Le 5 août 2013, Jeff Bezos, champion du commerce en ligne, est devenu le propriétaire du principal quotidien de la capitale fédérale américaine. Cet « événement », ainsi que l’annonce, à quelques jours d’intervalle, de la revente de deux autres titres, s’inscrit dans le contexte de crise économique de la presse américaine (voir REM n°26-27, p.34).
Le 3 août 2013, le groupe New York Times vendait le quotidien Boston Globe, ainsi que le journal local The Worcester Telegram & Gazette, au principal actionnaire du club de baseball Red Sox, John Henry. Vendu pour un dollar symbolique en 2010 par le groupe The Washington Post au milliardaire de la hi-fi Sidney Harman, Newsweek sera fusionné la même année avec le site d’information The Daily Beast du groupe IAC (appartenant au « mogul » Barry Diller) – lequel prendra le contrôle de la coentreprise Newsweek-Daily Beast en 2012 – et converti au tout-numérique au 1er janvier 2013. L’hebdomadaire est finalement revendu, lui aussi, le 3 août 2013 au groupe de médias en ligne IBT Media (International Business Times, Medical Daily, Latin Times et iDigitalTimes) totalisant 30 millions de visiteurs uniques par mois.
Au beau milieu de la période estivale, le changement de mains du Washington Post, passant de l’une des dernières dynasties dirigeantes de la presse américaine à un entrepreneur milliardaire issu du monde numérique apparaît comme un augure. Bon ou mauvais ?
Fondé en 1877, ayant changé maintes fois de propriétaire, le quotidien de la capitale fédérale américaine appartenait depuis 1933 à la famille Graham. Journal dit « d’investigation », parmi les plus influents, il a notamment été rendu célèbre grâce à l’enquête menée par deux de ses journalistes, Carl Bernstein et Bob Woodward, qui permit de révéler le scandale du Watergate en 1974, entraînant la démission du président Richard Nixon. En juin 2013, le Washington Post relayait, aux côtés de son homologue britannique The Guardian, l’existence de programmes de surveillance des communications électroniques dirigés par les services secrets américains. La diffusion du Washington Post excédait encore les 800 000 exemplaires par jour au début des années 1990, avant l’avènement de l’internet. Doté d’une rédaction de plus de 600 journalistes et de nombreux bureaux à l’étranger, le quotidien aux 47 prix Pulitzer vendait, début 2013, moins de 480 000 exemplaires par jour, en semaine. Des investissements importants dans le numérique n’ont pas suffi à compenser la chute de ses revenus de vente et de publicité. Le titre réalise un chiffre d’affaires en baisse, de 801 millions de dollars en 2008 à 582 millions en 2012, et totalise 75 millions de dollars de déficit pour 2011 et 2012. A la suite de la cession de son activité de presse quotidienne, la Washington Post Company changera de nom, restera cotée en Bourse (sa capitalisation dépasse 4 milliards de dollars) et conservera ses filiales Kaplan Inc. (écoles anglophones), Post-Newsweek Stations (radios et télévisions locales), Cable One (câblo-opérateur), ainsi que les titres de presse en ligne Slate, The Root et la revue Foreign Policy.
Fondateur de la librairie en ligne Amazon, Jeff Bezos occupe la 19e place au classement des plus grandes fortunes de la planète établi par le magazine Forbes. Devenu la première plate-forme de commerce électronique au monde (livres, musique, DVD, jeux vidéo, high-tech, électroménager, habillement, ameublement, bricolage, accessoires auto moto, épicerie, œuvres d’art…), avec près de 210 millions de clients, le pure-player Amazon a réalisé un chiffre d’affaires de 61 milliards de dollars en 2012 (46 milliards d’euros) et a engrangé plus de 600 millions de recettes publicitaires. Sa capitalisation boursière est égale à 137 milliards de dollars. Son propriétaire a dépensé 1 % de sa fortune personnelle, estimée à 25 milliards de dollars (19 milliards d’euros), pour racheter le célèbre quotidien de Washington, le site washingtonpost.com (18,8 millions de visiteurs uniques) et plusieurs titres régionaux (Southern Maryland Newspapers, The Gazette, Fairfax County Times, le journal gratuit Express et le journal hispanophone El Tiempo Latino). Alors que les start-up du Net se négocient pour des montants dépassant le milliard de dollars, les fleurons de la presse imprimée américaine s’évaluent, au mieux, en centaines de millions : 250 millions de dollars (190 millions d’euros) pour le Washington Post contre certainement 2 milliards il y a dix ans ; 70 millions de dollars (53 millions d’euros) pour le Boston Globe repris en août 2013 par John Henry, principal actionnaire du club de baseball Red Sox et du club de football de Liverpool, soit à peine 10 % de la somme déboursée (1,1 milliard de dollars ou 820 millions d’euros) en 1993 par le New York Times pour acquérir le principal quotidien du Massachusetts.
Sur la demi-douzaine de repreneurs potentiels, la famille Graham entend donner « un espoir de succès beaucoup plus grand », en confiant l’avenir du titre à Jeff Bezos, entrepreneur milliardaire de la cyberéconomie. Le PDG d’Amazon, qui investit en l’occurrence à titre personnel, s’est engagé à respecter les valeurs du journal et à conserver son équipe éditoriale. Un pure player avalant un fleuron de la presse imprimée constitue cependant un événement largement commenté au sein de la médiasphère. Les plus pessimistes y voient un « séisme », le début de la fin pour la presse traditionnelle, tandis que les plus optimistes parlent de sauvetage et d’opportunité nouvelle. Rassurant les salariés du journal, Jeff Bezos a indiqué qu’il ne dirigera pas le Washington Post au jour le jour. Il a assuré dans le même temps que le journal resterait au service de ses lecteurs, insistant sur la nécessité d’inventer, et donc d’expérimenter, promettant même « un nouvel âge d’or ». Ce nouveau patron de presse, qui prévoyait l’année dernière la mort des journaux imprimés dans une vingtaine d’années, dispose assurément d’argent, et donc de temps, pour inventer le nouveau modèle économique de la production et de la distribution de l’information.
Pionnier de la vente en ligne, communiquant peu, Jeff Bezos applique une politique drastique de compression des coûts dans ses nombreux entrepôts d’expédition, les conditions de travail et la précarité y étant continuellement dénoncées. Il sait également attendre pour gagner des parts de marché, notamment en accordant de forts rabais sur le prix des livres aux Etats-Unis et en subventionnant sa liseuse Kindle vendue à un prix défiant la concurrence (voir REM n°22-23, p.49). Lancé en juillet 1995, Amazon ne réalisera ses premiers bénéfices qu’en 2003. Malgré une croissance fulgurante de son chiffre d’affaires, le groupe, qui investit sans cesse dans son développement, est déficitaire au deuxième trimestre 2013, comme il l’était en 2012. Innovant dans le domaine du marketing, Amazon doit aussi son succès à la généralisation de sa technique brevetée de la recommandation effectuée par des algorithmes : elle permet d’orienter automatiquement les consommateurs dans leurs achats à partir des pages qu’ils ont consultées ou des produits qu’ils ont déjà achetés sur le site d’e-commerce. Au reste, la réussite d’Amazon se chiffre en nombre de commerces de détail, petits et gros, asphyxiés par son expansion. Enfin, la vision à long terme et futuriste de Jeff Bezos s’illustre au regard de la société Blue Origin qu’il a fondée, en 2000, pour construire une navette spatiale ou encore par son soutien financier au projet de The clock of the long now, horloge qui sonnera les siècles pendant 10 000 ans. « Etre un pionnier implique d’être incompris pendant un certain temps », explique-t-il.
Créant la surprise générale, y compris auprès des journalistes du Washington Post, l’annonce de cette vente ouvre sans aucun doute une nouvelle ère pour la presse écrite, annonçant notamment d’autres rapprochements entre l’ancien et le nouveau monde des médias. Les grands groupes internet – les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) –, « aspirateurs » de contenus de toutes sortes, disposent des moyens nécessaires pour reprendre des titres de presse en difficulté aux Etats-Unis comme ailleurs. Les interrogations sont nombreuses quant à l’avenir du quotidien imprimé de Washington, quant à l’utilisation de la « marque » et de son pouvoir d’influence. Aux côtés des livres, de la musique, des jeux et des films et séries distribués en ligne par Amazon, le Washington Post sera peut-être un contenu de plus accessible sur la tablette Kindle Fire, commercialisée désormais dans 170 pays, ou bien un produit d’appel pour vendre davantage encore de liseuses. Dans une interview au quotidien allemand Berliner Zeitung de novembre 2012, Jeff Bezos expliquait que « sur l’internet, les gens ne payent pas pour les informations et cela ne changera pas. Mais nous avons remarqué que les gens sont prêts à payer pour des abonnements aux journaux sur des tablettes ». Lors de sa première visite au journal, début septembre 2013, Jeff Bezos a suggéré de remettre au goût du jour le rituel de l’édition quotidienne en vendant « un bouquet d’informations » pour tablettes, au lieu de commercialiser les articles à l’unité. Editeur avec Amazon Publishing et tout récemment producteur de séries audiovisuelles pour son service par abonnement Amazon Prime, le fondateur d’Amazon fera-t-il du Washington Post un agrégateur d’informations, comme l’imagine l’analyste américain Ken Doctor du Nieman Journalism Lab ?
Être le patron du plus prestigieux journal de la capitale fédérale est aussi une mission qui n’est pas incompatible avec le développement du groupe Amazon et notamment l’expansion de sa filiale Amazon Web Services (AWS), acteur mondial de la nouvelle industrie de l’informatique en nuage, à laquelle des milliers d’entreprises, ainsi que des centaines d’institutions gouvernementales, comme la Nasa, confient le stockage de leurs données (voir REM n°24, p.15). Le 30 juillet 2013, quelques jours avant l’annonce du rachat du Washington Post par Jeff Bezos, le président des Etats-Unis Barack Obama, en visite au centre d’expédition d’Amazon à Chattanooga dans le Tennessee, a accordé un entretien exclusif à David Blum, directeur de la collection Kindle Singles (e-book au format court). Evoquant la situation de la presse américaine, Barack Obama déclarait : « Il existe de rares journaux qui gagnent de l’argent parce que ce sont des noms reconnus au niveau national, (mais aussi) des journalistes qui doivent se battre pour joindre les deux bouts, parfois comme pigistes, sans les mêmes avantages sociaux dont ils bénéficieraient dans un emploi stable pour un quotidien. […] Ce qui est vrai dans le journalisme est vrai dans le secteur manufacturier et dans le commerce : il faut reconnaître que l’on ne reviendra pas à la situation du passé ». Le texte de cette interview de quinze pages est distribué gratuitement aux clients de la plate-forme Kindle.
La revente de l’édition numérique de feu l’hebdomadaire imprimé Newsweek et l’échec de The Daily, quotidien exclusivement sur tablette du groupe News Corp. interrompu en décembre 2012, montrent que le passage en ligne devant donner naissance au journal du XXIe siècle ne garantit pas le succès. A l’annonce de la disparition de l’édition imprimée au profit d’une édition 100 % numérique de Newsweek, on pouvait lire sur le compte Twitter de l’hebdomadaire : « … Souvenez-vous de ceci : c’est une transition. Une page qui se tourne ».
Sources :
- « Obama parle de la crise de la presse lors d’une interview… à Amazon », Elise Delève, franceinfo.fr, 31 juillet 2013.
- « « Newsweek » racheté par IBT Media », avec AFP, lemonde.fr, 4 août 2013.
- « Le « New York Times » vend le « Boston Globe » 25 fois moins cher qu’il ne l’avait acheté », Sylvain Cypel, Le Monde, 6 août 2013.
- « Le patron d’Amazon décroche le « Post » », Lorraine Millot, Libération, 7 août 2013.
- « Le rachat du « Washington Post » par Jeff Bezos intrigue », Nicolas Rauline, Les Echos, 7 août 2013.
- « Un patron qui se moque des marges », Solveig Godeluck, Les Echos, 7 août 2013.
- « Le patron d’Amazon s’offre le « Washington Post » », Sylvain Cypel, Le Monde, 7 août 2013.
- « La vente du « Washington Post » à une star du Net crée un électrochoc » Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 7 août 2013.
- « Jeff Bezos : un milliardaire qui parie sur le long terme », Alexandre Debouté, Le Figaro, 7 août 2013.
- « Un savoir-faire technologique appliqué à la presse », Benjamin Ferran, Le Figaro, 7 août 2013.
- « Jeff Bezos met le « Washington Post » à l’heure du changement », Claude Leblanc, L’Opinion, 7 août 2013.
- « M. Arthur Sulzberger, propriétaire du « New York Times », affirme que le titre n’est pas à vendre », La Correspondance de la Presse, 9 août 2013.
- « Bezos arrive au « Post » avec son petit bouquet », Lorraine Millot, Libération, 9 septembre 2013.