Les 3W contre les 5W : les lois de la Toile contre celles du journalisme ?

Les médias « historiques » seraient-ils dépassés par les médias « sociaux » ? Subjugués, subvertis ou submergés par les breaking news, vraies ou fausses, des pages Facebook et des comptes Twitter ? Plusieurs événements, en avril 2013, ont ouvert un nouveau front dans la bataille entre les anciens et les modernes, sur ce terrain qu’on croyait alors parfaitement balisé de l’information. Le 17 avril, plusieurs chaînes américaines d’information espéraient doubler les médias numériques en annonçant par erreur l’arrestation d’un suspect pour l’attentat de Boston, ce qui inversa à la hausse la courbe de leur audience. Quelques jours plus tard, le 23 avril, l’indice Dow Jones plongeait de plus de 130 points, dix-sept secondes seulement après que Associated Press, victime de hackers, publia un tweet, aussitôt démenti par l’agence, ainsi libellé : « Deux explosions à la Maison-Blanche, Obama blessé ». Quelques jours auparavant, le quotidien français Libération, fasciné comme d’autres par les révélations récentes de Mediapart sur le compte suisse de Jérôme Cahuzac, relayait une rumeur sans fondement sur un compte détenu par Laurent Fabius dans une banque de Genève, afin sans doute de doubler de vitesse l’annonce faite par le site d’Edwy Plenel d’un « scandale républicain à venir ».

A l’ère du numérique, la vitesse primerait donc l’indispensable vérification, comme il y a cinquante ans, à l’époque de la télévision naissante, quand les images étaient accusées de l’emporter sur les écrits, annonçant le triomphe de l’émotion sur la raison. Rien de nouveau par conséquent sous le soleil : les pires menaces semblent toujours planer sur l’information, dès qu’un nouveau média surgit, coupable de transgresser les lois les plus sacrées de ses illustres prédécesseurs qu’il a l’impudence de concurrencer, voire de détrôner.

En 2013, nous ne sommes pourtant ni en 1850, ni même en 1960. Certes, l’arrivée des réseaux sociaux sur Internet nourrit souvent aujourd’hui ce même espoir qui inspirait Hegel, thuriféraire en 1830 des premiers quotidiens sortis des rotatives pour la première fois par millions d’exemplaires : « Le journal est la prière laïque de l’homme moderne ». Ne rêve-t-on pas, aujourd’hui, de combler davantage encore le fossé entre les gouvernants et les gouvernés, ou plutôt entre les institutions et les citoyens, grâce à la conversation ininterrompue et foisonnante des internautes, infiniment plus libre assurément et beaucoup plus « virale », si l’on ose l’expression anachronique, que ne pouvait l’être celle des cercles restreints symbolisés par les salons bourgeois du XIXe siècle ou les cafés du commerce du XXe ?

Ne rapprochons pas pour autant l’époque actuelle, impressionnée par les outils numériques, de celle qui inventait, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, l’information moderne, ses enjeux et ses disciplines, faisant du journalisme non seulement un métier, avec son savoir-faire, mais également une profession, légitimée par sa déontologie et son sens des responsabilités , contrepartie nécessaire de la liberté qui lui est déléguée, et plus encore une vocation, au service du bien commun et des valeurs qui le transcendent. Les premières décennies du XXIe siècle seraient plutôt l’image inversée de la fin du XIXe : rêvant d’une communication « horizontale » moins codifiée, moins conformiste, plus contestataire et finalement plus libre, triomphant enfin d’une communication « verticale » descendue des sommets de toutes les hiérarchies de la société. Bien plus : d’une démocratie où tous auraient droit enfin à la liberté d’informer comme à la liberté d’être informé, d’une société sans journalistes par conséquent, longtemps coupables d’une trop grande connivence avec tous ceux vis-à-vis desquels ils auraient dû garder leurs distances.

2010-2013 ne ressemble pas davantage à 1960- 1970, lorsque la télévision mettait un terme définitif au monopole des journaux sur l’information, au magistère qu’ils avaient conquis, depuis plus d’un siècle, sur la formation des opinions, sur la marche des idées et sur le cours de la vie publique. A l’époque, la télévision fut accusée, comme aujourd’hui les outils numériques, notamment les réseaux sociaux, de mettre en péril l’information et le journalisme dont la presse, patiemment, depuis plus d’un siècle, avait fait l’autre pilier des démocraties modernes, à l’égal du Parlement. La presse – entendons les journaux imprimés –, se voulaient alors la terre d’élection de l’information et du journalisme, à jamais, parce qu’ils avaient été leur pays natal, par un heureux concours de circonstances. La rhétorique se heurtait à la réalité : avec la radio et la télévision, tout au long des années 1960- 1970, l’information découvrait de nouveaux eldorados, cette même information d’actualité qui assignait leur mission aux journalistes entre 1830 et 1870 : dire à leurs concitoyens « ce qui se passe », ce qui vient de se passer et, le cas échéant, ce qui va se passer ; ou bien, si l’on préfère l’heureuse expression d’Albert Camus, « écrire l’histoire au présent ». Rien à voir par conséquent avec les services offerts aujourd’hui par la Toile, qui ouvre des sites d’information respectueux des règles sacro-saintes du journalisme, les 5W – Who, When, What, Where, Why -, en même temps qu’elle charrie des ragots, des incantations ou des diffamations qui polluent ou étouffent le débat public plutôt que de lui ouvrir de nouveaux espaces.

Nous ne sommes aujourd’hui ni en 1960, ni en 1850, pour cette simple raison qu’Internet n’est pas un média mais un méta-média, un réseau qui convoie tous les médias, sans exception aucune, depuis le téléphone jusqu’aux sites web en passant par la radio et la télévision. Et que ce réseau, combiné avec le langage de l’information, le numérique, donne naissance à une multitude d’outils qui, plutôt que de s’ajouter aux médias « traditionnels », agissent sur eux comme de véritables accélérateurs de particules. Les blogs, les messageries, les sites d’échange et les réseaux sociaux, au même titre que les sites « compagnons », qui accompagnent désormais tous ceux, anonymes, personnalités ou institutions, soucieux de s’exprimer publiquement, sont tour à tour les outils de communications privées et de communications publiques plus ou moins étendues. Ils s’apparentent à ce titre au téléphone en même temps qu’ils élargissent l’espace public à l’intérieur duquel s’exprime la société civile.

Ne commettons pas aujourd’hui l’erreur de considérer les outils numériques avec le même regard qui permettait d’observer, en 1975, l’entrée de la télévision dans une ère d’abondance, grâce aux câbles et aux satellites ; ou bien, en 1980, quand l’alliance entre l’informatique et les télécommunications préfigurait, grâce au minitel, les services télématiques bientôt magnifiés et transfigurés par Internet à l’échelle mondiale. Ainsi les réseaux sociaux ne sont-ils ni les concurrents, ni les compléments des médias historiques, comme le font accroire les discours alternativement lénifiants et alarmistes : pour les médias imprimés ou audiovisuels traditionnels, le numérique est en réalité à la fois leur sauveteur et leur sauveur. Il est pour les journaux, comme pour la radio et la télévision un sauveteur : il agit à la façon d’un secouriste, permettant à chacun de s’enrichir, de trouver un prolongement, d’être accessible non pas seulement en direct, mais également en différé, de n’importe où, n’importe quand, et depuis n’importe quel terminal numérique connecté à Internet, en combinant à bon escient, en version multimédia les langages depuis toujours opposés de l’écrit, de limage et du son. Le numérique agit aussi auprès de ces médias déjà anciens comme un sauveur, un libérateur : en s’évadant des médias où ils sont nés, les contenus ont droit à d’autres vies, sur d’autres supports ou d’autres vecteurs. Loin d’être le fossoyeur des médias qui l’ont précédé, il joue un rôle d’adjuvant et de catalyseur auprès d’eux ou, mieux encore, de reproducteur et de multiplicateur de leurs œuvres, de celles au moins qui sont les plus remarquées ou les plus remarquables.

Là réside sans doute le principal effet, pour l’heure, de la numérisation des « contenus » des médias : dans cette évasion ou, pour le dire autrement, dans ce désenclavement comparable à l’essor de la télé- vision, après 1975, lorsque HBO, la première chaîne cryptée à péage, dédiée au cinéma, brisa pour la première fois le carcan des ondes hertziennes, ouvrant la voie, grâce à l’alliance des câbles et du satellite, à une floraison de chaînes de complément, thématiques ou « ciblées » plutôt que généralistes.

Trop souvent frileux, aujourd’hui encore, les médias et leurs différents responsables saisiront-ils demain cette chance qui leur est offerte d’un véritable désenclavement, d’une possible démultiplication, afin de se réinventer, pour se réenchanter, en se donnant de nouvelles destinations, pour proposer à leurs destinataires des nouveaux usages ? Le meilleur moyen de prédire l’avenir n’est-il pas pourtant de l’« inventer », comme l’affirmait Steve Jobs, disparu en 2011, empruntant l’adage à Peter Drücker, l’un des maîtres du management moderne ?

Jamais, en l’occurrence, les médias d’information, qu’il s’agisse des journaux, des radios ou des télévisions, n’ont été aussi nombreux, aussi divers, ni surtout aussi performants. Jamais la demande n’a pu être aussi aisément satisfaite pour une information permanente, enrichie, personnalisée et « multimédia », combinant harmonieusement sans les opposer les textes et les images sonorisées. Et les attentes d’information, de la part de chacun, n’ont jamais progressé à ce point, plus vite encore sans doute que les moyens pour les satisfaire. Les exigences à l’égard de l’information demeurent néanmoins inchangées : pour que les faits et les évènements de l’actualité soient rapportés avec véracité, qu’ils soient analysés ou interprétés avec autant de rigueur que possible et qu’ils soient, le cas échéant, commentés avec une absolue sincérité, sans esprit partisan, sauf à l’avouer manifestement. Les médias sont ainsi mis en demeure de s’interroger sur leurs finalités. De quelles fins sont-ils les moyens ? Les moyens nouveaux dont ils disposent ne justifient-ils pas d’autres fins, alors que le numérique change tout à la fois leurs modes de production, de distribution, de promotion de fréquentation et, du même coup, leurs modèles économiques ?

Qu’est-ce, en l’occurrence, que l’information d’actualité, ses contours, ses contenus ? Que recouvre en effet cette « information » à laquelle songeait Hegel et, à sa suite, Zola et Sauvy, celle qui était censée faire de chacun un citoyen, capable enfin de se « faire » une opinion sur les sujets de préoccupation communs à tous les membres de la Cité à laquelle il appartient ? S’agit-il des faits de l’actualité la plus chaude, les hot-news du jour ? Ce qui est alors offert, sous forme d’inventaire à la Prévert sur l’actualité, par les journaux gratuits, les journaux télévisés du soir, ou même les portables multimédias, pareillement à ce que prétendent offrir les quotidiens imprimés nationaux ou régionaux. S’agit-il de l’analyse ou de l’interprétation d’un fait de l’actualité érigé en événement ? De l’approfondissement d’une question dans un domaine particulier d’activités ? Il vaudrait mieux dans ces conditions s’adresser à d’autres médias plutôt qu’à des journaux quotidiens généralistes : Les Echos ou La Tribune, le WSJ ou Courrier International, les revues spécialisées ou les lettres confidentielles. Comme média, le quotidien d’information « générale et politique » ne pourra plus, demain, prétendre tout faire, à moins d’être gratuit, comme 20 Minutes ou Métro : s’il veut survivre, il devra se distinguer des autres, se trouver une place et un rôle, moins hégémonique, ce dont l’information et ses professionnels ne devraient pas avoir à souffrir.

Ce que désigne cette interrogation, c’est l’urgente nécessité, pour tous les médias, d’opérer la meilleure adéquation possible des fins et des moyens. Le basculement des médias dans le numérique change sans nul doute les règles du jeu, mais non les enjeux. C’est un basculement qui met désormais en demeure chaque média de retrouver une raison d’être, une légitimité, une finalité, une utilité : chacun des « contenus » proposés par un média, quel qu’il soit, pourrait ainsi mieux répondre aux attentes toujours plus exigeantes des uns et des autres. Tout reste donc à réinventer : afin de rendre possible ce qui est souhaitable, les entrepreneurs des médias devront être à la fois avisés, ingénieux et imaginatifs.

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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