La presse quotidienne nationale se porte mal. Sa distribution aussi. Ce qui, de toute évidence, n’est pas sans lien de cause à effet. Le débat actuel autour de la faillite de Presstalis – ex-Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), créées en 1947 par la loi Bichet (voir encadré) –, principal acteur de la distribution de la presse en France, se focalise sur la mise en œuvre d’un plan social de grande ampleur. Un point fait consensus : sa nécessaire restructuration. Sur le reste, personne n’est d’accord.
Les éditeurs de presse se refusent à mettre davantage la main à la poche, sachant qu’ils ont déjà apporté près de 120 millions d’euros à Presstalis, via une hausse du barème et une augmentation de capital. Les salariés de Presstalis, eux, multiplient les mouvements de protestation – Le Figaro, Le Journal du Dimanche, Les Echos et Le Monde n’ont tour à tour pas été distribués fin septembre 2012 – contre un plan social qu’ils jugent trop lourd, avec le départ envisagé de 1 200 personnes sur 2 500. Quant à l’Etat, qui s’est longtemps refusé à ajouter 35 millions d’euros aux 35 millions déjà promis afin de permettre le bouclage du plan de restructuration, il a finalement décidé d’accorder une rallonge de 60 millions d’euros, une partie en aides directes à la presse et une autre sous forme de prêts pour la reconversion industrielle.
Une restructuration nécessaire
Une chose est sûre, un plan social aura lieu chez Presstalis. Il faut assurément espérer qu’il se passe dans les meilleures conditions possibles pour les 2 500 salariés, avec le maximum de départs volontaires et le minimum de licenciements contraints. Il est certain qu’une réduction des effectifs est nécessaire. L’entreprise a arrêté de payer ses charges sociales depuis le mois de mars pour éviter le dépôt de bilan et rien n’indique encore qu’elle réussira à l’éviter. Et la situation de sureffectif semble reconnue par tous, à l’exception bien sûr du Syndicat du livre – syndicat unique parmi les ouvriers de la presse quotidienne nationale – qui s’oppose depuis des années à la réorganisation de Presstalis. Il faut de plus souligner que la multiplication des mouvements sociaux chez Presstalis affaiblit en premier lieu… Presstalis lui-même, car ces mouvements fragilisent encore un peu plus la presse nationale dont les ventes ne cessent de chuter, et les recettes de Presstalis sont naturellement proportionnelles aux ventes des journaux. Les journaux sont en effet un bien particulier, auxquels les lecteurs sont attachés, et qu’ils achètent souvent par habitude. Priver ces lecteurs non abonnés de leurs journaux pendant plusieurs jours, le risque est alors très grand qu’ils s’en désintéressent et ne les achètent plus, une fois les journaux revenus à la vente, comme le montrent toutes les études menées sur ce sujet, principalement aux Etats-Unis. Sans compter que les arrêts de distribution créent des pertes énormes pour les journaux touchés par ces mouvements. Le journal est en effet produit, avec tous les coûts que cela entraîne, mais il n’est pas distribué, donc il ne rapporte rien. Or le journal n’est pas un bien comme les autres : c’est un bien qui se périme en quelques heures et dont la vente ne peut être différée dans le temps. Pure perte par conséquent, l’impact économique de la diffusion électronique restant encore limité.
Repenser la distribution de la presse nationale
Au-delà de l’ampleur du choc social que représentera la restructuration nécessaire de Presstalis, accentué par le contexte actuel de multiplications de plans sociaux massifs, il est nécessaire de repenser la distribution de la presse nationale. Le réseau de distribution de la presse, né après la Seconde Guerre mondiale et structuré autour d’un principe de solidarité entre les titres pour des raisons historiques particulières, doit être modernisé sans tarder. Certes, des réformes ont déjà été conduites ces dernières années. Presstalis est passé début juillet 2011 du statut de SARL à celui de société par actions simplifiées (SAS). Alors qu’il était détenu à 51 % par des coopératives d’éditeurs et à 49 % par le groupe Lagardère, ce dernier a cédé ses parts pour un euro symbolique, laissant les éditeurs seuls aux commandes via deux coopératives, celle des magazines (75 % du capital) et celle des quotidiens (25 % du capital). Concomitamment au retrait du groupe Lagardère du capital de Presstalis, le Parlement a voté le 5 juillet 2011 (loi n° 2011-852 du 20 juillet 2011 relative à la régulation du système de distribution de la presse) une réforme de la loi Bichet régissant la distribution de la presse sur un mode coopératif depuis 1947. Cette réforme a rénové en profondeur le mode de gouvernance de Presstalis en instaurant une régulation bicéphale de la distribution de la presse, reposant sur deux organismes aux missions complémentaires : le Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP) renforcé et l’Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP). Elle a en outre remis en cause une exception française mise à mal par la crise, la distribution exclusive par messagerie de presse et le principe de solidarité entre les titres, en ouvrant la voie à une distribution directe par le réseau des dépositaires. La loi a en effet modifié l’article 2 de la loi Bichet qui prévoyait que la distribution des journaux, à partir du moment où ceux-ci se regroupaient, ne pouvait être assurée que par « des sociétés coopératives de messageries de presse », afin de permettre aux éditeurs de journaux de ne plus devoir passer par une telle messagerie de presse pour distribuer leurs titres.
La loi Bichet et le principe de péréquation
La loi Bichet, votée le 2 avril 1947, réglemente depuis l’après-guerre la distribution de la presse en France. L’article 1 de la loi Bichet assure la liberté de la distribution de la presse : « La diffusion de la presse imprimée est libre. Toute entreprise de presse est libre d’assurer elle-même la distribution de ses propres journaux et publications périodiques par les moyens qu’elle jugera les plus convenables à cet effet». L’article 2 assure que « le groupage et la distribution de plusieurs journaux et publications périodiques ne peuvent être assurés que par des sociétés coopératives de messageries de presse ». En d’autres termes, à partir du moment où des journaux décident de regrouper leur distribution, celle-ci ne peut dès lors n’être assurée que par des sociétés coopératives. Il existe en France depuis l’après-guerre deux sociétés coopératives de presse : Presstalis (ex-NMPP) et les Messageries lyonnaises de presse (MLP). A la différence de Presstalis, les MLP ne diffusent que la presse magazine et pas la presse quotidienne.
Cela crée une différence importante entre les deux coopératives, également héritée de la loi Bichet. En effet, concomitamment à l’instauration du système coopératif, la loi Bichet met en place le principe de péréquation des coûts de distribution qui permet aux journaux à faible diffusion de disposer des mêmes tarifs que ceux à large diffusion. Ce principe de péréquation – qui ne s’applique pas aux MLP puisque celles-ci ne diffusent que des magazines – explique en partie pourquoi les prix de Presstalis sont beaucoup plus élevés que ceux des MLP.
En insérant un nouvel article 18-6 dans la loi Bichet, la loi n°2011-852 du 20 juillet 2011 relative à la régulation du système de distribution de la presse a remis en cause le principe de distribution exclusive par les messageries de presse posé par la loi Bichet. Ce nouvel article 18-6 prévoit en effet que le Conseil supérieur des messageries de presse définisse, pour l’exécution de ses missions, « les conditions d’une distribution non exclusive par une messagerie de presse, dans le respect des principes de solidarité coopérative et des équilibres économiques des sociétés coopératives de messageries de presse, et les conditions d’une distribution directe par le réseau des dépositaires centraux de presse sans adhésion à une société coopérative de messageries de presse ».
Le débat de la modernisation est donc sur la table et on ne peut que s’en féliciter. On peut toutefois déplorer le fait que le rapport Rameix (Gérard Rameix, médiateur du crédit au moment où le rapport lui a été commandé, vient d’être nommé président de l’Autorité des marchés financiers) sur Presstalis ne soit toujours pas public alors même qu’il a été remis aux pouvoirs publics début juillet. Il semble que ses conclusions soient de rapprocher Presstalis de son concurrent, les Messageries lyonnaises de presse (MLP), également créées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et de réduire le nombre de dépôts de presse (qui sont les intermédiaires entre les messageries et les détaillants). Les MLP, à la différence de Presstalis, ne distribuent que des magazines, ce qui leur confère un « avantage » de taille : celui d’avoir des tarifs plus attractifs. En effet, du fait de la péréquation, les tarifs de Presstalis sont plus élevés car la distribution de la presse quotidienne nationale est plus coûteuse que celle des magazines. Au contraire, ne distribuant pas la presse quotidienne, les MLP n’appliquent pas de prix de péréquation. De nombreux magazines ont ainsi quitté Presstalis ces dernières années pour rejoindre les MLP, affaiblissant Presstalis encore un peu plus. Certains titres de presse quotidienne nationale envisageraient d’ailleurs de suivre cette voie, cela semblant d’autant plus envisageable que la possible mise en œuvre d’un système de péréquation étendu à l’ensemble des messageries de presse est à l’ordre du jour.
Faire distribuer la presse quotidienne nationale par la presse quotidienne régionale ?
Une autre piste possible de réforme de la distribution de la presse, apparemment non envisagée par le rapport Rameix, consisterait à faire distribuer la presse quotidienne nationale (PQN) par la presse quotidienne régionale (et départementale) (PQR). Cette piste, qui a été étudiée il y a quelques mois dans le cadre d’une réflexion initiée par le SPQN (Syndicat de la presse quotidienne nationale), semble écartée aujourd’hui, sans doute en grande partie parce qu’il n’est pas sûr que Presstalis puisse « survivre » s’il ne lui reste que la seule distribution des magazines (mais cela serait également le cas si la PQN était distribuée par les MLP). Or cette solution présente de nombreux avantages et on ne peut qu’être surpris que, dans le cadre de la mission qu’il a confiée au cabinet Kurt Salmon, le CSMP ait refusé de prendre en compte la possibilité de l’utilisation du réseau de distribution de la PQR pour la distribution de la PQN1.
Tout d’abord, la PQR n’est pas soumise au même système coopératif de distribution que la PQN car, comme souligné ci-dessus, la loi Bichet implique que la distribution des journaux ne peut être assurée que par des sociétés coopératives de messageries de presse mais uniquement lorsque ces derniers sont regroupés pour leur distribution. Or, la PQR servant par définition un bassin de population beau- coup plus étroit que la PQN, les journaux régionaux n’ont aucun intérêt à se regrouper pour leur distribution et chaque journal est chargé de sa propre distribution. La distribution de la PQR repose par conséquent sur un réseau de distribution très dense – beaucoup plus dense que celui de la PQN, avec près de 60 000 points de vente contre moins de la moitié pour la PQN, son réseau supplétif reposant sur un grand nombre d’acteurs locaux de proximité, comme les boulangeries et les épiceries – et non mutualisé.
Les études qui ont été réalisées à la demande du SPQN par le SPQR (Syndicat de la presse quotidienne régionale) ont montré que les titres de PQR peuvent réaliser l’ensemble des prestations attendues par la PQN, qu’il s’agisse du groupage en amont de la livraison vers les centres de distribution PQR, ou de la distribution de la PQN depuis leurs dépôts vers le réseau des diffuseurs (préparation des paquets et livraison des diffuseurs, collecte, contrôle et saisie des invendus, saisie et transmission des volumes fournis et vendus, facturation des diffuseurs et des dépositaires, collecte des recettes auprès des dépositaires/diffuseurs, transmission des recettes des éditeurs, émission de comptes rendus de livraison, régularisation des invendus et mission ducroire (responsabilité des titres confiés). La logistique des éditeurs de PQR leur permet donc de distribuer la PQN, et les études menées ont conclu que l’augmentation des volumes ne perturberait pas pour la distribution des titres de PQR (même si elle oblige les titres à réaliser des tournées plus nombreuses pour livrer les diffuseurs).
Cette réforme pourrait être mise en place à un coût qui semble raisonnable estimé à environ 110 millions d’euros par an, dans un schéma de fonctionnement non subventionné par l’Etat. Coût d’autant plus raisonnable que la distribution des quotidiens par Presstalis, par comparaison, a engendré une perte de plus de 40 millions d’euros en 2009. Rappelons que la distribution de la presse au numéro s’effectue sur trois niveaux d’intervention sur le plan logistique. Le niveau 1 est le niveau des messageries, Presstalis et MLP, qui disposent d’agences régionales de messagerie (ARM) situées le plus souvent à proximité des sites d’impression de la PQN et qui assurent le groupage. Le niveau 2 est celui des dépôts de presse et le niveau 3 celui des diffuseurs. Il est important de préciser que selon les estimations du cabinet OC&C pour le SPQR, sur le niveau 2 (distribution de la presse des dépositaires de presse vers les diffuseurs), Presstalis avance un coût de distribution supérieur à celui de la PQR. Distribuer la PQN par la PQR permettrait donc d’effectuer des économies non négligeables.
L’argument le plus souvent opposé à cette distribution de la PQN par la PQR est celui du décalage des horaires (notamment pour le portage). Ce problème est bien réel et doit être pris en compte. Mais il disparaîtrait si les journaux parisiens étaient impri- més directement, pour leur distribution en province, sur les imprimeries de la PQR. Or, alors qu’à l’exception du sud de la France, peu d’impressions se font en région – les centres d’impression parisiens approvisionnant l’ensemble du territoire –, les imprimeries sont aujourd’hui un problème majeur pour la PQN, pour ne pas dire un gouffre financier pour certains journaux. En 2011, Le Figaro a dû vendre au groupe Riccobono une imprimerie flambant neuve qu’il avait ouverte en grandes pompes seulement deux années plus tôt à Tremblay, abandonnant ainsi son activité d’imprimeur et renonçant à sa stratégie de centralisation de l’impression sur un lieu unique.
En 2011, Le Monde Imprimerie a accusé une perte de plus de 3 millions d’euros, et ses pertes seront sans doute également très lourdes en 2012. La solution qui paraît la meilleure pour combler ce gouffre financier est justement de décentraliser une partie de l’impression en province, sur les rotatives de la presse régionale. Pour un journal comme Le Monde, cela permettrait une distribution en province avant 14 heures (distribuer Le Monde le lendemain matin n’a plus aucun sens à l’heure d’Internet). D’ailleurs, Le Monde prévoit déjà de faire appel aux imprimeries régionales, puisqu’il vient ou envisage de signer des accords avec cinq imprimeries régionales. La signature d’un « contrat d’impression pluriannuel » avec le groupe La Dépêche du Midi basé à Toulouse est déjà officielle. Et d’ici à la fin de l’année 2012, des accords similaires devraient être conclus avec quatre autres imprimeries situées à Rennes, Mulhouse, Grenoble et Marseille. Cela devrait ainsi permettre au Monde d’être diffusé partout en province avant 14 heures.
Ainsi, imprimer systématiquement la PQN sur les rotatives de la PQR renforcerait encore davantage les synergies et rendrait d’autant plus séduisant le schéma de distribution de la PQN par la PQR, dans l’esprit de ce que fait Le Monde mais aussi dans celui de l’impression en province de plusieurs journaux, dont Libération et La Croix. En effet, Libération est imprimé sur les imprimeries du groupe Riccobono qui possède désormais plusieurs sites d’impression de quotidiens en province (Vendée, Bouches-du-Rhône, Meurthe-et-Moselle, Gard). Le Figaro imprime également en partie son journal sur les presses de province de Riccobono.
L’avenir en province ?
La province ne serait-elle pas comme un réservoir de croissance pour la presse parisienne, qui souffre en grande partie d’être de plus en plus « parisienne », et de moins en moins lue en province, en partie parce qu’elle n’y est pas suffisamment distribuée. Alors même que l’on assiste à un effondrement général des ventes de la presse quotidienne natio- nale – la crise économique de 2008 étant venue accentuer les difficultés d’un secteur déjà sinistré : les ventes en kiosque de la PQN (tous titres confon- dus) ont diminué de 25 % entre 2008 et 2011 – qui certes n’est spécifique ni à la PQN (la presse régionale voit sa diffusion baisser de 2 à 2,5 % par an et ses recettes publicitaires se sont effondrées depuis 2009 – plus de moins 5 % entre 2009 et 2011, et une baisse supérieure à 12 % depuis 2004 d’après les chiffres publiés par l’IREP), ni à la France.
Ceux qui s’opposent à l’impression de la PQN sur les rotatives de la presse régionale argumentent le plus souvent que, vu les faibles volumes distribués en province, il serait beaucoup trop coûteux d’y décentraliser l’impression. Mais ces faibles volumes ne doivent pas être considérés comme un état de fait. La PQN semble abandonner la province alors qu’elle serait sans doute bien inspirée d’y mener une stratégie de pénétration agressive.
Certains diront que l’époque est passée et que si la PQN doit faire son retour en province, cela sera grâce à Internet et les tablettes. Mais il ne faut pas oublier un point important : la tablette ne réglera pas le problème de la diffusion de la PQN en province si le papier n’y a pas été présent auparavant. Les lecteurs de la presse en format électronique sont des lecteurs papier qui sont passés au format électronique. Ce ne sont pas des non-lecteurs qui se sont mis à lire Le Monde, Libération, ou Le Figaro sur leur tablette alors qu’ils ne les avaient jamais vus distribués dans leur kiosque ou dans leur boulangerie. La pénétration papier est une condition nécessaire au succès de la pénétration tablette.
- Encore plus étonnant, le rapport rendu par le cabinet Kurt Salmon n’intègre nullement les synergies et mutualisations potentielles avec la PQR, alors même qu’il existe de facto des synergies déployées dans les situations où des dépôts ont à la fois un contrat de mandat avec Presstalis et un autre avec un éditeur de PQR.