Cinéma en Europe : la diversité culturelle face au marché unique

Présenté comme unique et efficace, le système français de financement du cinéma et de l’audiovisuel, adossé au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et au crédit d’impôt, est menacé de toutes parts. Il en va pourtant d’une certaine conception de la diversité culturelle.

Le cinéma européen va-t-il devenir une marchandise comme les autres, malgré l’unanimité européenne quand il s’est agi de voter en 2005 la convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ? Plusieurs actions, nationales comme européennes, le donnent à penser.

Du côté de la Commission européenne, deux fronts sont ouverts. Le premier concerne le financement du CNC (voir REM n°22-23, p.77) grâce à la taxe sur les services de télévision (TST). Imaginée en 2008, cette taxe s’applique à tous les distributeurs de télé- vision, qu’il s’agisse de la télévision par satellite ou de la télévision sous IP. Elle a littéralement fait exploser les ressources du CNC qui ont augmenté, pour les taxes affectées au financement du cinéma et de l’audiovisuel, de 50 % entre 2008 et 2011, la TST ayant été multipliée par quatre sur la période pour des recettes de 322 millions d’euros en 2011 contre 94 millions en 2008. Mais elle est menacée dans son principe par les opérateurs de télécommunications, après que Free avait décidé de facturer séparément  1,99 euro par mois, ses services audiovisuels au sein des offres triple play, suivi depuis par SFR.

Cette taxe, en gonflant les recettes du CNC, a sans aucun doute favorisé l’augmentation du nombre de films produits en France ou de coproductions bénéficiant d’un soutien du CNC. En dix ans, le nombre de films aidés est passé de 204 à 272, 49 des 56 films sélectionnés au Festival de Cannes en 2012 avaient bénéficié d’une aide du CNC. Remettre en question son soutien revient à pénaliser la production française et, au-delà, la production en Europe : la France coproduit en effet chaque année 120 films avec 38 pays différents.

Pourtant, c’est bien ce qu’envisage la direction de la fiscalité de la Commission européenne qui, après avoir lancé une enquête sur la TST, a finalement refusé le projet de nouvelle taxe présentée en septembre 2012 par le gouvernement à la Commission européenne. Cette nouvelle TST prévoyait, pour éviter le contournement du dispositif par Free et SFR, un prélèvement forfaitaire sur le coût de chaque abonnement fixe et mobile, interdisant de facto de séparer l’offre audiovisuelle de l’offre d’accès à Internet. Or la Commission européenne a refusé de valider cette nouvelle taxe au motif qu’elle est contraire à la directive Télécoms de 2002, obligeant le gouvernement français à proposer un nouveau dispositif en conformité avec le droit européen.

Au-delà du financement du cinéma par le CNC, la Commission européenne a également décidé de se pencher, par l’intermédiaire de la direction de la concurrence, sur les aides fiscales apportées aux films, notamment le crédit d’impôt cinéma. Lancé en 2001 et expirant fin 2012, ce dispositif européen permet aux sociétés de production de bénéficier d’un crédit d’impôt en contrepartie de l’engagement à tourner sur le sol de l’Etat leur accordant l’aide et d’y dépenser leur budget. En France, le crédit d’impôt, mis en place en 2004, permet ainsi de déduire 20 % du budget sur 80 % des coûts de production en échange d’un tournage sur le territoire national pour au moins 80 % du budget du film. L’aide est plafonnée à 1 million d’euros pour les productions françaises et s’élève jusqu’à 4 millions d’euros pour les productions internationales. Certains pays ont des seuils plus élevés, d’autres aucun seuil, quant à l’aide fiscale apportée afin de favoriser au maximum la localisation des tournages ( voir REM n°20, p.55). C’est sans doute la raison pour laquelle les députés français, en décembre 2012, ont voté un amendement portant à 4 millions d’euros l’avantage fiscal pour les productions françaises et à 10 millions d’euros celui dédié aux productions internationales.

Les résultats sont significatifs : en France, le nombre de jours de tournage est passé au-dessus de 5 000 jours depuis 2011 grâce notamment au crédit d’impôt, une aide fiscale ayant été accordée à 131 films français sur les 207 agréés par le CNC, pour un montant d’environ 50 millions d’euros cette même année. En matière de production européenne, les aides publiques françaises au cinéma accordées à des coproductions internationales ont représenté 400 millions d’euros en 2011, une progression de 50 % par rapport à 2002, 120 films ayant été soutenus contre 94 neuf ans plus tôt. Et la France ne fait pas partie des pays jouant la carte du dumping au crédit d’impôt, le dispositif étant bien plus avantageux en Hongrie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Irlande, en Belgique ou encore au Canada. Toutefois, afin de « s’assurer que les exceptions aux principes fondamentaux du marché unique soient proportionnels à l’objectif recherché », selon les termes d’Antoine Colombani, porte-parole du commissaire européen à la concurrence, Joaquim Almunia, la Commission européenne envisage d’appliquer une stricte proportionnalité entre l’aide publique accordée et l’obligation de tournage sur le territoire national. Si l’aide porte sur 20 % du budget du film par exemple, un Etat pourra exiger que les dépenses de tournage réalisées sur son territoire soient équivalentes à 20 % du budget du film, et non à 80 % comme c’est le cas aujourd’hui. L’aide publique n’a plus dans ce cas d’effet de levier et la proportionnalité risque de conduire à une multiplication des aides pour chaque film dès lors que la production pourra être répartie entre différents territoires. Une telle pratique menacerait le cinéma en Europe en fragilisant les pays ayant investi sur leur tissu industriel et en favorisant les délocalisations. Par exemple, un film d’animation français pourrait bénéficier d’un crédit d’impôt d’un million d’euros tout en délocalisant en Chine l’animation 3D de ses personnages à condition de justifier d’une dépense d’au moins un million d’euros sur le territoire national. Autant dire que la France, mais également l’Allemagne, la Belgique et de nombreux pays européens, s’opposent fermement à une telle éventualité, le texte étant encore en négociation. Le risque est également de transformer chaque pays européen en guichet potentiel pour une aide fiscale, qui perdrait dans ce cas son intérêt économique.

Le financement du cinéma français fait également l’objet d’interrogations au niveau national. Saisie par le Sénat fin 2011, la Cour des comptes a présenté son rapport sur les modalités de financement du CNC le 3 octobre 2012 et a soulevé la question de l’adéquation de ses ressources aux besoins de financement du cinéma. C’est le rendement de la TST qui soulève des interrogations, celle-ci ayant permis au CNC d’accumuler une trésorerie de 820 millions d’euros fin 2011, ce qui avait conduit l’institution à reverser 20 millions d’euros à l’Etat. Le rendement de la TST est tel qu’il conduit en effet le CNC à disposer de recettes sans commune mesure avec les missions qui lui ont été historiquement confiées, les recettes du CNC étant passées de 500 millions d’euros en moyenne entre 2000 et 2010 à 806 millions en 2011. Le CNC a donc élargi son soutien au cinéma, ce qui a permis en 2011 de produire 207 films d’initiative française, 272 films en tout en incluant les coproductions européennes, et de soutenir la fréquentation des salles qui, avec 215 millions de spectateurs, a atteint son plus haut niveau jamais connu depuis 1996. S’ajoutent à cela les dépenses engagées pour l’aide à la numérisation des salles, qui parvient à son terme, ainsi que l’aide à la production audiovisuelle. Sur ce point, la Cour des comptes pointe des audiences insuffisantes pour certaines fictions françaises et remet en cause l’efficacité du dispositif d’aides. Il faudrait donc, de son point de vue, repenser le système et aligner le financement sur les besoins du secteur et non sur le rendement des taxes, non corrélé aux besoins réels, et qui témoigne plus du dynamisme des offres triple play en France, premières contributrices à la TST.

A l’occasion de la publication des chiffres du cinéma français en 2012 par le CNC, le constat de la nécessité du soutien a été réaffirmé. Malgré une baisse de la fréquentation des salles de 5,9 % par rapport à 2011, l’année 2012, qui n’a pas bénéficié d’un succès comparable à celui des Intouchables en 2011, reste une bonne année, avec 217 millions d’entrées, un chiffre supérieur à la moyenne des dix dernières années. Le nombre d’entrées pour les films français est en baisse de 7,7 %, avec 82 millions d’entrées, ainsi que celui des films américains, en baisse de 7 % avec 92,5 millions d’entrées. Sans un soutien au cinéma français, la domination américaine serait sans aucun doute plus importante : l’un des plus gros budgets du cinéma français en 2012, Astérix, avec 60 millions d’euros, n’enregistre que 3,7 millions d’entrées, quand les films américains occupent les premières places grâce à des budgets gigantesques, Skyfall en tête du box- office en France, avec 6,7 millions d’entrées, pour un budget de 200 millions de dollars, ou encore Avengers de Disney (voir infra), avec 4,3 millions d’entrées, pour un budget de 220 millions de dollars.

 Sources :

  • « Le cinéma, premier dossier chaud d’Aurélie Filipetti », Paule Gonzalès, Le Figaro, 21 juin 2012.
  • « Les finances du CNC de nouveau dans la ligne de mire du gouvernement », Grégoire Poussielgue, Lucie Robequain, Alexandre Counis, Les Echos, 21 août 2012.
  • « Vers une nouvelle taxe pour financer le CNC », G. de C., G. P., S. G., Les Echos, 26 septembre 2012.
  • « La Cour des comptes appelle le CNC à revoir son modèle », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 4 octobre 2012.
  • « Le cinéma français attaque Bruxelles pour défendre l’exception culturelle », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 22 octobre 2012.
  • « Exception culturelle : la France bataille contre Bruxelles sur les aides au cinéma », Renaud Honoré, Les Echos, 23 novembre 2012.
  • « Cinéma : la France et l’Allemagne jouent l’alliance », Grégoire Poussielgue et Thibault Madelin, Les Echos, 3 décembre 2012.
  • « Les aides au cinéma menacées par l’Europe », Paule Gonzalès, Le Figaro, 3 décembre 2012.
  • « Les députés dopent le crédit d’impôt pour les tournages de cinéma », Etienne Lefebvre, Les Echos, 10 décembre 2012.
  • « Les Français sont moins allés au cinéma l’an passé », Sandrine Cassini, latribune.fr, 3 janvier 2013.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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