des projections ont été annulées. Ils manifestaient contre la suppression de 95 postes sur 215 à partir de septembre 2010, entraînée par la numérisation des systèmes de projection, selon un plan social qui ne leur offre pas de possibilité de reconversion. Avec le numérique, le projectionniste n’est plus l’homme orchestre de la salle. Plus de montages à la colle et aux ciseaux, plus de réglages des objectifs : l’informatique a tout automatisé et en cas de panne, une société de maintenance intervient. Le projectionniste peut donc quitter sa cabine. Les métiers techniques du cinéma, fabricants de pellicules, techniciens de l’image et du son, fournisseurs de matériels, subissent également les effets de la numérisation de la production et de l’exploitation cinématographiques. Dans le secteur des industries techniques, qui comprend environ 500 entreprises employant plus de 10 000 personnes, des suppressions de postes importantes sont à venir. La disparition des pellicules en 35 mm touche en premier les prestataires de la photochimie, provoquant une chute de leur chiffre d’affaires. Selon la Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia (FICAM) qui représente environ 70 % de l’ensemble des industries techniques, environ 1000 emplois seraient concernés dans les trois prochaines années.
En décembre 2009, la France est le premier marché du cinéma numérique en Europe, avec 904 écrans équipés, devant le Royaume-Uni, pion- nier dans ce domaine (668), l’Allemagne (592), l’Italie (428) et l’Espagne (238). Parmi les plus petits pays, l’Autriche et le Portugal sont les mieux équipés, respectivement 239 et 181 écrans numériques. La Pologne détient le parc de salles le mieux équipé en numérique d’Europe centrale avec 176 écrans. Avec près de 4 700 salles numériques et une croissance de plus de 200 % sur un an, l’Europe représente un peu moins de 30 % du parc numérique mondial (16 400 écrans). Un petit nom- bre de sociétés d’exploitation cinématographique (5 %) se partageait, en juin 2009, plus du tiers (33,6 %) du parc numérique européen. Cinq sociétés dominent le marché : CGR (France), Kinepolis (Belgique, France, Espagne), Cineworld (Royaume-Uni, Irlande), Odeon-UCI (Odeon Cinémas au Royaume-Uni, UCI en Autriche, Allemagne, Italie, Portugal et Cinesa en Espagne) et Cineplexx (Autriche, Italie).
Là encore, les bons résultats ne doivent pas occulter une partie de la réalité. Au niveau européen, un tiers des 30 000 écrans recensés pourrait disparaî- tre sans aide publique, selon l’EFAD (European Film Agency Directors), réseau des « CNC » européens. Le programme européen MEDIA attribue 755 millions d’euros au soutien à l’industrie cinématographique pour la période 2007-2013, dont 25 millions d’euros pour le cinéma numérique. La Commission européenne a annoncé, en septembre 2010, le lancement à la fin de l’année d’un nouveau programme consacré à la numérisation, avec 4 millions d’euros supplémentaires, pour les salles programmant surtout des films européens.
Invité au récent congrès de la FNCF, l’ancien exploitant indépendant de salles d’art et d’essai devenu ministre de la Culture et de la Communication, Frédéric Mitterrand, a résumé ainsi l’enjeu : « Ce n’est que quand un film est projeté en salle qu’il devient du cinéma ».
Sources :
- cnc.fr
- « Europe : les écrans numériques ont plus que triplé en 2009 sous l’impulsion de la 3D », Observatoire européen de l’audiovisuel et MEDIA Salles, communiqué de presse, obs.coe.int, 12 mai 2010.
- Mission d’audit sur les industries techniques du cinéma et de l’audio- visuel, Jean-Frédérick Lepers et Christian Ninaud, CNC, 15 juin 2010.
- « La filière technique du cinéma en grand danger », Clarisse Fabre, Le Monde, 23 juin 2010.
- « Les projectionnistes sous le feu du cinéma numérique », Benoît Renaudin, La Croix, 26 août 2010.
- « Le Livre blanc des salles obscures », Serge Siritzky, Ecran total, n° 818, 22 septembre 2010.
- « La loi enfin adoptée ! », Emma Deleva, Ecran total, n° 818, 22 septembre 2010.
- « Les cinémas réclament des compensations à la loi Hadopi », Nathalie Silbert, lesechos.fr, 22 septembre 2010.
- « La numérisation des salles de cinéma se fait coûte que coûte », Dominique Widemann, L’Humanité, 22 septembre 2010.
- « L’aide au passage au numérique des petites salles bientôt débloquée », Jamal Henni, La Tribune, 23 septembre 2010.
- « La Commission aide à la numérisation du cinéma européen », Communiqué de presse, IP/10/1168, Bruxelles, europa.eu, 24 septembre 2010.
- « Un congrès entre apaisement et questionnement », Emma Deleva, Ecran total, n° 819, 29 septembre 2010.