L’histoire mouvementée de la radio numérique en Allemagne
La comparaison est certes quelque peu déloyale, mais néanmoins explicite : il y a 125 ans est née la première automobile ; vingt ans plus tard, Henry Ford inventa la production à la chaîne, et l’automobile était alors prête à conquérir et à transformer le monde. La radio numérique ? En Allemagne, il y a vingt ans, elle a commencé à s’ancrer dans les esprits et les actes des politiques et des spécialistes sous le sigle DAB (Digital Audio Broadcasting). Mais leurs efforts ont tous échoué. Après de nombreux revers, le DAB+ devrait enfin connaître le succès après un nouveau départ le 1er août 2011. Outre-Rhin, la politique audiovisuelle n’est pas chose aisée. La souveraineté en matière d’audiovisuel revient aux Länder, alors que c’est le Bund (Etat fédéral) qui gère les fréquences et qui est compétent pour les télécommunications. Chaque Land peut ainsi organiser son système audiovisuel comme il l’entend. Mais pour toute question d’importance nationale, les 16 Länder doivent tomber d’accord et conclure un contrat d’Etat. Il suffit qu’un seul Parlement régional refuse la ratification pour que le traité échoue. Cette procédure fixée par la Constitution, et donc incontournable, mène souvent à des compromis fondés sur le plus petit dénominateur commun, voire à des transactions compensatoires. Par ailleurs, à l’ère de la convergence numérique, les frontières s’effacent entre audiovisuel et télécommunications. Les Länder redoutent dès lors toute atteinte à leur souveraineté audiovisuelle. Par conséquent, ils veillent minutieusement à définir l’audiovisuel afin de conserver leur pleine et entière compétence.
Objectifs en matière de politique des médias
L’avènement de l’ère du DAB en Allemagne est un exemple parlant de la complexité de ce processus politique. Lorsque, le 25 mars 1993, les chefs de gouvernement des Länder ont donné le feu vert à la préparation de l’introduction du DAB, ils ont formellement souligné que les services de fourniture de données associés aux programmes devaient rester sous la responsabilité des Länder, car il s’agissait là d’informations présentant les caractéristiques de l’audiovisuel. Il s’est ainsi formé une nouvelle hiérarchie. Le service primaire (la radio) et le service secondaire (données associées aux programmes) relèvent de la compétence des Länder, le service tertiaire (services de transfert de données pour la communication point à point, individuelle) de celle de l’Etat fédéral. Des domaines concrètement connexes sont ainsi soumis au pouvoir réglementaire de plusieurs législateurs. La décision des Länder ne concernait pas encore l’introduction définitive de la technologie DAB. Elle ouvrait toutefois la voie à des projets pilotes pour déterminer si la radio numérique était en mesure de reproduire la structure de la bande FM avec des programmes nationaux, régionaux et locaux, pour tester si les espaces de communication jusque-là interrégionaux pouvaient être maintenus et voir s’il y avait assez de place pour de nouveaux programmes radiophoniques. La décision visait également la portée industrielle de l’introduction du DAB pour les fabricants allemands de récepteurs.
Une phase riche de projets pilotes
De 1994 à 1998, presque tous les Länder ont mené des projets pilotes de DAB, initiés pour l’essentiel par les autorités de régulation de l’audiovisuel des Länder (les Landesmedienanstalten), en coopération avec l’opérateur de réseau Deutsche Telekom, alors tout juste privatisé. Il était prévu que la RNT allemande serait lancée à grande échelle à l’issue du salon international d’électronique grand public IFA de Berlin.
Les objectifs de ces projets pilotes ne différaient guère : tester la fonctionnalité des émetteurs et des récepteurs, déterminer les perspectives du DAB sur le marché et en mesurer l’acceptation. Une nouvelle forme d’organisation devait aussi être trouvée pour une activité éditoriale commune à l’audiovisuel public et privé. Ce dernier aspect avait une importance particulière pour la politique des médias. En effet, la gestion de la bande FM est partagée en Allemagne : tandis que l’audiovisuel public ouest-allemand gère lui-même ses émetteurs, les opérateurs publics est-allemands et les opérateurs privés doivent recourir à des opérateurs externes de réseaux d’émetteurs. Or, à l’ère numérique, cette séparation historique se révèle obsolète étant donné que ce ne sont plus des fréquences qui sont attribuées, mais des taux de transferts de données qui se rejoignent dans un multiplexeur (MUX) pour former un flux commun de données. L’opérateur de multiplexeur, chargé du bit-management, remplace donc l’opérateur de réseau d’émetteurs. Cette problématique a été résolue avec la création de sociétés de gestion technique ou de communautés de travail afférentes, ouvertes à toutes les parties prenantes.
Dans la plupart des Länder, la couverture à large échelle se faisait via le canal TV 12 de la bande III, la couverture locale via la bande L. Les projets pilotes étaient financés par Deutsche Telekom, qui développait et gérait le réseau d’émetteurs, et les Landesmedienanstalten, qui ont mis à disposition jusqu’à 30 millions de DM (15 millions d’euros). Certains gouvernements des Länder et quelques stations de radio privées y ont également contribué. Les résultats des projets pilotes furent cependant minces, ce qui était prévisible : les études de marché et d’acceptation se sont révélées peu pertinentes, car le nombre d’utilisateurs de la technologie DAB susceptibles d’être interrogés était très limité. En Bavière, par exemple, seulement 2 135 récepteurs DAB avaient été installés, au lieu des 5 000 prévus. Près de la moitié des participants au test n’avait pas manifesté d’intérêt particulier quant à l’acquisition future d’une radio DAB. Aucune évolution n’avait été prévue pour les récepteurs, surtout en matière de consommation énergétique ou pour la réception dans les immeubles.
Le DAB sur la voie de l’échec
Le coup d’envoi officiel de l’introduction de la radio numérique sur le marché, lancé lors du salon IFA de 1997, était prématuré. L’autorité de régulation des postes et des télécommunications, qui succéda au ministère fédéral Bundespost dans le cadre de la désétatisation des services des P & T, n’avait pas encore commencé à répartir les fréquences ni accordé de licence à aucun opérateur de réseau d’émetteurs. Ce ne fut le cas qu’au cours de l’année 1999, et dans quelques Länder seulement en 2000. Malgré tout, bien qu’il n’y ait eu que très peu d’appareils DAB, voire aucun pour la réception portable ou à un prix vraiment abordable, perdurait l’illusion de pouvoir remplacer dès 2010 la radio FM par la radio numérique.
La radio numérique traversa alors une crise. Après l’expiration du soutien financier par les Landesmedienanstalten, de nombreuses stations cessèrent leurs programmes. Rien qu’à Berlin, quatre opérateurs rendirent les licences qu’ils avaient obtenues pour sept programmes. En sa qualité de président de la Landesmedienanstalt de Thuringe, l’auteur du présent article expliqua dans un entretien accordé au quotidien Süddeutsche Zeitung que la radio numérique se trouvait depuis longtemps en soins intensifs et était maintenue sous perfusion à l’aide de subventions. Il était alors temps d’arrêter les frais. Son confrère berlinois embraya en précisant que le DAB était une technologie de transition qui avait échoué sur le marché, dépassée par les systèmes de diffusion vidéo numérique mobile (DVB-H) et de diffusion multimédia numérique (DMB).
Les Cours des comptes des Länder étaient scandaisées par les dépenses liées aux projets pilotes du DAB ; les opérateurs publics de l’audiovisuel y avaient consacré 180 millions d’euros entre 1997 et 2008. La Cour des comptes de Bavière exigea dès lors de cesser au plus tôt l’aide apportée à cette technologie. De 2009 à 2012, la Commission d’évaluation des besoins financiers de l’audiovisuel public (la KEF), commission indépendante qui décide de l’utilisation des redevances audiovisuelles, n’a accordé qu’un montant de 64,5 millions d’euros, contre les 188 millions d’euros réclamés. Etant donné que le système DAB tel qu’il existe jusqu’à présent ne se justifie plus, ces moyens financiers devraient être employés à soutenir un projet de DAB plus avancé. Les responsables de la politique des médias, les Landesmedienanstalten, les chaînes de radio et les opérateurs de réseaux d’émetteurs ont désormais tous pris conscience du fait que le DAB n’avait plus aucun avenir en tant que « radio du futur ». Les chaînes de radio privées, du reste, ne s’y engageaient guère ou seulement nolens volens, aussi longtemps qu’elles recevaient des subventions publiques. En 2008, il ne restait plus que deux programmes privés de DAB émis en dehors de la Bavière.
Un nouveau départ avec DAB+
Il semblerait bien qu’aujourd’hui la radio numérique soit promise à un meilleur avenir avec la technologie plus prometteuse du DAB+. Les conditions techniques et légales ont été créées en ce sens à partir de la mi-2008. Le concept visé donnait le jour à une nouvelle dimension radiophonique. Les Landesmedienanstalten proposèrent aux Länder de solliciter auprès de l’autorité de régulation des réseaux, qui se nomme désormais la Bundesnetzagentur, l’attribution d’un multiplex couvrant l’ensemble du territoire allemand et ouvert aux opérateurs publics comme privés. Le multiplex fut alloué, et Media Broadcast, successeur de T-Systems (Deutsche Telekom) et filiale du groupe TéléDiffusion de France (TDF), reçut la licence d’opérateur de réseau d’émetteurs.
Ainsi, au 1er août de cette année, alors que, à l’exception de Deutschlandradio, il n’existe aucune radio nationale Outre-Rhin, pour la première fois ont été émis des programmes de radio privée diffusés sur l’ensemble du territoire. La RNT a ainsi provoqué un véritable retournement de l’approche du fédéralisme radiophonique allemand. Il existe désormais 27 émetteurs DAB qui coûtent 400 000 d’euros par an et par programme. Après la fin de la phase d’installation du réseau, prévue pour 2015, le nombre de stations devrait se monter à 100, les coûts d’utilisation augmentant en conséquence. Avec neuf programmes, les opérateurs de radios privées utilisent les deux tiers de la capacité du multiplex. Deutschlandradio émet ses trois programmes sur le tiers restant. Le bouquet ne comprend que peu de programmes nouveaux, uniquement disponibles via le DAB+. A compter du 1er décembre 2011, les multiplex régionaux, offrant des programmes publics et privés, seront peu à peu mis en service dans l’ensemble des Länder. Alors la radio numérique pourra se vanter d’avoir une offre de plus de 100 programmes.
Toutefois, la victoire de la radio numérique via le redémarrage de DAB+ est loin d’être acquise. Cela se manifeste par exemple dans le fait que l’opérateur de réseaux d’émetteurs Media Broadcast a accordé aux chaînes le droit de rompre leur engagement quatre ans après le début de la mise en service. Même à la fin de la phase de développement, le réseau d’émetteurs ne couvrira pas l’ensemble du territoire, contrairement à la bande FM. En outre, pour avoir accès aux nouveaux programmes numériques, l’auditeur disposera certes de la réception terrestre, mais aussi et encore plus d’Internet et, par conséquent, de la réception sur portable et surtout smartphone. Bien que les radios privées soient partiellement nouvelles et que, pour la première fois, elles puissent être captées sur l’ensemble du territoire, le bouquet « national » de programmes ne stimulera pas le marché, car aucune marque forte n’y est représentée. S’ajoute à cela que l’offre de services de données qui compléteront le programme en cours avec des informations supplémentaires, des indications, des illustrations et des graphiques, sera limitée, la capacité de transfert étant insuffisante.
Un seul problème a été résolu : l’offre de récepteurs DAB. Peu abondante jusqu’à présent, elle s’est muée en une pléthore d’appareils proposant des performances, un design et des prix divers. On estime que d’ici à 2015, 15 millions de radios DAB seront vendues. Cela semble beaucoup, mais n’en relève pas moins de l’euphorie. Il s’agit en effet de renouveler en Allemagne quelque 300 à 350 millions de récepteurs FM. Vingt années ne seront pas suffisantes pour remplacer en totalité la diffusion FM. Il semble plus probable, selon l’approche rencontrant une adhésion croissante, que la technologie de diffusion numérique s’imposera plutôt en complément d’un système de radio FM mature.
(Traduction : Solène Hazouard)