Al Jazeera aux Etats-Unis : un pari risqué

Lancé le 20 août 2013 sur le câble, en remplacement de Current TV que le groupe Al Jazeera avait acheté à son fondateur, l’ancien vice-président démocrate Al Gore, la chaîne Al Jazeera America – AJAM – est très loin d’avoir gagné son pari, pour ne pas dire qu’elle l’a déjà perdu, au moins si l’on considère ses seuls résultats d’audience.

Au lendemain de ce lancement, à peine 22 000 foyers affirmaient l’avoir regardée la veille, sur les 45 millions susceptibles de la recevoir par le câble. Depuis, la chaîne a connu son record d’audience, avec 54 000 téléspectateurs, à l’occasion de la diffusion d’une émission financière, Real Money With… Ali Velshi, une star débauchée de CNN. L’autre succès d’audience de ces dernières semaines, avec quelque 34 000 téléspectateurs, est dû à un autre transfuge de CNN, Joie Chen, à la faveur de son America Tonight, un talk-show qui rappelle les grandes chaînes d’outre-Atlantique. La chaîne qatarie, dont l’ambition était de devenir « une chaîne américaine pour les Américains », est encore très loin derrière les trois grandes chaînes américaines d’information en continu : de Fox News, avec son 1,2 million de téléspectateurs en moyenne chaque jour, CNN, qui frôle les 500 000 et MSNBC, avec plus de 360 000 téléspectateurs en moyenne quotidiennement, selon le cabinet Nielsen.

Partie à la conquête des Etats-Unis, Al Jazeera ne cachait pas ses ambitions. Le groupe de Doha voulait combler un vide, critiquant au passage les chaînes qu’elle voulait concurrencer sur leur propre terrain. Joie Chen, venue de CNN et de CBS, affirmait d’entrée de jeu : « Nous voulons raconter les histoires qui ne sont pas suffisamment couvertes, nous voulons parler aux communautés qui ne sont pas assez suivies ». Estimant que les chaînes américaines d’information étaient « politisées » et qu’elles cédaient trop facilement à l’infotainment, le directeur d’AJAM, le Saoudien Ehab Al Shihabi, entend « gagner le cœur et l’esprit » des Américains, avec des sujets qui les préoccupent. Ainsi, quelques jours seulement après son lancement, la chaîne diffusait des reportages sur la grève des employés dans les restaurants fast-food, sur l’alcoolisme au sein d’une réserve indienne et sur la Nouvelle-Orléans, huit ans après l’ouragan Katrina. Son credo : un journalisme « basé sur les faits, objectif, en profondeur ».

Le groupe Al Jazeera a du reste donné à ces ambitions les moyens, et plus qu’il n’en fallait, pour les servir : 12 bureaux dans les plus grandes villes du continent nord-américain, dont bien sûr Washington ; l’embauche de près de 900 personnes, parmi lesquelles des journalistes célèbres venus des grandes chaînes concurrentes, à l’exception de Fox News, très officiellement conservatrice : John Seigenthaler, de NBC, David Shuster, de MSNBC, ou encore Joie Chen et Ali Velshi, de CNN. Pour une entreprise, quelle qu’elle soit, la seule chance d’être « globale » passe par une présence significative sur le marché américain, ce qu’ont bien compris les stratèges de Doha.

Ni les moyens déployés, ni même les déclarations d’intention, si importants soient ceux-là, et si séduisantes celles-ci, ne garantissent le succès. Nul ne s’en plaindra. Certes, la chaîne qatarie s’est heurtée au refus, à la dernière minute, du groupe de télécommunications AT&T, de reprendre son signal dans le bouquet de chaînes qu’il propose à ses abonnés. Aussi longtemps que le différend entre les chaînes et le câblo-opérateur n’aura pas été tranché par la justice, AJAM ne sera guère accessible dans plus de 45 millions de foyers, contre plus de 100 millions pour ses rivales, Fox News, CNN et MSNBC.

Aux Etats-Unis, la chaîne Al Jazeera souffre à l’évidence d’un handicap : sa réputation auprès d’une grande majorité des citoyens américains qui l’associe aux vidéos d’Oussama Ben Laden diffusées au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, ainsi qu’à son esprit partisan dans la présentation qu’elle donne des conflits au Proche et Moyen-Orient. Peut-elle en effet, pour se défendre de tout parti pris, invoquer comme ses dirigeants le font sans jamais se lasser, le « modèle de la BBC » ? La chaîne est pourtant la seule capable de surmonter ce handicap, auprès de ces 75 % d’Américains interrogés récemment, n’ayant jamais regardé les programmes de la chaîne, et qui en ont pourtant une image « négative ».

Al Jazeera est assurément la seule capable de vaincre ce soupçon de partialité, de surmonter ce handicap qui remonte aux premiers jours de sa notoriété internationale. Le veut-elle vraiment ? Veut-elle vraiment gagner la bataille de cette impartialité qu’elle reproche à ses concurrentes de n’avoir jamais livrée ? Et, si elle le voulait, le pourrait-elle sans déplaire à ceux qui l’ont créée ?

Professeur émérite de science politique à l’université Paris 2

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