Trente ans de Minitel : et après ?

Le point de vue de Gérard Théry, directeur général des télécommunications (DGT) entre 1974 et 1981. Propos recueillis par Francis Balle.

En quoi le Minitel avait-il, comme vous le disiez en juin 2012, « dix ans d’avance » ?

L’aventure du Minitel constitue une singularité dans l’évolution des télécoms et des technologies de l’information : une innovation imprévue dans le long fleuve tranquille de l’évolution des télécoms. Drôle d’idée en effet, en 1979, que de vouloir créer ex nihilo un système de consultation de base de données de textes, de surcroît interactif et populaire, utilisant un réseau téléphonique français alors en plein renouveau !

Idée féconde à n’en pas douter, puisque le Minitel a duré trente ans, et qu’il s’est révélé rentable : il a rapporté beaucoup d’argent à l’opérateur historique et a donné lieu à une multitude d’usages diversifiés. Il est exact de dire que ce nouveau petit média avait dix ans d’avance par rapport à son temps. Un terminal nouveau, simple d’usage, une énorme base de données – la plus grosse base de données civile à l’époque -, l’utilisation de multiprocesseurs nouveaux sur le marché, des innovations logicielles permettant de gérer l’interactivité et la correction automatique de mots bien avant Google.

Un fondement juridique intelligent aussi, puisque le Minitel, par la clairvoyance des éminents juristes qui ont établi le droit, n’a pas été inscrit dans le droit de l’audiovisuel, étouffoir d’innovation, mais dans celui de la correspondance, laissant à l’émetteur de contenus une très large initiative. Telle fut la raison pour laquelle une certaine presse aveugle, ainsi que les milieux de l’audiovisuel de l’époque, (à commencer par le ministère de l’information), ont tiré à boulets rouges sur ce vilain canard.

Le Minitel procédait enfin d’une « pensée industrielle » qui n’a pas survécu de 1981 à nos jours, la même qui inspira l’Airbus, le TGV, la fusée Ariane, etc.

Comment expliquer un tel succès auprès du public ?

La plupart des innovations dans ces domaines font ressortir un invariant, un postulat économique qui bouleverse les idées reçues en matière de science des marchés. L’offre génère la demande. En veut-on d’autres exemples ? Google, Amazon, etc. En effet, la brèche dans laquelle les prestataires de contenus et de services se sont engouffrés a été considérable. Lors de l’inauguration du service le 9 juillet 1981, 80 fournisseurs de services ont contribué à l’édition de 30 000 pages. Outre la création d’un annuaire électronique, on peut citer la réservation de billets de train, de places de théâtre, les petites annonces, la consultation de son compte en banque, sans oublier Ravel (recensement automatisé des vœux des élèves pour l’entrée à l’université), que Francis Balle imagina en 1990 et qui fit le bonheur des étudiants, jusqu’alors empêtrés dans des gymkhanas administratifs sans fin.

Venant plus tard, l’Internet n’a-t-il été qu’un Minitel « amélioré », comme certains l’ont prétendu ensuite ?

Le Minitel était une piste, disons même une singularité, l’enfant inattendu des bas débits sur les réseaux téléphoniques. Le processus de numérisation en 1979 ne faisait que commencer. Il devait évoluer au fur et à mesure que les débits transmis sur les réseaux augmentaient, grâce aux progrès des microprocesseurs.

Il portait en lui, par ses innovations logicielles notamment, le germe d’un système de consultation et de messagerie plus élaboré, profitant des progrès en débits des réseaux téléphoniques.

Je suis très sévère sur la myopie de nos gouvernants et des grands acteurs qui ont eu à gérer la France après 1980. L’intérêt pour les technologies et pour l’innovation n’étaient pas le fort des présidents de la République qui ont succédé à Giscard, très Quatrième République et peu gaulliens à cet égard. Il fallait garder le cap, profiter des composants nouveaux, de microprocesseurs beaucoup plus puissants apparaissant sur le marché, et surtout nouer une alliance franco-allemande, quelle que fût la difficulté à l’époque (elle demeure encore aujourd’hui), à concilier les impérialismes nationaux. Il fallait de l’inspiration et de la volonté. Après tout, le Bildschirmtext allemand, qui a été un échec, avait à un cheveu près la même norme que le Minitel français. Le grain qui avait été semé a donc été dispersé au vent. Une occasion formidable de progrès technologique a été négligée. Ayant gagné une bataille, la France, tout comme l’Europe sans doute, a perdu la guerre.

Justement. Le rôle de l’Europe, dans cette aventure ?

L’Europe n’a pas su inspirer non plus, comme ce fut le cas aux États-Unis, la naissance de projets technologiques forts, ni créer un environnement qui eût été propice à l’émergence de tels projets. La politique de Bruxelles a été dictée par un impératif de  concurrence pathologique plutôt que par le souci primordial de favoriser l’investissement. S’il est normal qu’une concurrence bien comprise serve les intérêts des consommateurs, ses excès vont à l’encontre de l’investissement, favorable lui, aux consommateurs de demain, c’est-à-dire à nos enfants. Il en est résulté un état de sous-investisse- ment, particulièrement dans le domaine des marchés technologiques émergents, où le risque est plus élevé et la rentabilité moins immédiate. Le retard en matière de numérisation des processus de tous ordres en est l’illustration. Les exemples d’Apple, de Google et d’Amazon montrent que le contexte nord-américain et l’attitude des marchés étaient beaucoup plus favorables à l’émergence de groupes puissants.

L’Internet est-il une suite logique au Minitel ? Est- il au contraire une innovation contradictoire ?

Né dix ans plus tard, l’Internet s’inspire d’une logique que je qualifierais de « perpendiculaire » à celle du Minitel. Il repose sur l’idée, qui s’est révélée très féconde, de réseaux routés, s’opposant à celle, traditionnelle depuis Graham Bell, de réseaux commutés.

Pour illustrer ce nouveau concept par une image, c’est le principe du rond-point à l’anglaise (on passe quand on peut) s’opposant à celui des feux de circulation (on passe quand le feu est vert, on ne passe pas s’il est rouge, même si personne n’utilise la voie perpendiculaire), d’où, sous certaines limites, un gain de temps et d’efficacité. À l’époque, l’Internet était un maillage un peu fou de ronds- points à l’anglaise.

Le standard IP, très simple, a pris le pas sur le standard ATM, développé en Europe, et malheureusement compliqué comme à plaisir par des ingénieurs. Et surtout, la généralisation du PC était effective, ce qui n’était pas le cas dix ans auparavant. Mais une différence de taille : le Minitel savait facturer « directement » l’information, il était conçu pour cela. Structurellement, l’Internet ne le pouvait pas et ne le peut toujours pas. Une telle différence est clivante. Dans l’évolution des espèces des systèmes de télé- communications, l’Internet n’est pas donc une mutation darwinienne du Minitel, il est une rupture.

Vous avez affirmé que Steve Jobs, l’ancien patron d’Apple, s’était largement inspiré du Minitel ?

Je sais qu’Apple a acheté un Minitel. Je pense que ce n’était pas pour en faire une garniture de cheminée.

A quels défis les terminaux mobiles soumettent-ils aujourd’hui les médias historiques ?

Le modèle de mobilité, dont le groupe suédois Ericsson a été le précurseur, favorisé par la norme GSM à laquelle les opérateurs et les industriels européens se sont ralliés, a été un trait de génie, un nouveau « paradigme ». Après le simple téléphone, les communications de textes par Internet se sont engouffrées dans ce nouvel espace, puis les images, la vidéo et la télévision. Le postulat cité plus haut est toujours valable. Une offre nouvelle a engendré une demande nouvelle. Les contenus ont augmenté en nombre et se sont diversifiés. La montée en débit vers la 4G – la quatrième génération – va amplifier le processus, nonobstant l’exiguïté de l’écran.

D’autres ruptures vont également se produire, pour les réseaux fixes cette fois. La fibre optique, vis-à-vis de laquelle l’Europe a accumulé un retard calamiteux par rapport à l’Asie, aux États-Unis, et même à la Russie aujourd’hui, va permettre enfin des débits symétriques de plusieurs centaines de mégabits par seconde, donc une interactivité totale et instantanée. Une révolution des contenus et de l’image va pouvoir se produire. On pourra naviguer dans l’image, se « visiophoner » autrement que par des artifices bricolés fournissant une qualité à peine digne des frères Lumière. De nouveaux problèmes de société et de déontologie dans l’emploi de l’image seront ainsi posés.

Ainsi va-t-on pouvoir s’évader de « la télévision de papa ». Les nouvelles chaînes qui se créent (TNT, IPTV), le font selon le modèle routinier de la photocopie et du clonage. Certaines se complaisent dans une vulgarité navrante. Une publicité dévorante les encombre. Aucune véritable interactivité : l’image est administrée comme le picotin à des chevaux passifs. Nous avalons, nous subissons, nous sommes asservis.

Entre les médias historiques d’information et les médias numériques (blogs, sms, sites d’échange, réseaux sociaux…), diriez-vous qu’il y aura, demain, complémentarité, concurrence ou fécondation réciproque ?

L’historien jugera. Pour l’instant, nous sommes encombrés et estourbis par une déferlante ; il n’est pas facile d’y voir clair.

Des chaînes nouvelles se créent sur Internet. Elles s’additionnent aux chaînes conçues pour le récepteur TV. Certaines sont conçues pour les terminaux mobiles. Aux consommateurs de dire ce qu’elles apportent de nouveau. Elles sont concurrentes des médias historiques en matière d’information (économique, notamment), celles-ci gardant leur suprématie pour le spectacle et pour l’entertainment. Les médias dits classiques ont de plus en plus recours aux informations glanées sur les réseaux sociaux. Ils sont à l’écoute permanente des buzz et des échos qui s’y colportent. De plus en plus d’émissions ont un standard, non plus téléphonique, mais chargé de collecter et de trier les sms et les courriels qu’adressent les auditeurs et les téléspectateurs. On peut parler dans ce cas de complémentarité. Mais sans vouloir mépriser la contribution selon l’âge, de Kevin ou de Charlaine, de Raymonde ou de Jean-Claude, il s’agit le plus souvent de verbiage et de « gazouillis ». J’hésite sur ce point à parler de fécondation. En bref, le grand bouleversement n’est pas encore pour maintenant.

Diriez-vous, comme nous l’avons écrit dans la REM au printemps dernier, que les « gazouillis » véhiculés par les réseaux sociaux ont trop souvent empêché les grands médias d’élever le débat au-dessus de la calomnie, de l’invective et de l’incantation ?

Le problème n’est pas né avec les réseaux dits sociaux. Avant même l’avènement des blogs, des tweets et des messages oiseux sur Facebook, le ver était déjà dans le fruit. La recherche d’audience a conduit inévitablement à l’abaissement de la qualité du message. Aucune censure (quel mot imprononçable !) n’est plus possible. Le verdict des consommateurs ou de certains groupes de pression tient seul lieu d’agent d’arbitrage. On est très loin d’une télé « bien habillée » à la Sabbagh, à la Dumayet ou à la Chancel. La notion de bon goût a disparu. En Europe et ailleurs, les médias télévisés se sont abaissés au niveau qu’ils croient être celui du peuple et de ses désirs, alors qu’ils devraient au contraire contribuer à l’intéresser en favorisant ses envies d’instruction, de promotion sociale, d’acquisition de valeurs et d’élévation culturelle. Nous sommes entrés dans une époque où tout peut être dit, écrit et montré : un exhibitionnisme obscène en vérité. Le financement par la publicité a fortement encouragé cette dérive et favorisé le racolage médiatique. L’attention que les médias portent aujourd’hui aux « gazouillis » n’a presque rien changé.

A quel avenir, selon vous, les médias historiques seront-ils confrontés ?

L’émergence de l’Internet méritera tôt ou tard un jugement de l’Histoire. Conçu comme un média libre, libertaire même, gratuit, il était infirme sur un point capital : il ne savait et ne sait toujours pas facturer par lui-même, élevant ainsi un écueil redoutable sur lequel chavirent les esquifs fragilisés des fournisseurs de contenu. Le financement par la publicité est venu compenser cette impossibilité. La plupart des grands acteurs de l’Internet sont d’immenses pompes aspirantes de messages publicitaires. Bien plus que les désirs des consommateurs, l’appétit irréfragable des annonceurs a poussé à une multiplication sans frein des chaînes de radio et de télévision. Enfant du professeur Tournesol, Internet est un monstre que celui-ci n’avait pas prévu d’engendrer. Non invitée initialement, une fée Carabosse est venue se pencher sur son berceau. L’Internet est-il bon, est-il mauvais ? La question n’a pas de réponse : l’Internet est comme la langue d’Ésope, il entremêle le meilleur et le pire. Mais il existe et il faut s’en accommoder.

Autre tromperie : ses géniteurs voulaient un réseau sans maître. Quelle erreur ! Les gouverneurs du Web sont aux États-Unis, ils cachent leur pouvoir sous un masque de démocratie participative, et le Web est plus surveillé encore que les réseaux téléphoniques d’autrefois. Un média libre ? Voire. Seuls quelques esprits naïfs peuvent le croire encore. A moyen ou long terme, le Moloch dévorera-t-il les médias historiques, du fait de l’inexorable montée en débit des réseaux, de la puissance et de la diversification accrue des terminaux et de leur enrichissement. Comme le baladeur qui coiffe les oreilles de nos enfants, le terminal devient partie intégrante de notre quotidien, il est inséparable de nous, de notre corps et de nos mouvements. La guerre est-elle déclarée ? On verra bien. Les médias historiques mourront-ils ? Je n’en suis pas convaincu : il sera toujours bon de s’asseoir sur son canapé pour regarder la télévision !

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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