Internet et la présidentielle française

Au lendemain de l’élection d’Obama, nous avions demandé à Bruno Jeanbart, directeur des études politiques et d’opinion d’OpinionWay, ainsi qu’à Benoît Thieulin, directeur de l’agence internet La Netscouade, d’identifier le rôle d’Internet dans la campagne présidentielle américaine de 2008 (voir REM n°9, p.57). Depuis cette date, les réseaux sociaux, avec Facebook et Twitter pour chefs de file, ont été consacrés solennellement moyens d’information à part entière, à la faveur notamment de leur rôle, négligeable pour certains et décisif pour d’autres, dans les manifestations au sein du monde arabe, au lendemain de l’immolation en Tunisie de Mohammed Bouazizi, en décembre 2010 (voir REM n°18-19, p.60).

Parce qu’ils continuent d’innover sur Internet, et également en qualité d’observateurs chercheurs, Bruno Jeanbart et Benoît Thieulin ont accepté de répondre à nos questions, pas les mêmes aujourd’hui que celles d’hier, à quelques semaines seulement de l’élection présidentielle française. Ils nous livrent, chemin faisant, leur appréciation sur le rôle d’Internet, dans les campagnes française et américaine de 2012.

Bruno Jeanbart, « les médias traditionnels « fécondés » par Internet » 

Quelles leçons a-t-on tirées pour la campagne présidentielle française de 2012 des usages d’Internet en 2007 ?

Ce qui semble évident, c’est que les différents candidats considèrent Internet comme un espace de campagne à part entière en 2012. En 2007, quelques précurseurs ont cherché à utiliser le Web au même titre que les autres médias. On pense notamment à Ségolène Royal et à son site Désirs d’avenir. Mais cet outil a principalement vécu pendant la période précédant la primaire socialiste. Lors de la campagne finale, l’outil a semblé délaissé au profit des médias traditionnels et notamment de la télévision. Aujourd’hui, ce qui me frappe le plus, c’est la volonté d’intégrer et d’articuler les campagnes off line et on line. Les moyens sont plus importants, même s’ils restent limités en raison du plafonnement des dépenses de campagne, mais les équipes chargées de ces outils semblent plus proches du candidat et plus en harmonie avec celles qui travaillent sur les autres médias.

Et les leçons de la campagne présidentielle américaine de 2008 ?

Les grands partis ont tous tenté de lancer un outil d’organisation des militants, s’inspirant des choix faits par l’équipe Obama en 2008. Certains ont été un échec patent (les « créateurs du possible » de l’UMP), d’autres ne se sont pas encore imposés mais peuvent espérer le faire à l’occasion de la campagne elle-même (la « coopol » du PS). Le site toushollande est d’ailleurs en partie inspiré par cette expérience et tente de décliner le concept que l’équipe Obama avait elle-même tirée de l’expérience d’Howard Dean en 2004, Meetup.

Quels sont les outils internet les plus utilisés dans la campagne française de 2012 ?

Il est encore trop tôt pour faire le bilan de cette campagne et des innovations de la web campagne. Mais ce qui est certain, c’est que 2012 sur Internet va consacrer les évolutions que le Web a connues depuis 2007. A l’époque, les sites de campagne et les blogs étaient probablement les outils principalement utilisés par les candidats. En 2012, on voit les politiques investir des outils qui ont pris entre-temps leur essor, principalement les réseaux sociaux, au sens large : Facebook évidemment ; mais surtout, les nouvelles formes de micro-blogging comme Twitter, encore inconnu en 2007 en France et qui avait déjà connu ses balbutiements politiques en 2008 dans la campagne américaine, ou des plates- formes au développement plus récent comme Tumblr. Surtout, il sera intéressant de ne pas se concentrer uniquement sur la campagne présidentielle, mais de voir aussi comment les candidats aux législatives utiliseront localement tous ces outils, dans un contexte où le plafonnement des dépenses contraint fortement l’usage de la communication politique pour les candidats à la députation. L’une des interrogations est de savoir si l’on verra l’émergence sur le Web de véritables « publicités politiques » en faveur de certains candidats, donc de savoir si le Web deviendra un lieu de contournement de la législation limitant la communication politique.

Et les outils internet dans la campagne américaine de 2012 ?

Les équipes d’Obama à la Maison-Blanche ont mis en place des « tweetup », rencontres entre officiels et abonnés Twitter. Ils perpétueront probablement cet outil avec le candidat Obama. Dans la lignée de 2008, ils continuent de privilégier les outils qui permettent d’organiser les militants sur le terrain et semblent vouloir utiliser Foursquare, réseau permet- tant la géolocalisation de l’utilisateur, pour améliorer encore leur performance dans ce domaine. Des initiatives de démocratie participative ont également été lancées, comme « We the people », sorte de cahier de doléances numérique, qui permet aux citoyens, à partir de 25 000 signatures, d’inscrire sur l’agenda un sujet qui leur tient à cœur. Les républicains, de leur côté, ne chôment pas et ont largement rattrapé leur retard sur les outils numériques. Ils semblent notamment mettre l’accent pour aller plus loin encore dans l’utilisation des bases de données personnelles (ils disposaient d’une forte avance dans ce domaine jusqu’à ce que les démocrates se dotent d’outils aussi puissants avec Catalyst pour 2008), en les liant aux réseaux sociaux, afin de cibler un peu plus encore les messages. On voit également apparaître l’envoi de ces messages, très ciblés, par l’achat de publicités sur les téléphones mobiles de participants à un événement, grâce aux outils de géolocalisation.

Quels sont selon vous les plus utiles ?

Il me semble que ce qui est le plus puissant aujourd’hui avec Internet, c’est la viralité de l’information, sa capacité de diffusion très rapide en collant au plus près de l’événement. Sa force réside probablement moins dans un instrument particulier que dans la capacité de lier les différents outils (les différents réseaux sociaux) et dans la cohérence entre l’ensemble des outils de communication utilisés, qu’ils soient en ligne ou traditionnels.

En 2008, la fondatrice du Huffington Post affirmait : « Sans Internet, Obama n’aurait pas été élu ». Avec le recul, qu’en pensez-vous ? Pourrait-on faire aujourd’hui le même constat ?

C’est pour moi une facilité de langage. Obama a été élu avant tout parce que c’était un formidable candidat, doté d’un charisme rare en politique. Il a aussi gagné pour avoir mieux compris que les autres ce qu’était le sens du changement qu’attendaient les Américains. Là où Internet a probablement joué un rôle majeur dans sa victoire, c’est probablement lors de la primaire face à Hillary Clinton. Il lui a fallu rattraper un retard de notoriété important sur son adversaire et il est évident qu’Internet, qui est un média particulièrement efficace pour les tendances minoritaires, lui a permis de combler en partie ce handicap.

Peut-on affirmer que le printemps arabe a consacré les réseaux sociaux comme médias d’information à part entière ?

S’il y a eu un printemps arabe, c’est d’abord parce que les Tunisiens et les Egyptiens, face à de grandes difficultés économiques, n’ont plus supporté de voir s’étaler la corruption des dirigeants en place. Qu’ils aient ensuite pu coordonner en partie leurs protestations grâce aux réseaux sociaux, c’est évident, mais c’est leur présence dans la rue, et non sur Facebook, qui a fait reculer les régimes locaux. En France, nous semblons découvrir que les réseaux sociaux sont aussi utilisés comme des médias, mais rappelons qu’en anglais, on parle a leur propos de « social media », preuve que cette notion n’est pas nouvelle.

Internet et les chaînes spécialisées d’information occuperont-ils selon vous le 1er rang dans la campagne française de 2012, comme ils ont été supposés le faire dans la campagne américaine de 2008 ?

Vous avez raison de rappeler que l’un des changements majeurs de la campagne 2012 en France sera l’avènement des chaînes infos en continu. Certes, elles existaient en 2007, mais leur place était bien moindre. Le développement de la TNT en a fait des chaînes grand public, capables de fortes audiences. Toutefois, si comme Internet elles peuvent jouer un rôle, il ne faut pas non plus le surestimer. Ceux qui regardent ces chaînes sont de gros consommateurs d’information. Et je doute que beaucoup d’entre eux soient des « swing voters », ceux qui font basculer l’élection d’un côté ou de l’autre durant une campagne.

Y a-t-il une montée en puissance de la presse en ligne parmi les internautes français : interrogés par OpinionWay en octobre 2011, 65 % déclaraient s’informer « d’abord » par la télévision, contre 52 % par Internet, 38 % par la presse, 27 % par la radio et 24 % par les documents reçus à domicile ?

On constate très nettement une montée en puissance du Web comme source d’information : en cinq ans, de 2006 à 2011, il est devenu le second média d’information politique pour les internautes en France, même s’il reste loin derrière la télévision. Je crois surtout qu’il faut insister sur les pratiques très différentes qui sont en train d’émerger au sein des nouvelles générations. Ainsi, pour les 18-24 ans, Internet est aujourd’hui le premier média d’information sur les enjeux politiques, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis.

Entre les médias d’information « classiques » et les médias nés avec Internet, faut-il parler de concurrence, de complémentarité, d’hybridation ou de fécondation réciproque ?

Je parlerai avant tout de complémentarité, à laquelle j’ajouterai la fécondation qu’engendre Internet sur les médias traditionnels. Complémentarité parce que tout se passe comme si on s’informait aujourd’hui en priorité sur la vie poli- tique par la télévision (de ce point de vue, c’est toujours elle qui remplit la fonction d’agenda setting) et qu’Internet servait de lieu et d’espace sur lequel on allait chercher à en savoir plus, à creuser un sujet. Les formats télévisuels expliquent en partie ce phénomène, car ils sont courts et fermés : combien de responsables politiques ont accès au journal de 20 heures ? Cinq, dix au maximum peut-être, sauf événement majeur les concernant. Par ailleurs, sur Internet, on ne va pas seulement chercher un complément d’information, on va également débattre avec d’autres sur les sujets qui nous concernent et nous intéressent le plus.

La fécondation qu’engendre Internet sur les médias traditionnels, on la constate de plus en plus : de plus en plus de sujets sont traités par les médias traditionnels, après avoir « enflammé » la Toile. Par ailleurs, on sent que des formats d’interrogations journalistiques très en vogue sur les médias en ligne (comme le data journalisme) commencent à investir les médias classiques.

Benoît Thieulin, « 2012, la première campagne « transmédia » »

Quelles leçons a-t-on tirées pour la campagne présidentielle française de 2012 des usages d’Internet en 2007 ?

La phase participative qui avait fait le succès de Ségolène Royal avec Désirs d’avenir dans les primaires s’était trop prolongée pendant la présidentielle ; autant, pour les primaires, cela lui avait permis de se différencier de ses adversaires, de construire une relation directe avec des centaines de milliers de citoyens, de se créer une communauté en ligne sans équivalent ; autant pour la présidentielle, cela avait fini par en affaiblir la posture d’autorité et d’écoute, que les Français attendent d’un futur président. Cette démarche participative autour du programme n’a donc pas été rééditée. Par ailleurs, les usages d’Internet ont fondamentalement changé, car la population internaute a changé. En 2007, la campagne concerne surtout une élite de citoyens surinformés, actifs, de blogueurs et de prescripteurs, soit quelques dizaines de milliers de personnes qui constituent l’opinion publique d’Internet. Leurs pratiques sont très « désintermédiées »: ils vont chercher l’information à la source, se font leur propre idée : analyse, contrexpertise, benchmark.

Aujourd’hui, il y a 27 millions de Français sur Facebook, qui y conversent quotidiennement, de tout, et donc de l’actualité, et donc, en campagne, de l’actualité politique. La grande conversation numérique s’est massifiée. Le débat public aujourd’hui est distribué et a lieu essentiellement sur Internet, ses pratiques ont donc évolué. Ces millions de Français qui conversent sur les médias sociaux le font de manière plus légère, sans produire leur propre contenu ; ils débattent surtout en appui de contenus produits par d’autres. En même temps ce foisonnement, ce trop-plein d’informations sur Internet les déroutent, ils se « raccrochent » à de l’information qu’ils identifient davantage comme fiable : celle que produisent les journalistes et les think tanks.

La révolution internet a modifié notre rapport à l’information : elle est multiple, foisonnante, volatile. Cela crée de nouveaux problèmes : laquelle choisir, laquelle croire ?Dans cet environnement informationnel où nous sommes menacés « d’infobésité » et « d’infoxication », nous vivons du même coup, le retour de nouvelles médiations numériques qui vont nous aider à naviguer dans ce nouvel environnement. Les citoyens ont bien plus besoin qu’avant de se reposer sur des professionnels, des journalistes, des experts, qui vont filtrer, qualifier, vérifier l’information. C’est le grand retour des journalistes et des think tanks. Ils se retrouvent à nouveau au cœur du débat public dont le centre de gravité s’est déplacé sur Internet. Ces acteurs vivent un nouvel âge d’or, dans lequel leur rôle a néanmoins sensiblement évolué, notamment celui des journalistes, qui sont moins là pour assurer la diffusion d’une information dont ils auraient le monopole que pour décrypter, analyser, éclairer le débat public de plus en plus complexe, face à des citoyens de moins en moins crédules, qui veulent pourtant comprendre et se faire un avis par eux-mêmes.

Résultat : les débats sont éclatés sur des millions d’espaces différents, de nos walls Facebook, aux fils de commentaires sur les médias en ligne, en passant par les grands forums spécialisés. On l’oublie souvent, mais on parle d’actualité, y compris politique sur doctissimo, sur les forums de bricolage, sur les plates-formes de consommateurs, etc. Le plus souvent cependant ces conversations se nourrissent et naissent autour de contenus : articles de presse, interview d’un expert, etc.

Et quelles leçons de la campagne présidentielle américaine de 2008 ?

On en retient essentiellement l’incroyable révolution qu’Obama a accomplie : fusionner la campagne off et on line, utiliser Internet comme un moyen logistique d’organisation de tous ses supporters dans un gigantesque extranet social (mybarackobama.com), qui lui permit de pouvoir coordonner et gérer entre 1 à 4 millions de supporters sous forme de petites équipes. Celles-ci vont disposer d’outils en ligne pour travailler et s’organiser et partir à la conquête des différents terrains de campagne : le porte-à- porte, le téléphone, les réseaux sociaux numériques. Ce qui est révolutionnaire, c’est que quel que soit le terrain ciblé (téléphone, porte-à-porte, médias sociaux), l’organisation des supporters se fait sur Internet.

Quelles sont les principales innovations dans la campagne française de 2012 en ce qui concerne les usages d’Internet ?

« Content is king ». La campagne sera le théâtre d’une guérilla d’information continue, d’une « infowar » dans laquelle les partis politiques prendront leur part, mais peut-être plus encore les médias en ligne, les think tanks, les citoyens, les blogueurs. Et ces contenus prendront des formes de plus en plus différentes, adaptées et enrichies. Une révolution s’est produite entre-temps : celle du « rich media ». Les blogs à grand renfort de longs billets d’analyse purement textuels sont aujourd’hui dépassés par le recours à des formats enrichis : infographies, animations, simulateurs, vidéos, etc. Ces contenus sont éminemment plus pédagogiques et accessibles au grand public. Cela tombe bien puisque les problèmes sont complexes, on l’a vu, mais aussi parce que les citoyens ont soif de les comprendre.

Et les principales innovations dans la campagne américaine de 2012 ?

C’est un peu pareil. Et ce d’autant plus qu’Obama, à la différence de 2008, va faire une campagne de contenus. Cela contraste beaucoup avec 2008. A l’époque, Obama avait fait une campagne où il était l’incarnation du changement, campagne relayée sur le terrain par des millions de « community organisers ». Mais quel était le programme du candidat Obama ? Sa campagne était tout sauf « programmatique ». Elle tenait en deux expressions : « Change » et « Yes we can ».

En 2012, sa position a changé : il a un bilan et il va se servir de la révolution des contenus numériques pour illustrer avec force son bilan et son futur pro- gramme. Je ne serais donc pas étonné qu’il innove sur ce point. D’ailleurs, il a déjà commencé. Les infographies qu’il produit, les animations qu’il diffuse pour montrer l’efficacité de sa politique, les vidéos de ses propres conseillers qui viennent expliquer comme des professeurs les mesures qu’ils ont prises, sont autant d’avant-goûts de ce qui se prépare….

Quels sont les outils internet les plus utilisés dans la campagne française de 2012 ?

Ils sont aujourd’hui si nombreux… Le numérique est désormais partout. Remplir un meeting passe aussi par Internet. Revoir une émission de TV après sa diffusion se fait sur Internet. Mobiliser sur le terrain s’organise sur Internet, etc. La diversité des outils, des moyens et des objectifs est gigantesque. C’est aussi pour cela qu’il n’y a plus vraiment de « campagne internet » mais du numérique injecté dans la plupart des dimensions d’une campagne : la fin de la séparation de l’off et du on line. L’époque où les campagnes internet étaient gérées par de petites équipes de geeks motivés, sympathiques et autonomes, mais qui faisaient un peu leur campagne dans leur coin, bien séparée de la campagne « des grands », est aujourd’hui révolue. Internet est devenu mature.

Quelles innovations voyez-vous arriver ?

Nous vivrons probablement la première campagne « transmédia ».

Directeur des études politiques et d’opinion d’OpinionWay

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