(Ludification)
La chose existait avant le mot : reposant sur la gratification, la gamification est un outil connu depuis longtemps des spécialistes du marketing, alors même qu’ils ne l’avaient pas encore nommé. Les Miles distribués par les compagnies aériennes ou encore les cartes de fidélité des chaînes de magasins sont parmi les exemples les plus courants des pratiques de fidélisation de la clientèle. Terme issu du mot game en anglais, la gamification repose sur les mécanismes du jeu, mais déborde largement de la seule sphère ludique pour s’appliquer, entre autres, au monde de l’entreprise, de la formation, de l’enseignement, de la santé et de la publicité bien sûr. L’engouement marqué récemment pour la gamification provient essentiellement des succès fulgurants de l’industrie du jeu vidéo, dont le chiffre d’affaires est bien supérieur à celui du cinéma ou de la musique et dont le public s’étend bien au-delà de celui des enfants avec un âge moyen des joueurs de 35 ans, en constante augmentation. En France, presque les deux tiers (63 %) de la population de 10 ans et plus, dont 52 % de femmes, jouent à des jeux vidéo : 5,7 millions de joueurs payant sur Internet et 12,8 millions sur téléphone mobile. C’est l’usage le plus répandu sur smartphones et tablettes.
Accumuler des points, réaliser des scores, dépasser des niveaux en ayant la satisfaction de progresser vers le but à atteindre sont autant de pratiques vidéo ludiques, basées à la fois sur la motivation et l’addiction, qui se concrétisent en règles de management, de gestion des ressources humaines ou même de politique industrielle.
Par exemple, l’application de géolocalisation Foursquare fonctionne sur les récompenses accordées, sous forme de coupons de réduction, à ceux de ses membres qui recommandent le plus fréquemment certains commerces partenaires. La santé devient un jeu avec la console Wii de Nintendo comme entraîneur sportif.
Transformées en compétition amusante, les corvées quotidiennes sont moins contraignantes. L’utilisation des jeux sérieux (serious games), dans le but de régler des conflits ou de découvrir la Bourse dans des pays dépourvus de place financière, est une méthode d’apprentissage de la vie réelle qui se répand parce qu’elle gagne en crédibilité. Ces jeux pédagogiques, notamment à usage professionnel, représentent un marché mondial de 2 milliards d’euros dont 70 % en provenance des Etats-Unis. Avec une croissance de l’ordre de 30 à 40 % par an, il pourrait atteindre les 10 milliards d’euros en 2015, selon l’Idate. En France, une centaine de PME et TPE développent des programmes basés sur la scénarisation et l’émotion, éléments qui aident à la mémorisation, pour de grandes entreprises (Renault, BNP, Orange, Suez Environnement, Michelin…) utilisant les jeux sérieux pour la formation, le recrutement ou l’évaluation des compétences de leurs salariés. La méthode « Lego Serious Play », inventée au départ à l’intention des salariés du numéro 4 mondial du jouet, a déjà été utilisée par plus de 250 entreprises (DaimlerChrysler, eBay, Ikea, Unilever, la Nasa, Vodafone, la Macif…) dans le monde, notamment en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Au sein d’une entreprise, l’organisation de séances de jeu avec des pièces de Lego conduit tous les membres d’une même équipe, y compris le directeur, à réfléchir ensemble à une nouvelle organisation de la production, à la gestion des risques, à l’amélioration des services ou encore à la création de nouveaux produits. L’attraction du jeu permet aussi de faire mieux accepter les changements.
La gamification comme application du jeu au développement de l’intelligence collective transforme la vie en société en un immense jeu de rôle. Avec le développement de l’usage des réseaux sociaux, la gamification est en train de devenir un phénomène social. Ces adeptes voient dans le succès des jeux en ligne une nouvelle occasion pour réfléchir ensemble afin de trouver des solutions aux grands problèmes mondiaux que sont, notamment, la famine ou les changements climatiques. En dépassant largement les applications pratiques auxquelles elle se limite aujourd’hui, la gamification pourrait être un élément déterminant pour qualifier la société de demain, un « état d’esprit », une nouvelle façon de communiquer, de partager et donc d’inventer collectivement. Et ce, pour le meilleur ou pour le pire, car l’objectif du jeu peut être fixé par autrui et surtout, dans la vie réelle, la possibilité de rejouer n’existe pas.