En juillet 2010, un professionnel de l’informatique de 39 ans, Julien Assange, devenait l’ennemi n°1 du Pentagone : l’amiral Michael Mullen, chef d’état-major des armées, reprochait à son site, WikiLeaks, fondé en 2007, d’avoir « peut-être déjà du sang sur les mains, celui d’un jeune soldat ou d’une famille afghane ». Le site venait de mettre en ligne les War Logs, près de 77 000 documents secrets de l’armée américaine en Afghanistan. Ce n’était pas un coup d’essai : WikiLeaks avait déjà publié plusieurs milliers de documents fournis par des sources anonymes. Parmi ces leaks (fuites), une vidéo intitulée Collateral Murder montrait des soldats américains tirant sur des civils irakiens et sur un journaliste de Reuters.
Quelques jours après la publication de ces War Logs, le 14 août 2010, le fondateur de ce site donna à Stockholm une conférence intitulée « La première victime de la guerre est la vérité ». Après avoir fait état de sa citoyenneté australienne, Julien Assange se présenta lui-même comme un « militant, journaliste, programmeur de logiciels et expert en cryptographie ». Il annonça, sur ce même site qui lui valut alors l’attention des ténors de l’information planétaire, la parution prochaine de 13 000 nouveaux War Logs.
L’événement n’est pas dérisoire : il a aussi valeur de symbole. Internet aurait-il cette fois définitivement changé les règles du jeu de l’information et du journalisme, voire leurs enjeux primordiaux ? Loin d’enrichir l’information parfois, Internet ne serait-il pas souvent en train, de l’asphyxier, victime de son propre succès, enivré lui-même par ses promesses, au moins autant que par ses prouesses ? Après l’avoir un temps subjuguée, mettant à sa disposition des moyens nouveaux d’investigation et d’expression, les outils nés avec Internet ne viennent-ils pas subvertir les droits et les devoirs qui fondent le professionnalisme des journalistes ? Un retour en arrière s’impose : en janvier 1998, plus d’un quart de siècle après que le Watergate apparut comme exemplaire pour les services que la presse peut rendre à la démocratie, comme un hommage que l’une et l’autre s’adressent réciproquement, c’est le site d’un amateur californien, Matt Drudge, qui révéla le scandale Lewinsky que les journaux américains refusaient jusque-là d’évoquer. Quatre jours plus tard, le Washington Post franchissait le pas : il fut le premier journal à évoquer l’affaire, mais non, cette fois-ci, celui par qui elle fut révélée aux citoyens américains. Le Monicagate fut un anti-Watergate puisque Clinton fut sauvé par le Congrès, à l’inverse de Nixon. La presse venait de perdre une bataille, la première : non pas l’annonce d’une descente aux enfers, mais la fin d’un monopole sur l’information encore inentamé par la radio et la télévision, brèche ouverte dans un magistère incontesté depuis un siècle et demi.
Pour Internet et ses sites, le Monicagate fut sa première victoire, décisive : il venait d’accéder au rang des moyens d’information, au même titre que les journaux, qu’ils soient imprimés ou diffusés. En ouvrant eux-mêmes des sites sur la Toile, les journaux, les radios et les télévisions sont nombreux à rivaliser avec les sites d’information nés avec Internet, et ils leur donnent, en même temps, qu’ils le veuillent ou non, une légitimité et une crédibilité inattendues. Désormais, les sites sur Internet, depuis le Drudge Report jusqu’à Twitter, peuvent légitimement revendiquer le statut de média d’information. S’ils ne prétendent guère évincer les médias traditionnels d’information, ils entendent les compléter, les prolonger, s’ajouter à eux, leur ouvrir, le cas échéant, des perspectives nouvelles, au même titre que des sites d’information natifs du Web comme Rue89, Slate, ou Mediapart, qui cherchent à gagner la confiance de leurs lecteurs. L’élection d’Obama en novembre 2008 et les manifestations en Iran au printemps 2009 ont donné aux réseaux sociaux leurs lettres de noblesse. Ils sont devenus, après ces événements, des moyens d’information à part entière, banalisés déjà, au moins aux yeux de la génération numérique née après 1985 et plus encore parmi les plus jeunes, qui ont aujourd’hui moins de 15 ans.
C’est l’aspect le plus visible des bouleversements engendrés par le numérique et le réseau des réseaux : une recomposition à marche forcée du paysage des médias d’information, avec des bonheurs et des embardées peu contestables de la part des nouveaux venus, avec des suspicions ou des inquiétudes souvent justifiées chez leurs devanciers.
Avec Internet, le meilleur, pour l’information, c’est la floraison de sources nouvelles pour tous, et pas seulement pour les journalistes : pour l’opposition en Iran, bien sûr, comme pour la révélation de faits que des médias trop prudents ou pusillanimes s’interdisent de publier. Comme le disait Louis Brandeis, ancien membre de la Cour suprême des Etats-Unis, « la lumière du soleil est le meilleur des désinfectants ». Le meilleur, c’est la rapidité avec laquelle certains témoignages peuvent être apportés par des amateurs, depuis l’atterrissage d’un avion civil sur le fleuve Hudson jusqu’aux attentats de Bombay. Le meilleur, en l’occurrence, c’est enfin la spontanéité avec laquelle on y exprime ses sentiments, ses opinions : à mi-chemin entre les SMS et les mails (courriels). Twitter n’est-il pas devenu un indicateur des sujets de préoccupation du jour, partout dans le monde ? Avec ses chats, ses réseaux sociaux, ses agrégateurs et ses SMS, Internet favorise la transparence : la Glasnost, en Union soviétique, a précédé de peu, en 1987, la perestroïka, deux ans seulement avant la chute du mur de Berlin, en 1989.
Comme la plupart des institutions, publiques ou privées, les célébrités comme les hommes politiques, en ont tiré la leçon : ils soignent leur réputation grâce à un profil Facebook, un compte Twitter, l’affiliation à un réseau professionnel LinkedIn ou le français Viadeo et surveillent leurs fiches sur Wikipédia ou Google. Ils y trouvent l’occasion de « communiquer » directement, court-circuitant ainsi les médias traditionnels, leurs circuits parfaitement balisés, lorsqu’il ne s’agit pas tout simplement de prendre la parole dans un débat auquel ils ne sont pas conviés.
La cause est entendue : Internet est un nouveau moyen d’expression et d’information, tout à la fois complémentaire et supplémentaire. Il pallie les carences et les défaillances de ceux auxquels il vient s’ajouter. Le revers de la médaille, sinon le pire, pour l’information, c’est la manipulation ou la désinformation dont ses outils, sous couvert d’information, peuvent être les vecteurs. Au-delà des mésaventures dont sont victimes les internautes qui se présentent sur leur profil Facebook auprès de leurs employeurs potentiels, il y a plus grave, parce que plus difficile à éviter ; c’est la difficulté à préserver ce que les journalistes appellent le off ou, plus simplement, le huis clos. La liste, déjà, est très longue, de ces propos qui sont empruntés aux réseaux sociaux par les médias traditionnels, propos qui auraient dû rester à l’intérieur du périmètre d’un groupe restreint. Alain Duhamel, à Science Po, Ségolène Royal parmi les siens, François Fillion dans les couloirs d’Europe 1, Luc Besson après un entretien sur RTL … « Le off, si utile, est bafoué », disent les uns. Et les autres d’ajouter : « On ne peut même plus plaisanter ». Que penser de ceux qui livrent à Twitter les extraits d’une audition à huis clos de M. Domenec ? Ou qui annoncent par la même voie, afin d’appeler l’attention des médias traditionnels, un prochain remaniement du gouvernement ? En janvier 2010, des élus démocrates américains sont censés discuter à huis clos de la réforme de la santé : leurs propos se retrouvent sur Twitter. Obama est pris à son propre piège : n’avait-il pas promis que tous les débats, sans exception, seraient publics ? Le off et le huis clos sont-ils contraires à la démocratie ? L’exigence de transparence n’a-t-elle pas, elle aussi, ses limites ? En ligne de mire, la vie privée des personnes est évidemment menacée. Quand on sait qu’un buzz peut partir d’un blog et se retrouver dans un journal réputé sérieux après avoir transité par un tweet et un agrégateur de contenus, qui ne serait pas inquiet à l’idée d’être filmé, à son insu, à l’entrée, par exemple, d’une réunion d’alcooliques anonymes ?
Les réseaux sociaux se veulent parfois, et même souvent, indistinctement et inséparablement, moyens d’information et lieux de communication ou d’échanges. Pour cette raison, ils sont, infiniment plus que les autres médias, un lieu d’où partent les rumeurs les plus dévastatrices. Les rumeurs sur le couple présidentiel français et le rôle du groupe Nestlé dans la déforestation, sont les exemples les plus récents de ces techniques de désinformation par Internet telles que l’astroturfing, qui s’appuie sur des internautes complices pour lancer des rumeurs malveillantes, ou le spamdexing, procédé de référencement abusif visant à augmenter le nombre de liens vers un site déterminé. La propagation virale de rumeurs dans les réseaux sociaux est d’autant plus efficace, en l’occurrence, que l’on se fie plus volontiers à ses proches, à ceux que l’on croit proches, amis ou « suiveurs », qu’aux médias traditionnels qui voient leur crédibilité baisser d’année en année. C’est ce qu’ont démontré récemment Josiane Jouët, qui dirige le centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism) et Thierry Vedel, du Centre de recherches politiques de Science Po (Ceripof), dans le cadre d’une enquête auprès de 1 800 Français de plus de 15 ans. Le danger est d’autant plus grand que les 15-25 ans sont les plus nombreux parmi les 80 % des 35 millions d’internautes français à être connectés à au moins un réseau social. Les mêmes réseaux qui permettent aux organisations ou aux personnalités de faire barrage à ces manipulations anonymes, à ce net-bashing, sont également un lieu de prédilection pour les extrémistes et des « hacktivistes » qui s’emploient à infiltrer les blogs. Internet est capable, comme toute autre technique, du meilleur comme du pire : à la fois moyen d’information et de désinformation. En multipliant les espaces de conversations, en les élargissant jusqu’aux confins du village planétaire, le Web 2.0 est une caisse de résonnance pour les rumeurs les plus folles et les plus féroces. Ainsi Internet est-il semblable aux autres médias d’information : engagé dans un combat sans fin contre les idées reçues, les préjugés, les fausses nouvelles, les rumeurs souvent malveillantes et toujours calculées…. Comme la presse, la radio ou la télévision, les sites d’information et les réseaux affinitaires, parmi ceux qui se veulent, comme Twitter, moyen d’information autant que club ou tribu, doivent se soumettre aux lois consacrées du journalisme. Ces outils d’information nés avec le numérique et Internet sont en effet semblables à leurs illustres prédécesseurs : comme eux, ils sont singuliers, avec des atouts et des handicaps qui leur sont propres. Le plus urgent est de les mieux identifier.